LA DUALITE DE COMPETENCE EN MATIERE DE CONTENTIEUX FISCAL



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Transcription:

LA DUALITE DE COMPETENCE EN MATIERE DE CONTENTIEUX FISCAL Didier LECOMTE Docteur en droit, avocat Membre du CERAP Le contentieux de l assiette est partagé entre les deux ordres de juridictions civiles et administratives. Cette division des compétences n est pas isolée parmi les pays de l Union européenne mais reste peu répandue. Ainsi, par exemple, on retrouve cette division au Luxembourg. Dans la majorité des autres pays membres de l Union, cette division n existe pas (Espagne, Grèce) ou devant des juridictions spécialisées (Grande-Bretagne 1 ). Pour ce qui concerne la France, cette division est intervenue à la suite de la fusion des anciennes régies des contributions indirectes, des contributions directes et de l enregistrement en une Direction générale des impôts. Une loi du 27 décembre 1963 est intervenue afin d unifier ou d harmoniser les procédures, les délais et les pénalités fiscales. En revanche, concernant le contentieux fiscal, cette loi n a pas remis en cause ce partage traditionnel de compétence entre juridiction civile et juridiction administrative. Ce partage de compétence a, en France, une origine moins juridique que politique ou historique. Cette origine remonte à deux lois de l époque post révolutionnaire. 1 Les Etats-Unis connaissent aussi des juridictions spécialisées que sont les Tax Court et les US Court of Appeals. 67

La révolution française a eu notamment pour conséquence de supprimer les impôts indirects. Mais la période qui a suivi a contraint les gouvernants à rétablir ces impositions. Cependant, le rétablissement de ces impôts supposait que l on rassure les contribuables. C est que cette période marque un fort attachement au droit de propriété et un fort ressentiment à propos des droits indirects tels qu ils existaient sous l ancien régime, c est-à-dire sous la monarchie. Dès lors, le contentieux relatif aux droits d enregistrement fut confié aux tribunaux judiciaires, gardiens de la propriété et des libertés individuelles proclamées par la Déclaration des droits de l Homme et du citoyen de 1789. Les lois des 7 et 11 septembre 1790 ont ensuite attribué compétence aux juridictions judiciaires pour les contributions indirectes. Par la suite est intervenue la loi du 22 frimaire an VII (1799) prévoyant que les juridictions civiles seraient compétentes en matière d enregistrement et plus tard, pour tous les impôts indirects à l exception des taxes sur le chiffre d affaires. La loi du 28 pluviôse an VIII (1800) a créé le Conseil de préfecture, ancêtre des tribunaux administratifs, et lui a confié compétence en matière de contributions directes. Puis, les juridictions administratives se verront confier le contentieux relatif aux taxes sur le chiffre d affaires. Aujourd hui plus rien ne justifie une telle situation. Certains ont pu affirmer qu elle présentait encore un intérêt dans la mesure où le fait générateur de certaines impositions (et encore plus en matière de droits d enregistrement) et leurs modalités de liquidations dépendent de la nature juridique de situations relevant du droit privé que le juge judiciaire serait techniquement plus à même de qualifier et d interpréter 2. Cette position nous paraît discutable et relève peut-être davantage du procès d intention. En outre, le contentieux relatif aux impositions directes démontre que les juridictions administratives appréhendent parfaitement les situations de droit privé. De plus, cette difficulté, si elle existe, est aisément résolue par le biais des questions préjudicielles qui, faut-il le rappeler, est un passage obligé. 2 G. LATIL, Contentieux fiscal, Dossiers pratiques Francis Lefebvre, 2002, p. 267, n 1421. 68

Mais surtout, cette situation pose de grosses difficultés. En premier lieu, elle génère un contentieux qui lui est propre parce qu elle crée des conflits de compétence (I). En second lieu, elle crée des divergences d appréciation sur des situations rigoureusement identiques qui génèrent une insécurité juridique certaine (II). I- LES CONFLITS DE COMPETENCE Aujourd hui la situation en matière de compétence apparaît simple. Ainsi, les juridictions judiciaires sont compétentes pour connaître des contentieux relatifs aux droits d enregistrement, à la taxe de publicité foncière, aux droits de timbre, et aux contributions indirectes et taxes assimilées. Au contraire, les juridictions administratives sont compétentes pour les contentieux relatifs aux impôts directs, aux taxes sur le chiffre d affaires et taxes assimilées 3. Pourtant, en réalité, la répartition des compétences entre ces deux ordres de juridictions peut apparaître très difficile. En effet, il existe des impositions de toutes sortes, dont la nature est incertaine, et il n est pas toujours évident de déterminer la juridiction compétente. Par ailleurs, les textes ne précisent pas toujours, lorsqu ils créent un nouveau prélèvement, la juridiction qui aura à connaître du contentieux. Le problème principal tient au fait que la résolution des conflits de compétence est elle-même créatrice de contentieux avec les inconvénients qui leurs sont inhérents tel le temps. Enfin, la répartition en deux blocs de compétence évoquée si dessus et fondée sur la nature de l imposition n est pas tout à fait exacte. En effet, la jurisprudence fait aussi varier la compétence en 3 LPF art. L. 199 : «En matière d'impôts directs et de taxes sur le chiffre d'affaires ou de taxes assimilées, les décisions rendues par l'administration sur les réclamations contentieuses et qui ne donnent pas entière satisfaction aux intéressés peuvent être portées devant le tribunal administratif. Il en est de même pour les décisions intervenues en cas de contestation pour la fixation du montant des abonnements prévus à l'article 1700 du Code général des impôts pour les établissements soumis à l'impôt sur les spectacles. En matière de droits d'enregistrement, de taxe de publicité foncière, de droits de timbre, de contributions indirectes et de taxes assimilées à ces droits, taxes ou contributions, le tribunal compétent est le tribunal de grande instance. Les tribunaux de grande instance statuent en premier ressort. Un décret en Conseil d'etat fixe les modalités d'application». 69

fonction de la situation juridique du contribuable et créé par conséquent un troisième bloc de compétence. Ainsi, le Tribunal des conflits et le Conseil d Etat ont estimé que le tribunal de la procédure collective (tribunal de commerce ou tribunal de grande instance) était compétent pour connaître des contestations nées du redressement ou de la liquidation, même si les créances en question sont de nature fiscale et concernent un impôt dont le contentieux relève normalement de la compétence du juge administratif 4. Mais surtout, en matière de conflit de compétence, les règles de procédure sont compliquées et le résultat n est pas toujours satisfaisant. Trois types de juridictions peuvent en réalité régler les questions de conflits de compétence. Les juridictions judiciaires, les juridictions administratives et enfin, le tribunal des conflits et par conséquent, plusieurs situations doivent être distinguées. Première hypothèse, une juridiction d un des deux ordres peut, lorsqu elle est saisie, décliner sa compétence et prétendre que c est celle de l autre ordre qui est compétente. Si cette dernière, à son tour, décline sa compétence, s ouvre un conflit négatif et le tribunal des conflits tranchera. Deuxième hypothèse, une juridiction de l ordre judiciaire se déclare compétente sur une question qui relève d une autre juridiction (juridiction administrative ou constitutionnelle ou encore juridiction d un autre Etat). Dans ce cas, le Préfet, par l intermédiaire du ministère public, lui soumet un déclinatoire de compétence. Si la juridiction passe outre et se déclare compétente, c est le tribunal des conflits qui tranche ce conflit positif. Dans cette hypothèse, le tribunal des conflits est saisi par le Préfet au moyen d un arrêté de conflit motivé. On parle alors de conflit positif. 4 T. confl. 26 mai 2003, n 354, Chorro, Dr. Fiscal, n 51, comm. 930 ; CE 28 juillet 2004, n 260625, Diccico et Dumousseau, RJF 2004, n 1187. Voir aussi sur cette question, Dr. Fiscal, 2007, n 30-35, 792, p. 49 à propos du contentieux du recouvrement. 70

Les conflits positifs et négatifs sont tranchés par le tribunal des conflits. Le tribunal des conflits se réfère, en principe, à la nature du prélèvement 5 et lorsque celle-ci est incertaine, décide que le contentieux relève de la juridiction administrative au motif que ce prélèvement est compris dans le contentieux général des actes et des opérations de puissance publique 6. Ensuite, il peut arriver que les deux ordres de juridictions se déclarent compétents pour connaître d un contentieux portant sur un même prélèvement. Un décret du 25 juillet 1960 a prévu que, dans cette situation, le tribunal des conflits peut être saisi par le Conseil d Etat ou par la Cour de cassation. Mais cette situation n est pas totalement satisfaisante. Ceci parce qu elle suppose une période d insécurité relativement longue puisque seules les juridictions suprêmes sont susceptibles de saisir le tribunal des conflits. Enfin, il existe une autre situation à l occasion de laquelle le tribunal des conflits n intervient pas. Ainsi, une juridiction lorsqu elle est saisie d un contentieux relatif à un nouvel impôt peut décider qu elle n est pas compétente et celle de l autre ordre accepter cette compétence. Tel a été le cas pour l impôt de solidarité sur la fortune, le Conseil d Etat s est déclaré incompétent pour connaître de ce contentieux au motif que ce prélèvement était assis et perçu selon les mêmes règles que les droits de mutation dont le contentieux relève de ces mêmes juridictions. Or, le Conseil aurait pu rendre une décision toute différente s il s était fondé sur la nature du prélèvement et non sur les modalités d assiette et de perception. En effet, c est généralement sur ce critère relatif à la nature du prélèvement que se base le tribunal des conflits pour déterminer sa compétence 7. Concernant l ISF, il était parfaitement possible d envisager la compétence des juridictions administratives si l on retient la nature des prélèvements et que l on tient compte des dispositions de l article L. 199 du LPF. 5 6 7 T. confl. 10 juillet 1956, Bourgogne Bois, Lebon, p. 586. T. confl. 10 juillet 1956, Bourgogne Bois, Lebon, p. 586. Trib. Conf. 18 mars 1991, n 2636-2637, Banque Romande, RJF 6/91, n 854. 71

II- L INSECURITE JURIDIQUE RELATIVE A LA DUALITE DE COMPETENCE Outre les incertitudes engendrées par la période pendant laquelle on ne sait pas quel est l ordre de juridiction compétent, il est des situations plus regrettables encore, qui concernent l application et l interprétation de la règle de droit. Il existe en effet de nombreuses situations qui supposent une interprétation des textes. Mais, souvent ces textes ne sont envisagés que par rapport à une imposition donnée. Par conséquent, si l on fait application des règles de compétence, on aboutit à des situations où des textes identiques vont être interprétés de façons différentes selon qu ils concernent tel ou tel type de prélèvement. L exemple topique concerne le contrôle juridictionnel des opérations de vérification. Ce contentieux du contrôle fiscal est très important dans la mesure où il peut permettre au contribuable d obtenir la décharge d imposition parfaitement fondée mais établie dans des conditions irrégulières. Ce phénomène est amplifié par la circonstance que le contrôle fiscal est assorti de nombreuses règles qui constituent autant de garanties pour le contribuable et autant de limites au pouvoir d intervention de l administration fiscale. Si deux juridictions dont la jurisprudence ne peut être unifiée apprécient différemment les règles relatives aux procédures d imposition, on ne peut plus dresser qu un tableau très «art moderne» de la situation. Autrement dit, à la suite d un contrôle fiscal, un contribuable pourra obtenir la nullité d une procédure de contrôle et, par voie de conséquence, la décharge des impôts dont le contentieux revient à la juridiction administrative. En revanche, ce même contribuable devra acquitter les autres impositions parce que la juridiction judiciaire aura validé la même procédure (ou réciproquement). Plusieurs exemples permettent d illustrer cette situation. Par exemple, différents textes permettent à l administration fiscale de mettre en œuvre une procédure d imposition d office, étant précisé que ces dernières sont empruntes de modalités bien moins protectrices des intérêts du contribuable qu une procédure de redressement contradictoire. La question se pose donc de savoir si l administration peut mettre en œuvre une telle procédure lorsque aucun texte ne le 72

prévoit. La réponse dépend de l ordre de juridiction saisi. Ainsi, les juridictions administratives admettent la mise en place de procédure de taxation d office en dehors de toute autorisation légale 8. En fait, la juridiction administrative tend à considérer que tout défaut de déclaration justifie la mise en place d une procédure d imposition d office et que les textes prévoyant l application de celle-ci ne seraient que des exemples 9. A l inverse, le juge judiciaire estime que les procédures de taxation d office ne peuvent être mises en œuvre lorsque aucun texte ne le prévoit et par conséquent, dans ces hypothèses, seule une procédure contradictoire peut être mise en place 10. Autre exemple relatif au principe d indépendance des procédures, principe qui permet de valider une procédure d imposition fondée sur des documents obtenus à l occasion d une autre procédure, cette dernière étant irrégulière. Le juge administratif fait une application très stricte de ce principe et estime que les documents issus d une procédure irrégulière peuvent parfaitement être utilisés dans le cadre d une procédure d imposition fiscale 11. Au contraire, le juge judiciaire, et plus particulièrement le juge répressif, estime qu une procédure de contrôle ou de redressement irrégulière vicie les poursuites pour fraude fiscale qui lui font suite 12. A l heure actuelle, la juridiction judiciaire civile n a jamais à trancher ce type de difficultés et même si l on peut penser qu elle s alignera sur la position de la chambre criminelle, il ne peut s agir que de prospective 13. Autre exemple, encore, à propos de la saisine de la commission des impôts directs et des taxes sur le chiffre d affaires. La question 8 9 10 11 12 13 CE 7 ème et 9 ème sous-sections, 22 mars 1985, Société civile Eurolangue-vacances studieuses, 48.702 et 48-703 : Dr. fisc. 1985/42/1743, Conclusions O. Fouquet L. Ayrault, le Contrôle juridictionnel de la régularité de la procédure d imposition, L Harmattan 2004, p. 110, n 237 Cass. Com. 19 juin 1984, n 536 B Dr. Fisc. 1984/51, pp. 1558-1560. CE 8 ème et 9 ème sous-sections, 31 octobre 1979, n 13.840 et 13.841, RJF 79/12/705 ; CE 7 ème et 9 ème sous-sections 12 juillet 1989, n 53.083, RJF 89/10/1150 ; CE section 6 décembre 1995, Navon, n 90.914, Dr. Fisc. 96/7/203, concl G. Bachelier : «Les irrégularités qui affecteraient cette saisie sont sans incidence sur la régularité de la procédure d établissement des impositions qui ont été notifiées à M. Navon». Cass. 4 décembre 1978, JCP 1979, 19124, note G. Tixier et Y. Robert. Dans ce sens, L. Ayrault, op. cit., p. 256, n 550. 73

posée était de connaître le sort de la procédure d imposition alors que cette commission n a pas été saisie contrairement à la demande du contribuable. Il faut savoir que, sauf exceptions récentes, la commission n est compétente que pour les questions de fait et qu elle devient incompétente sur les questions de droit. Par conséquent, que se passe-t-il si le contribuable demande à l administration de saisir la commission et que celle-ci refuse de le faire au motif qu elle serait incompétente, la question relevant du droit et non du fait? Afin de répondre à cette question, le Conseil d Etat vérifie si la commission était effectivement compétente pour connaître de la question. Si oui, la procédure est annulée, si non, le moyen est rejeté 14. Au contraire, les juridictions judiciaires estiment que le seul refus de saisir la commission est, en lui-même, une atteinte aux droits et garanties du contribuable. Peu importe que la commission soit ou non compétente, le texte impose à l administration de saisir la commission si le contribuable en fait la demande. L administration n a, pas plus que le juge, le pouvoir de se prononcer sur la compétence de la commission en ses lieu et place 15. Pour terminer, à propos des sanctions fiscales, le droit fiscal français est organisé de façon à optimiser l efficacité de l administration fiscale mais aussi de façon à décourager toute velléité du contribuable à ne pas respecter ses obligations déclaratives. Pour ce faire, des sanctions peuvent être prononcées par l administration fiscale sans avoir à solliciter les juridictions répressives. Ainsi, des sanctions allant jusqu à 100 % de l impôt dû peuvent être prononcées par l administration fiscale. La question s est posée de la nature de ces sanctions par rapport à l article 6-1 de la Convention européenne des droits de l homme et du citoyen (CEDH) 16. Saisie de cette question, la 14 15 16 CE 1 er février 1995, Vaudable, 154.259, RJF 95/3/371 Cass. Com. 3 juin 1998, Sté La Reinette, n 1160, RJF 98/8-9/1045. CEDH, article 6 : «1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société 74

Cour européenne des droits de l homme (CEDH) a jugé que les majorations fiscales qui ne constituaient pas une réparation, constituaient une «accusation en matière pénale» et comme telle, étaient concernées par l article 6-1 de la Convention 17. Cependant, dès lors que l on admet que les amendes fiscales sont des sanctions pénales, se pose la question de savoir si le juge, conformément au principe de personnalisation des peines, peut moduler le montant. La Cour de cassation, même si elle a, depuis, revu sa position 18, s était reconnue un pouvoir d appréciation du principe et du montant de la sanction 19. Au contraire, le Conseil d Etat, s il reconnaît l application de l article 6-1 de la Convention, ne se reconnaît aucun pouvoir de modération même s il admet que l article 6-1 de la Convention s applique aux amendes fiscales 20. Rien ne nous paraît justifier cette insécurité institutionnalisée générée par cette dualité de compétence et par l impossibilité d unifier les jurisprudences des juridictions judiciaires et administratives. Par ailleurs, il convient encore de tenir compte des décisions prises par la Cour européenne des droits de l homme et la Cour de justice des communautés européennes dont les décisions éventuellement contradictoires ne peuvent être unifiées. 17 18 19 20 démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice...». CEDH 24 février 1994, Bendenoun c/france, RJF 4/94 n 623. Cass. Com 12 juillet 2004. Voir aussi sur ce point, T. Lambert ; L article 6 de la Convention EDH ; le revirement de la Cour de cassation, PA, 27 janvier 2005, n 19, p. 9 et s. Cass. Com. 29 avril 1997, RJF 6/97, n 641. CE avis section, 5 avril 1996, n 176.611, RJF 5/96, n 607. 75