La notion économique de prudence



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La notion économique de prudence Origine et développements récents David Crainich * Louis Eeckhoudt ** L introduction et la conceptualisation du terme «prudence» dans l analyse économique semblent devoir être attribuées à Kimball [990]. Depuis lors, la notion de prudence est rattachée aux choix d épargne de précaution, tandis que l aversion pour le risque est toujours perçue (comme il se doit) comme une préférence vis-àvis d une situation risquée. Dans le présent article, après avoir recensé des travaux autres que celui de Kimball, nous montrons que la prudence peut, elle aussi, être interprétée comme une préférence vis-à-vis du risque. Il en résulte que son association à une décision (celle d épargne) est un cas tout à fait particulier qui mérite d être étendu et généralisé. Nous montrons d ailleurs comment la notion peut s appliquer tout aussi naturellement aux choix d assurance. THE ECONOMIC NOTION OF PRUDENCE : ORIGIN AND RECENT DEVELOPMENTS The formal definition of the term «prudence» in economics is due to Kimball [990]. Since then the notion of prudence is linked to the choice of a level of precautionary saving while risk aversion remains perceived as a preference towards a risky situation. In this paper after a survey of other publications than that of Kimball we show that prudence can also be interpreted as a preference towards risk. We also show that prudence can be used to analyse insurance decisions as well as saving ones. Classification JEL : D8 *CRESGE-LABORES (URA 36), Université catholique de Lille, rue Norbert-Segard, B.P. 09, 5906 Lille Cedex. ** Facultés universitaires catholiques de Mons, Université catholique de Lille. Membre associé du CORE (Louvain). Cet article doit beaucoup à nos interactions avec plusieurs collègues dont H. Bleichrodt, M. Cohen, J. Drèze, C. Gollier, M. Kimball et H. Schlesinger. À différents stades de sa préparation, cet article a aussi bénéficié des commentaires et encouragements reçus lors de présentations à l Université de Lyon, à la Maison des sciences économiques, à la Wharton School, au Delta, au CORE et à l Université de Franche-Comté. En outre, les suggestions émises par deux lecteurs anonymes ont été fort utiles pour revoir la version initiale de ce texte. David Crainich a bénéficié du soutien financier de MERCK France dans le cadre de ses recherches post-doctorales. 0

Revue économique INTRODUCTION Peu de temps après que Arrow [965] et Pratt [964] eurent défini la notion économique d aversion pour le risque et l aient associée à une dérivée seconde négative de l utilité ( u < 0), Mossin [968] montrait que ce concept pouvait être utile dans l analyse des décisions d assurance. Par exemple, si celle-ci est offerte à un prix actuariel, la concavité de l utilité justifie une décision d assurance totale. À peu près à la même époque, Leland [968], Sandmo [970] et Drèze et Modigliani [97] observaient que contrairement à l intuition l aversion pour le risque ( u < 0) n était pas suffisante pour expliquer un autre comportement de protection vis-à-vis du risque, à savoir l épargne de précaution. Cette constatation était formalisée et étendue par Kimball [990] qui associait la notion de prudence ( u > 0) à l épargne de précaution. Ce bref rappel de développements aujourd hui bien connus autour de l aversion pour le risque et de la prudence met en évidence le traitement asymétrique des deux concepts. En effet, l aversion pour le risque a d abord été décrite comme une préférence (en termes de concavité de l utilité totale) pour être ensuite appliquée à des problèmes de choix (assurance, portefeuille ou production). Pour la prudence, l inverse s est produit : on est parti de l analyse d une décision (le niveau d épargne de précaution) pour déboucher sur une préférence exprimée par la convexité de l utilité marginale ( u > 0). Dans le présent article après avoir évoqué les différentes présentations de la notion de prudence qu on peut trouver dans la littérature, nous proposons un traitement uniformisé de ces différentes présentations et nous montrons les liens qu elles entretiennent avec l aversion pour le risque. Plus précisément, nous évoquons dans la section deux articles qui, contrairement à celui de Kimball, ont défini la prudence en termes de préférences. La section suivante est consacrée à une présentation uniformisée de ces différentes approches. Celle-ci nous permet en outre d illustrer le fait qu en dépit de leurs différences, les notions d aversion pour le risque et de prudence peuvent présenter certains traits communs. Dans la dernière section en adoptant à ce moment une approche basée sur les décisions, nous montrons que la prudence peut être liée non seulement à l épargne de précaution mais aussi notamment à des choix de couvertures d assurance. Une brève conclusion résume les résultats principaux. SECTION Comme annoncé plus haut, cette première section est consacrée à une synthèse de trois articles qui se sont intéressés à l interprétation du signe de la dérivée troisième de l utilité. Même si chronologiquement il ne fut pas le premier, l article de Kimball [990] est aujourd hui de loin le plus connu et le plus cité. Alors qu il contient une grande masse de résultats différents et intéressants, le message principal de 0

David Crainich, Louis Eeckhoudt l article de Kimball peut être résumé en considérant le problème suivant. Un individu qui vit deux périodes a une fonction d utilité intertemporelle additive par rapport à ses consommations présente ( c ) et future ( c ). Si cet individu connaît avec certitude tant son revenu courant ( y ) que son revenu futur ( y ) et si pour simplifier le taux d intérêt est nul tout comme le taux de préférence pure pour le présent, le problème d optimisation s écrit : Max c U = uc ( ) + uy ( c + y ) () Ce qui donne comme solution optimale : c * = y + y --------------- Si maintenant un bruit blanc ( ε avec E( ε ) = 0) est ajouté à y, on se trouve en présence du problème : Max U = uc ( c ) + E[ uy ( c + y + ε )] auquel on associe la condition de premier ordre : u ( c ) E[ u ( y c + y + ε )] = 0 () Le terme E[ u ] de l équation () peut se réécrire : E[ u ( y c + y + ε )] = u ( y c + y ψ) (3) où ψ est une somme sûre qui, retirée à y c + y, génère la même utilité marginale que la perspective aléatoire y c + y + ε. Bien entendu, la définition de ψ est parallèle à celle de la prime de risque d Arrow-Pratt ( π) avec une seule différence : alors que dans la définition de πon maintient constante l utilité totale, pour ψ on se concentre sur l utilité marginale. La similitude entre πet ψ est amplement utilisée dans l article de Kimball. À titre d exemple et dans notre problème simple, on peut réintégrer (3) dans () pour obtenir : u ( c ) u ( y c + y ψ) = 0 (4) De sorte que la consommation courante optimale ĉ est alors donnée par : y + y ψ ĉ = ------------------------- (5) Pour que le risque ε sur le revenu futur réduise la consommation courante et donc génère une épargne de précaution il faut que ψ soit positif. Or, par l inégalité de Jensen appliquée à (3) on sait que ceci se produit si u est convexe, c està-dire si u est positive. Un individu qui a une fonction d utilité dont la dérivée troisième est positive est qualifié de prudent. La justification de ce comportement se trouve dans sa décision de créer un stock d épargne de précaution face à un revenu futur incertain. Pour être complet, signalons que Kimball pousse l analogie avec la prime de risque un peu plus loin. Il montre en effet que l intensité absolue du motif de u précaution (ou de prudence) est mesurée par -----------, alors que celle de l aversion u u pour le risque est donnée par ----------. u 03

Revue économique Alors que la contribution de Kimball est aujourd hui la référence centrale pour la définition de la prudence, il est intéressant de signaler que deux articles, l un antérieur à celui de Kimball et l autre postérieur, ont justifié la convexité de l utilité marginale par une approche basée sur les préférences d un individu. Le premier article est celui de Menezes, Geiss et Tressler [980] qui n utilisent pas le terme de «prudence» inconnu à l époque et se réfèrent au concept de downside risk aversion. En évitant les détails techniques, on peut comprendre le message de leur contribution à partir d un exemple simple. Considérons deux loteries x et ỹ définies comme suit : 0 /4 x /4 4 y /4 6 /4 8 0 Il est facile de vérifier que ces deux loteries ont même espérance et même variance de sorte que tous les riscophobes avec une utilité quadratique sont indifférents entre x et ỹ. En outre, dans le groupe des riscophobes qui ne sont pas caractérisés par une utilité quadratique, certains riscophobes préféreront x à ỹ, tandis que d autres exprimeront la préférence inverse. En fait, c est le signe de la dérivée troisième de u qui permet de départager le groupe des riscophobes quant à la préférence relative vis-à-vis de x et de ỹ. En effet, MGT montrent que > u = 0 ỹ x. < Le lien avec la notion de downside risk aversion est établi en observant comment la loterie ỹ est générée à partir de la loterie x. On note en effet que les deux plus mauvais résultats de x («0» et «4») qui ont chacun une probabilité de survenance ¼ sont remplacés en ỹ par le résultat auquel est affectée une probabilité de ½. On a donc opéré sur les deux plus mauvais résultats de x une contraction à moyenne constante (CMC) pour obtenir le moins bon résultat de ỹ. À l inverse, si on prend le meilleur résultat de x («8») qui a une probabilité de survenance égale à ½, il est remplacé en ỹ par deux résultats possibles («6» et «0») qui sont affectés d une probabilité de ¼. On a donc opéré sur le meilleur résultat de x un étalement à moyenne constante (EMC). En outre puisque le CMC et l EMC ont la même amplitude, la variance reste constante. Sur base de ces constatations, on peut affirmer que ỹ a moins de risque «vers le bas» que x et plus de risque «vers le haut».. Par la suite MGT.. Cet exemple est différent de celui utilisé par MGT pour motiver leur définition. 04

David Crainich, Louis Eeckhoudt Si un individu souhaite réduire le risque qui grève les moins bons résultats d une loterie au prix d un accroissement du risque vis-à-vis des meilleurs résultats, il sera qualifié de downside risk averse et la dérivée troisième de sa fonction d utilité sera positive. On obtient de la sorte une justification du signe positif de u basée sur une préférence (le souhait de réduire le risque vers le bas) et non sur un choix. Quelques années après la publication de Kimball [990], Eeckhoudt, Gollier et Schneider [996] ont proposé une autre justification de u > 0 en référence également à une préférence. Partons d une loterie r définie par : 6 /3 r /3 9 /3 et générons à partir de r deux loteries s et t définies respectivement par : 4 6 /6 /6 8 /3 /3 9 s /3 t /6 /3 9 /6 0 4 On peut noter que s est obtenu de r en appliquant à son plus mauvais résultat («6») un étalement à moyenne constante (EMC) tandis que t est obtenu de r par un EMC de même amplitude appliqué au meilleur résultat de r (). Il est donc évident que s et t sont chacune des loteries plus risquées que r. Mais qu en estil de la relation entre s et t? On peut facilement remarquer que t est obtenu de s par une translation vers la droite d un étalement à moyenne constante. En effet, l étalement qui a généré en s les résultats «4» et «8» (à partir du résultat «6» dans r ) est translaté en t vers les meilleurs résultats «0» et «4» (qui ont été générés à partir du. Par la suite EGS. 05

Revue économique résultat dans r ). En t, l EMC qui a été opéré initialement sur s est translaté vers la droite d une distance égale à 6. Comment les individus riscophobes vontils apprécier une telle translation vers la droite? De nouveau, il n y aura pas unanimité dans le groupe des riscophobes. Puisque s et t ont même espérance et variance, notamment tous les riscophobes avec utilité quadratique seront indifférents entre s et t. Toutefois, il est facile de construire des fonctions d utilités concaves telles que ou bien s est préféré à t ou bien t est préféré à s. De nouveau, c est le signe de u qui partagera le groupe des riscophobes. > EGS montrent que u =. < 0 t s En résumé, nous disposons donc au travers de la littérature de trois justifications différentes d une dérivée troisième positive de u : la constitution d une épargne de précaution (Kimball) ; la préférence pour une réduction de risque couplée avec un accroissement de risque de même intensité dans une zone de meilleurs résultats (MGT). la préférence pour la translation vers la droite d un accroissement de risque (EGS). Dans la section suivante, nous tentons d uniformiser ces trois approches différentes. SECTION Les trois modèles présentés à la section précédente sont tous inscrits dans le cadre spécifique de la théorie de l utilité espérée. Dans cette section, nous proposons des définitions intrinsèques (indépendantes du modèle de décision retenu par l agent) de l aversion pour le risque et de la prudence. Nous montrons ensuite que ces définitions intrinsèques se traduisent dans le modèle d espérance d utilité par un signe bien précis des dérivées seconde et troisième de l utilité. Soit un individu qui fait face au risque w défini par : w w k w où k > 0.. Selon la terminologie adoptée dans Cohen et Tallon [000]. 06

David Crainich, Louis Eeckhoudt Si on annonce à cet individu qu il doit maintenant subir une autre perte dénotée r mais qu il peut l affecter à un des deux résultats initiaux de w, il se trouvera soit en : w w k r w si la perte r est affectée au résultat w k ; soit en : w w k w r si la perte r est affectée au résultat w. Bien évidemment, on a w w et w w mais qu en est-il de la relation entre w et w? Si comme c est assez intuitif l individu souhaite éviter la concentration des pertes sur un seul résultat, il manifestera une préférence pour w relativement à w. Il est alors aisé de montrer que cette préférence intrinsèque pour la désagrégation des peines implique une dérivée seconde négative de u dans le modèle d espérance d utilité. En effet, si on trace les lois cumulées de w et de w, on note immédiatement que w est moins risquée que w au sens de Rothschild et Stiglitz [970] et que donc tous les individus riscophobes ( u < 0) vont préférer w à w. De plus, on montre directement à l appendice qu effectivement la préférence pour w relativement à w correspond à la concavité de u dans la théorie de l utilité espérée. Partant de la même loterie initiale w, considérons maintenant l ajout d une autre peine, le bruit blanc ε. Si ce bruit blanc est ajouté au moins bon résultat de w, on se trouvera en présence de la loterie z : z w k + ε w 07

Revue économique Par contre, si ε est ajouté à w, l individu possédera z : z w - k w + ε Bien entendu à nouveau z w et z w mais que pouvons-nous dire du lien entre z et z? Si l individu maintient son principe de préférence pour la désagrégation des peines, on aura z z et il est alors aisé de montrer que, dans le modèle d espérance d utilité, cette préférence correspond à u > 0 (voir appendice ). On voit donc, à travers cette présentation, que en dépit de leurs différences l aversion pour le risque et la prudence sont générées par un même principe de préférence pour la désagrégation des peines appliquées à deux peines de nature différentes ( r vs. ε ). En outre, cette présentation à partir d une préférence pour la désagrégation des peines permet d unifier les conceptions proposées par MGT et EGS. Si l on compare z et z horizontalement, on voit que le premier résultat de z ( w k) représente une contraction à moyenne constante du premier résultat de z ( w k+ ε ). À l inverse, le second résultat de z ( w + ε ) est un étalement à moyenne constante du second résultat de z (w). En allant de z à z nous avons donc appliqué la transformation de MGT évoquée à la section précédente. Il y a donc correspondance parfaite entre le principe de désagrégation des peines et la transformation proposée par MGT pour définir la downside risk aversion. De la même manière, la comparaison entre z et z peut-être interprétée comme une translation du bruit blanc ε du moins bon résultat de z vers le meilleur pour générer la loterie z. On retrouve ainsi la concordance entre le principe de préférence pour la désagrégation des peines et la notion de translation du bruit blanc discutée dans EGS. Enfin, la préférence pour la décomposition des peines permet de comprendre le désir d épargne de précaution. En effet, puisque l individu doit faire face à la seconde période à une peine (le risque sur son revenu futur), il va souhaiter transférer des ressources de la période courante vers la période future (c est-à-dire épargner) pour modérer cette peine.. On sait bien, par ailleurs, que certains individus manifestant de l aversion pour le risque ( u < 0) peuvent ne pas être prudents ( u < 0). En effet, de telles situations sont aisément générées par exemple en considérant des fonctions d utilité cubiques. Ceci n invalide cependant pas les affirmations faites dans le texte. Au contraire, elles permettent de comprendre pourquoi des individus qui ont de l aversion pour le risque ne sont pas nécessairement prudents : en fait, ils ne traitent pas de la même manière les deux peines à cause de leur nature différente. 08

David Crainich, Louis Eeckhoudt SECTION 3 L objectif de cette section est de montrer que les concepts présentés antérieurement et qui se concentrent sur les préférences peuvent être utiles pour étudier et interpréter des décisions autres que celle d épargne de précaution et notamment les décisions d assurance, de sorte que la notion de prudence ne soit plus liée exclusivement à celle d épargne de précaution. Considérons un problème standard d assurance où un assuré est confronté à un risque de perte totale d un actif (de valeur L) dont la probabilité est p. Cet individu peut se couvrir contre ce risque par un contrat d assurance qui, à toute indemnité I choisie par l assuré et payée en cas de perte, est associée une prime P = ( + λ) p I où λ 0 représente le taux de chargement. Il est bien connu que la solution du problème : Max p u( W + I ( + λ) p I) + ( p) u( W + L ( + λ) p I) avec la condition du premier ordre (CPO) : p u ( W + I ( + λ) p I) ( ( + λ) p ) (6) ( p) u ( W + L ( + λ) p I ) ( p ( + λ)) = 0 implique que : I * L si λ 0 Si maintenant comme c est souvent le cas le fait de la perte est parfaitement observable (et donc que l indemnité fixe I en cas de perte est payée), tandis que le montant exact de la perte pour l assuré est une variable aléatoire centrée sur L et dont la valeur exacte ne sera connue que plus tard, le problème de l assuré devient : Max p u( W + ε + I ( + λ) p I)d F( ε) et la CPO associée s écrit : + ( p) u( W + L ( + λ) p I) pe[ u ( W + ε + I ( + λ) p I) ] ( ( + λ) p) ( p)u ( W + L ( + λ) p I) ( p ( + λ) ) = 0 Il apparaît de suite que la solution de ce problème notée Î est caractérisée par Î > I * si l individu est prudent. En effet, dans ce cas, le bénéfice marginal de l assurance est accru ( E [ u ( W + ε + I ( + λ) p I )] > u ( W + I ( + λ) p I)) alors que son coût marginal représenté par le second terme dans le membre de gauche des CPO (6) et (7) n est pas affecté. (7). Eeckhoudt et Kimball [99] analysent aussi des choix d assurance en présence d un backgroubnd risk non lié au contrat et à la perte potentielle qu il couvre. Notre discussion ici va porter sur la présence d un second risque lié, lui, à la perte potentielle.. Ce phénomène est courant en assurance des pertes d exploitation où les conséquences de l interruption des affaires (par exemple les désaffections des clients) ne pourront être exactement évaluées que longtemps après le sinistre ou son indemnisation. 09

Revue économique En réalité, le fait que l agent prudent s assure davantage lorsque le montant de la perte est aléatoire peut être aisément expliqué par la caractérisation de la prudence fournie à la section. Considérons la figure où la situation initiale est représentée par les points aet b. Par l achat d assurance, l individu rapproche bde a : la distance b a est inférieure à la distance baet tout individu riscophobe apprécie cette réduction de risque. Si maintenant la perte est aléatoire, le point a devient W 0 + ε ( E( ε ) = 0). Comme l assurance déplace avers a, le risque ε est translaté vers des niveaux de richesse plus élevés et ce mouvement comme montré précédemment est apprécié par des individus prudents. Il y a donc une motivation supplémentaire à l achat d assurance qui se superpose à son effet classique (la réduction de risque). Bien évidemment Î = I * si U = 0 et pour un agent imprudent ( U < 0), Î < I *. Figure. a b W 0 a b W 0 + L p ( p) Afin d illustrer d une autre manière le rôle de la prudence, supposons maintenant que le montant de la perte soit connu avec certitude mais que l assuré ignore au moment de la souscription la valeur qu aura le bien s il n est pas sinistré (par exemple à cause des fluctuations possibles dans le prix de l actif non sinistré). Dans ce cas, le problème d optimisation s écrit : Max p u( W + I ( + λ) p I) + ( p) (8) u( W + L + ε ( + λ) p I)d F( ε) où ε a une espérance nulle. La CPO révèle aisément que Î < I * si l agent est prudent. Ce résultat provient de nouveau de l interprétation de la prudence proposée précédemment. Quand il acquiert de l assurance, le décideur déplace le point b de la figure vers la gauche et il entraîne avec lui le risque ε qui se voit ainsi attaché à des niveaux de richesse plus faibles. Cette translation n est pas appréciée par les individus prudents, ce qui réduit leur incitation à acquérir de l assurance générée par leur aversion pour le risque. CONCLUSION Par son article de 990, Kimball a unifié des travaux antérieurs et a également ouvert la voie à une littérature nouvelle en théorie du risque. 030

David Crainich, Louis Eeckhoudt Cependant, en adossant la notion de prudence à une décision, le choix d un niveau d épargne de précaution, il a suggéré que l aversion pour le risque, d une part, et la prudence, d autre part, répondaient à des motivations radicalement différentes. L objectif de cet article a été de montrer qu en réalité la prudence reflète, elle aussi, une préférence vis-à-vis du risque. De plus, en référence à l assurance plutôt qu à l épargne de précaution, nous avons montré comment la prudence permettait de caractériser les choix individuels d assurance. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ARROW K. [965], «Aspects of the theory of risk-bearing», Helsinki, Yrjš Jahnsson Foundation. COHEN M. et TALLON J.-M. [000], «Décision dans le risque et l incertain : l apport des modèles non-additifs», Revue d économie politique, 0 (5), p. 63-68. DRÈZE J. et MODIGLIANI F. [97], «Consumption decisions under uncertainty», Journal of Economic Theory, 5, p. 308-335. EECKHOUDT L., GOLLIER C. et SCHNEIDER T. [995], «Risk-Aversion, prudence and temperance : A unified approach», Economics Letters, 48, p. 33-336. EECKHOUDT L. et KIMBALL M. [99], «Background risk, prudence, and the demand for insurance», dans G. DIONNE (ed.), Contribution to insurance economics, Kluwer Academic Publishers. KIMBALL M. [990], «Precautionary saving in the small and in the large», Econometrica, 58, p. 53-73. LELAND H.E. [968], «Saving and uncertainty : the precautionary demand for saving», Quarterly Journal of Economics, 8, p. 465-473. MENEZES C., GEISS C. et TRESSLER J. [980], «Increasing downside risk», American Economic Review, p. 9-93. MOSSIN J. [968], «Aspects of rational insurance purchasing», Journal of Political Economy, 79, p. 553-568. PRATT M. [964], «Risk aversion in the small and in the large», Econometrica, 3, p. -36. ROTHSCHILD M. et STIGLITZ J.E. [970], «Increasing risk, I : A definition», Journal of Economic Theory,, p. 5-43. SANDMO A. [970], «The Effect of uncertainty on saving decisions», Review of Economic Studies, 37, p. 353-360. APPENDICE La préférence exprimée pour w par rapport à w se traduit dans le modèle d espérance d utilité par : -- uw ( k) + -- uw ( r) > -- uw ( k r) + -- uw ( ) (A.) En multipliant à gauche et à droite par et en réarrangeant les termes, (A.) est équivalent à : uw ( k) uw ( k r) > uw ( ) uw ( r) (A.) Ce qui correspond évidemment à la concavité de u. 03

Revue économique APPENDICE La relation z z devient dans le modèle d espérance d utilité : -- uw ( k) En réécrivant, (A.3) est équivalent à : où F( ε ) est la loi cumulée de ε. + --Euw [ ( + ε )] > --Euw [ ( k ε )] + -- uw ( ) u( w + ε) df( ε) u ε ( w k+ ε) d F( ε) > uw ( ) uw ( k) ε (A.3) (A.4) Or, uw ( ) uw ( k) = u ( s) ds et u w + ε ε w k En conséquence, (A.4) implique que : w ( ) df( ε) u( w k+ ε) d F( ε) ε = w u ( s + ε) dsd F( ε) w k ε u s ε ( + ε) d F( ε) > u ( s) ce qui correspond à la convexité de u ( u > 0). 03