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Transcription:

Patrice Baubeau David Le Bris Comment la dette publique est entrée par la porte, et sortie par la fenêtre 1938-1958 Alors que la crise survenue en 2007/2008 continue de plomber les comptes publics d une grande part des pays européens, et que les niveaux de dette publique rapportés au PIB de ces pays ont continué d augmenter, il est instructif de se pencher sur des épisodes récents d entrée puis de sortie du surendettement public. Nous allons ici nous concentrer sur le cas français autour de la seconde guerre mondiale, à partir d un travail récent de collecte et d analyse 1. En effet, si les chiffres sont généralement connus ainsi que le profil général des évolutions, l histoire de la dette publique française durant cette période réserve encore de nombreuses surprises, pour trois raisons principales : - Les dynamiques propres des différents compartiments de la dette publique, selon sa nature ou sa duration, sont très contrastées. Or les relations entre ces différents compartiments sont encore peu analysées alors qu elles sont cruciales pour expliquer la difficulté à consolider la dette à court terme en dette à long terme. - La guerre est encore trop souvent considérée comme une «parenthèse», malgré la thèse d Etat de Michel Margairaz 2, ou comme un épisode spécifique, alors que les continuités institutionnelles, comptables et évidemment économiques sont essentielles. - Les aspects institutionnels, enfin, méritent d être repris, car la particularité de cette période est justement la très grande plasticité des institutions, tant en termes de création que de fonctionnement et de coordination. Enfin, et d un point de vue plus général, on peut se demander quelles ont été les conséquences immédiates et à plus long terme du gonflement de la dette publique et des modalités de financement de l Etat. Cette question est d autant plus importante que la plupart des études fines récentes ont choisi comme terminus a quo 1948, en raison de l incertitude entourant les données macroéconomiques notamment les prix et la production avant cette date. Or, et comme l a bien rappelé l ouvrage récent de Thomas Piketty 3, l impact des variations de l endettement public et de l inflation a des impacts généraux très profonds et très durables. Notre présentation reprendra donc ces trois temps, c est-à-dire d abord un rappel des éléments généraux de l évolution de la dette publique française entre 1938 et 1950, puis 1 Ce travail a été réalisé dans le cadre d un ouvrage collectif dirigé par Michel Lutfalla sur l histoire de la dette française, à paraître. 2 Michel Margairaz, L'Etat, les finances et l'économie : histoire d'une conversion : 1932-1952. Paris, CHEFF, Imprimerie nationale, 1991. XVI-1456 p. Cet ouvrage est désormais accessible en ligne grâce à l IGPDE : http://books.openedition.org/igpde/2276?lang=fr 3 Thomas Piketty, Le Capital au XXI e siècle, Paris, Seuil, 2013, 968 p.

une présentation rapide des transformations provoquées par l importance prise par la dette, et enfin une esquisse des conséquences plus générales de l évolution de la dette publique. I. Endettement public et répression financière pendant la guerre La période est marquée par un double mouvement qui n est paradoxal qu en apparence. D une part, une hausse constante du stock nominal de la dette publique (i.e. la dette n a jamais été rembourse) et d autre part une évolution en cloche du ratio dette/pib qui amène, dès 1950, ce ratio à un quasi-plancher de l ordre de 30 % du PIB soit moins qu avant-guerre. Il faut d abord noter que ce phénomène n est pas propre à la France mais se retrouve largement en Europe continentale, et notamment en Allemagne. L explication immédiate réside évidemment dans le développement de l inflation. II. De la dette de guerre à la transformation financière Alors même que cette période est marquée d abord par une envolée de la dette publique puis par un maintien des mécanismes de financement de l Etat par la dette, les financiers publics, de 1938 à 1958, demeurent très largement attachés aux doctrines orthodoxes : réduction du déficit budgétaire, limitation du recours aux financements monétaires et, de manière caractéristique, souci de consolider la dette court terme sous la forme d émissions obligataires à long terme. Cette politique est suivie opiniâtrement dès la

guerre. Des conversions massives sont ainsi réalisées dès la période de l occupation pour tirer parti de l effondrement des taux nominaux permis par la répression financière, l abondance monétaire et l autarcie. Le grand emprunt de la Libération, une rente perpétuelle 3 %, approfondit cette politique : avec sa masse imposante 25 % du PIB il permet, au 2 e semestre 1944, de se passer de financements monétaires. Mais, paradoxalement, l explosion inflationniste de la période 1944-1948 aboutit à un résultat inverse et durable. Certes, la dette à long terme comme la dette à court terme voient leur valeur réduite drastiquement par l inflation. Mais le taux de rotation de la dette à court terme est beaucoup plus élevé que celui de la dette à long terme et la nouvelle dette à court terme est émise pour des montants qui tiennent compte de l inflation passée. Rapidement, la valeur nominale de cette nouvelle dette à court terme dépasse donc celle de la dette à long terme. Résultat : on observe un glissement permanent de la dette de l Etat, du long vers le court terme, accentué à chaque période de crise. Plus grave, il devient difficile, dans ces conditions d érosion monétaire, d émettre de la dette à long terme car la perspective d une rentabilité réelle négative fait fuir les épargnants. L ensemble du système financer évolue alors sous cette pression de manière à permettre à tous les acteurs économiques (industriels, exportateurs, constructeurs de logements) de bénéficier de financements de nature monétaire. Certes, à court terme, ces techniques permettent de lever la contrainte liée à la disparition des financements par l épargne et les marchés ; mais à plus long terme, elles rendent un retour à des formes plus stables de financements encore plus difficiles. III. Les conséquences du financement monétaire et comment en sortir Alors que le circuit vise à boucler émission monétaire et émission de dette publique, de nombreuses fuites se manifestent (marché noir, biens réels) et obligent à une répression croissante sans empêcher tout à fait l inflation. Lorsque la répression pure appliquée pendant la guerre est remplacée par la «répression» financière, les déséquilibres du système provoquent des substitutions complexes : de la dette à long terme par de la dette à court terme ; de la dette à long terme et de la dette à court terme par de la dette extérieure et des moyens monétaires. Enfin, la dette qui entre à flot continu sort en termes réels grâce à l inflation. Mais un tel mécanisme n est pas tenable, surtout en cas d insertion dans les échanges commerciaux internationaux. En effet, il provoque d une part un cercle vicieux de hausse des prix internes (inflation), affaiblissant la compétitivité internationale des producteurs français rendant inéluctable une dévaluation du franc. D autre part, les agents économiques s adaptent à ce mécanisme en cherchant à se protéger contre ces évolutions adverses notamment la baisse de valeur de leurs avoirs libellés en monnaie. Ainsi, l inflation élimine l épargne de prévoyance et de retraite de toute une génération. Les revenus procurés par 10 000 francs de rentes 3 % représentaient 4,8 kg de pommes de terre par jour en 1914 mais seulement 48 grammes en 1947 (Vie Française, 26 septembre 1947). Lors de la création du minimum vieillesse en 1956, Louis Hobey, dans un court article «Tuer les vieux!», rappelle la pauvreté des séniors : «L Etat, dictateur et

régisseur de toutes choses, accorde aux plus de 65 ans (ou de 60 s il y a incapacité de travail) : 62 400 francs par an aux Vieux Travailleurs salariés des campagnes ayant cotisé aux Assurances sociales ; 31 200 francs aux autres. Je dis bien : par an, et je ne suis pas sûr de me faire bien comprendre.» Cette somme représente, en euros actuels, 52 par mois Il faut donc développer une ingénierie financière pour attirer les capitaux de «l homme qui connaît l inflation». Ainsi naissent des emprunts indexés sur des actifs baroques : - Le prix du billet de troisième classe (Emprunt SNCF, 1953), - Le prix de gros du charbon (Charbonnages de France, 1957 et 1958). Mais ces indexations peuvent être dangereuses pour l émetteur si ses marges ne suivent pas les prix. Les émetteurs vont alors proposer des indexations encore plus originales : - Le volume de la production d énergie électrique (EdF) - L indice de la production industrielle (Bons d équipement industriels et agricole) - Le chiffre d affaires (Renault) - Le chiffre d affaires du soufre et du gaz épuré de Lacq (SNPA, 1958) - Les ventes de gaz pour les intérêts et le prix du gaz pour le capital (GdF, 1958) - La productivité des mineurs (CdF 1952) avec prime de 0,25 % à chaque augmentation de 100 Kg de la productivité moyenne des mineurs - Les intérêts des emprunts EDF (1952) sont libellés et payés en Kilowattheures. - En kilomètres-voyageur : l obligation SNCF 1954 offre ainsi un «intérêt» de 65 km et est remboursée à la valeur de 1 600 km, indifféremment en espèces ou en bons de voyage! Conclusion Tout en réduisant la dette publique, l inflation de guerre et d après-guerre, par ses prélèvements arbitraires, alimente aussi les tensions sociales de l après-guerre. En période d inflation, il devient aussi important d obtenir une bonne indexation de ses revenus que de travailler pour bien vivre. La dette, entrée par la porte, est sortie par la fenêtre Notre système de retraite par répartition est une conséquence directe de cet épisode. Mais l inflation a également fait disparaître les marchés financiers. Ainsi, quelques années d émission massive de dette publique monétaire entraînent des conséquences durables. Le financement des déficits par l inflation est un héritage de longue durée expliquant : les difficultés face à l ouverture au commerce international, la distorsion des bilans des entreprises, l orientation administrée du crédit, la propension élevée à l inflation et donc aux dévaluations du franc. Le retour à une économie de marché libre prendra des décennies, même si le financement de la croissance sera malgré tout assuré et ce n est qu en 1983 que la France assume le choix de l ouverture européenne et internationale, tandis que les ordonnances de contrôle des prix ne sont abrogées qu au 1 er janvier 1987. Toutefois, le pays a depuis maintenu sa tendance aux déficits publics, que l adhésion à l euro rend à

nouveau «indolore», ce qui ramène progressivement la dette publique à des niveaux très élevés. La suite reste à écrire L immédiat après-guerre montre qu il est aisé de désendetter l Etat par l inflation. Mais il n y a pas de miracle, ce désendettement sur le dos des épargnants a un coût de long terme pour la société.