Les firmes de services professionnels au défi de la gouvernance Antoine Henry de Frahan A l heure où de nombreuses firmes de services professionnels (associations d avocats, cabinets d experts-comptables, bureaux de consultants, banques d affaires, bureaux d architectes, etc.) s interrogent sur leur stratégie, il est utile de rappeler que l existence d une stratégie présuppose celle d un système de gouvernance efficace. Certaines firmes croient ainsi faire face à un problème de stratégie, alors qu elles sont en réalité confrontées à un enjeu de gouvernance. En effet, définir et mettre en oeuvre une stratégie impliquent la prise d un certain nombre de décisions. Sans décisions, pas de stratégie. Dès lors, si la firme ne dispose pas d un système efficace pour la prise de décision, autrement dit d un dispositif adéquat de gouvernance, elle ne pourra que constater son impuissance à adopter et à mettre en oeuvre quelque stratégie que ce soit. En d autres termes, si une stratégie présuppose des décisions, les décisions à leur tour nécessitent un dispositif permettant de les prendre. Pour les firmes qui veulent réfléchir sérieusement à leur stratégie, il est donc impossible d ignorer la question : le défi de la gouvernance est au coeur même de la stratégie. Recycler la corporate governance? Mais qu est-ce qu un bon dispositif de gouvernance pour une firme de services professionnels? Peut-on purement et simplement recycler les grilles d analyses, modèles explicatifs et cadres normatifs élaborés pour les entreprises ordinaires dans le cadre général de la corporate governance? Article publié dans L Echo du 3 août 2006, p. 37.
2 On pourrait être tenté de répondre par l affirmative, car les structures de gouvernance en place dans de nombreuses firmes de services professionnels ressemblent, voire sont identiques à celles des entreprises ordinaires. Il est ainsi courant de voir des firmes, à partir d une certaine taille, dotées d une assemblée générale des associés, d un conseil d administration (parfois dénommé plus modestement comité de gestion ), ainsi qu un certain nombre de comités ou de commissions ou de personnes (en particulier le managing partner) à qui l on délègue une responsabilité spécifique. Au bout du compte, l architecture de la gouvernance des firmes finit par ressembler à s y méprendre à celle d une entreprise ordinaire, avec son assemblée générale, son conseil d administration, divers comités, et son administrateur délégué. Pourtant, derrière une apparente similarité se cache une différence importante entre une firme de services professionnels et une entreprise ordinaire, et cette différence a un impact important sur le mode de gouvernance. Egalité des associés La différence en question tient à la nature associative des firmes : les associés constituent simultanément les facteurs capital et le travail de l entreprise, et ce cumul de qualités brouille les analyses familières dans le cadre de la corporate governance. En effet, les associés sont d une part les actionnaires, propriétaires de la firme, membres de l organe souverain, et intéressés aux bénéfices de l entreprise; d autre part, et simultanément, par leur activité professionnelle de consultant, de banquier, d expert-comptable ou d avocat, ils sont les agents producteurs, les cadres, les principaux travailleurs, les fee earners de l entreprise. Dans une entreprise ordinaire, il existe un rapport simple entre l assemblée générale et le conseil d administration d une part, et les cadres et travailleurs d autre part. Ce rapport est clairement de nature hiérarchique. Le lien de subordination entre le CEO et les cadres ne fait aucun doute. En revanche, dans une firme organisée sur le modèle de l association, le rapport est bien plus complexe, car une même personne, l associé, est en quelque sorte à la fois le patron (en tant qu associé) et le subordonné (en tant que cadre et travailleur) du conseil d administration. Ce rapport complexe exclut l existence d un lien
3 hiérarchique. En conséquence, l esprit qui règne entre les associés d une firme, qu ils fassent partie ou non du conseil d administration, est fondamentalement égalitaire. Le consensus nécessaire Dans une association d avocats, d architectes, ou de consultants, le conseil d administration doit dès lors convaincre plus qu imposer; écouter plus que commander; persuader plus qu affirmer. En effet, pour qu une décision du conseil d administration soit suivie d effet, il faut non seulement qu elle soit prise (comme dans une entreprise ordinaire), mais encore qu elle recueille un véritable consensus parmi l ensemble des associés. Sinon, la décision risque tout simplement de ne pas être suivie d effet. Le conseil d administration ne dispose en effet pas d un pouvoir hiérarchique à l égard des personnes chargées de mettre en oeuvre ses décisions, à savoir les associés. Dans une firme de services professionnels, construire un consensus parmi l ensemble des associés est donc une tâche fondamentale du conseil d administration. A défaut d un consensus, les décisions du conseil d administration restent lettre morte. Le consensus dont il s agit ici n est pas un simple consensus de façade : une disposition statutaire ne suffit pas à le créer. Il faut une attitude sincère et volontaire, une adhésion authentique, un engagement non seulement à accepter les règles du jeu mais en outre à jouer le jeu, activement et pleinement, selon les règles convenues. Si le consensus entre les associés constitue donc la pierre angulaire de tout dispositif de gouvernance dans une firme de services professionnels, quel doit être en priorité l objet de ce consensus? Faut-il un consensus sur tout et n importe quoi? Il y a selon nous une hiérarchie dans les points qui doivent faire l objet d un consensus. Au sommet de cette hiérarchie, les deux points prioritaires sont le périmètre d intégration et le niveau de délégation.
4 Quel périmètre d intégration? Les associés désireux de mettre en place un dispositif de gouvernance efficace doivent tout d abord s entendre sur la ligne de démarcation entre le domaine collectif d une part et le domaine individuel d autre part. Le domaine collectif est l ensemble des questions qui font l objet d un processus de décision collectif, qui sont gérées par la firme. Le domaine individuel est en revanche l ensemble des matières sur lesquelles chaque associé prend seul la décision. Un consensus est nécessaire sur la frontière entre les deux domaines. Selon le contenu de ce consensus, c est-à-dire selon la localisation de cette ligne de démarcation, on verra s installer un modèle à intégration forte (domaine collectif étendu, domaine individuel limité) ou au contraire un modèle à intégration faible (domaine collectif limité, autonomie individuelle étendue). On peut donc définir une firme intégrée comme celle qui est dans laquelle la majorité des décisions importantes dans la plupart des domaines clés de la firme (stratégie générale, marketing, ressources humaines, gestion de la connaissance, technologie de l information et de la communication, finances, logistique, etc.) sont de la responsabilité de la firme, et un firme non-intégrée comme celle où ces matières sont laissées à l appréciation individuelle des associés. Par exemple, existe-t-il au sein de la firme une politique explicite, une procédure précise et des outils communs en matière d évaluation annuelle de la performance des collaborateurs (firme intégrée)? Ou au contraire, la décision de mener un tel entretien, et le cas échéant la manière de le conduire, sont-elles laissées à l appréciation de chaque associé (firme non intégrée)? Existe-t-il au sein du firme une stratégie marketing globale (firme intégrée) ou chaque associé est-il responsable de développer comme bon il lui semble sa clientèle et de trouver son positionnement sur le marché, sans plan d action collectif (firme non-intégrée)? Les associations de frais et de vitrine La différence entre firme intégrée et firme non-intégrée n est toutefois pas toujours aussi nette : tout est une affaire de degré. Au degré le plus faible de l intégration, on trouvera l association de frais : le domaine collectif n est constitué
5 que de certains frais (location des bureaux, salaire des réceptionnistes, etc.) que les associés ont convenu de partager. Dans le voisinage immédiat de l association de frais, on trouve l association de frais et de vitrine : les associés non seulement partagent certains frais, mais se présentent sur le marché une devanture commune. La firme a un nom, une marque et une réputation, un site internet, des brochures, etc. Toutefois, dans l association de frais et de vitrine, ne va pas plus loin : au niveau opérationnel, chaque associé mène sa barque de manière autonome, et la firme ne dispose pas du pouvoir de donner des instructions ou de contrôler la performance. A l extrême opposé, on trouve des firmes fortement intégrées, où tout ou presque, jusque dans les moindres détails, fait l objet de procédures communes. Entre ces deux pôles, il existe des myriades de structures intermédiaires, plus ou moins intégrées. Il est essentiel qu un consensus existe quant au périmètre d intégration. A défaut, des conflits risquent d éclater chaque fois que le conseil d administration prend (ou ne prend pas) une décision dans la zone grise, c est-à-dire celle qui regroupe les questions dont l appartenance au domaine collectif ou au domaine individuel est incertaine. Pour reprendre l exemple ci-dessus, s il n y a pas de consensus clair sur le point de savoir si l évaluation de la performance des collaborateurs fait partie du domaine collectif, et si le conseil d administration prend une initiative en la matière, il est très probable qu un certain nombre d associés, partisans d un règlement individuel et non pas collectif de cette question, s opposeront à l initiative du conseil d administration, non pas tant à cause de son contenu que pour le motif qu elle dépasse le cadre du mandat limité qui, à leurs yeux, circonscrit l autorité du conseil d administration. Cette opposition se manifestera de manière frontale, par une interpellation plus ou moins courtoise, soit de manière plus subtile : les associés réfractaires ignoreront tout simplement la décision. Dans l exemple évoqué ci-dessus, quelle que soit la décision du conseil d administration à propos des évaluations annuelles, ils continueront à faire ce qu ils ont toujours fait, ou ne pas faire ce qu ils n ont jamais fait.
6 Le coût de la guérilla Dans certains cas, le conflit entre les tenants d un domaine collectif élargi et les défenseurs d un domaine collectif limité peut prendre des allures de guérilla. Chaque décision du conseil d administration ou du managing partner est l occasion d une escarmouche, plus ou moins courtoise, plus ou moins sérieuse, mais toujours coûteuse : cette guérilla peut en effet parfois absorber un temps considérable et des trésors d énergie qui ne sont pas consacrés à des fins plus productives comme la définition et la mise en oeuvre d une stratégie cohérente. Au bout du compte, trop occupée à ses dissensions internes, la firme ne consacre plus assez d attention à ses collaborateurs, ses clients et son marché, et finit par perdre du terrain. Le déclin de nombreuses firmes provient de leur incapacité à susciter le consensus nécessaire quant à leur mode de gouvernance. A l inverse, dans les firmes où les limites entre domaine individuel et domaine collectif sont claires et font l objet d un consensus, on perd moins de temps et d énergie à ces querelles, et ce temps et cette énergie libérés peuvent se traduire par une meilleure performance sur le marché. Il n entre pas dans la vocation de cet article de décréter lequel des modèles, intégré ou non, est meilleur que l autre (en la matière, tout est affaire de circonstances). Mais deux observations sont indiscutables : tout d abord, il ne fait guère de doute que les firmes réunies autour d un consensus clair sur la question ont - potentiellement en tout cas - un avantage concurrentiel net par rapport à ceux qui n ont pas réglé la question. Ensuite, il est tout aussi clair que la stratégie d un cabinet doit être conforme au consensus dégagé sur le dispositif de gouvernance : si le choix des associés est de s organiser sur un mode non-intégré, il est vain de vouloir ensuite définir et imposer une stratégie collective pour la firme : l adoption, et surtout la mise en oeuvre d une telle stratégie, suppose en effet une discipline collective incompatible avec le modèle non-intégré. Quel niveau de délégation? Le deuxième point sur lequel un consensus doit exister pour que le dispositif de gouvernance de la firme soit efficace est celui du niveau auquel les décisions
7 ressortissant du domaine collectif doivent être prises. En d autres mots, il s agit du système de délégation. A supposer que les associés aient convenu que la mise en place d un plan marketing fait en effet partie du domaine collectif, à qui appartient-il d arrêter le plan marketing? S agit-il d une compétence de l assemblée générale, du conseil d administration, d un autre comité, ou encore d une personne particulière? La compétence est-elle exclusive ou partagée? Sur cette question-là également, un consensus doit exister si l on veut un système de gouvernance efficace. Dans certaines firmes, les décisions du conseil d administration ou d un autre comité sont systématiquement discutées par certains associés, non pas au motif que la question fait partie du domaine individuel (il y a un consensus sur l appartenance de cette question au domaine collectif), mais parce qu ils estiment que l assemblée générale aurait du être consultée (absence de consensus sur le niveau auquel la décision doit être prise). Sur ce point, tous les consensus ne se valent pas. Il est évident que dans une firme qui compte un grand nombre d associés, si le seul niveau auquel toutes les décisions appartenant au domaine collectif peuvent être prises est celui de l assemblée générale, le résultat sera une cacophonie permanente sur des points de détail, aussi laborieuse qu inefficace. La délégation est indispensable, surtout dans les modèles intégrés. Enjeu de survie En résumé, compte tenu de la particularité du statut d associé, les firmes de services professionnels font face, en matière de gouvernance, à un enjeu qui leur est propre : il s agit de définir et de maintenir un consensus parmi les associés sur la limite entre les domaines collectif et individuel et sur le niveau de prise de décision pour les matières du domaine collectif. Les firmes qui ignorent cet enjeu se condamnent à l impuissance stratégique, ce qui dans le contexte du marché actuel, peut vite les conduire à l inertie, au déclin, voire à la disparition pure et simple. En revanche, les firmes qui relèvent le défi de la gouvernance avec succès se donnent, plus que les autres, les moyens nécessaires pour mettre en place une stratégie forte et cohérente.