Conscience de la Situation : regards croisés Aéronautique Automobile



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Transcription:

Conscience de la Situation : regards croisés Aéronautique Automobile BELLET Thierry 1, BAILLY-ASUNI Béatrice 1, BOY Guy 2, BOVERIE Serge 3, HOC Jean-Michel 4 (1) INRETS (LESCOT), 25 Avenue F. Mitterrand, 69675 Bron Cedex - Tel : 04 72 14 34 57 e-mail : bellet@inrets.fr (2) EUROSCO INTERNATIONAL, 4 Av. Edouard Belin 31400 Toulouse (Tel. 05 62 17 38 38 - guy.boy@onecert.fr) (3) Siemens VDO Automotive SAS - B.P.1149 av. Paul Ourliac 31036 TOULOUSE cedex - Tel: 33 5 61 19 88 75 email: serge.boverie@siemens.com (4) IRCCyN, UMR CNRS 6597 et Université de Nantes, Campus de l'école Centrale de Nantes - 1, rue de la Noë - B.P. 92101 - F-44321 NANTES CEDEX 03.Tél.:+33 2 40 37 69 17 - E.mail: Jean-Michel.Hoc@irccyn.ec-nantes.fr Résumé Synthétique : Cet article porte sur la notion de Conscience de la Situation (Situation Awareness), concept originellement issu de l aéronautique, mais qui prend peu à peu une place grandissante dans le domaine routier. A partir d un rapide retour sur l histoire de ce concept, intimement lié au processus d automatisation du cockpit d avion, il s agira de procéder à ce «regard croisé» entre les deux secteurs, avec l objectif de tirer profit de l expérience acquise par l aéronautique en matière d automatisation, de Conscience de la Situation, et de Coopération Homme-Machine, afin d accompagner les recherches actuelles consacrées au Copilotage automobile. 1 Introduction Comment l opérateur humain se représente-t-il son environnement? Quelles sont les informations qu il utilise pour prendre ses décisions? Voit-on les choses de la même façon selon que l on est novice ou expérimenté, jeune ou âgé? Dans quelle mesure le fait de partager son attention entre la conduite d un véhicule et une tâche secondaire, par exemple, ou bien encore de bénéficier d une assistance automatique, modifie-t-il notre représentation de l environnement, l interprétation que nous faisons des événements, nos anticipations concernant ce qui va se produire. en un mot, notre «Conscience de la Situation» (CS)? Si la notion de Conscience de la Situation, ou Situation Awareness (définie synthétiquement ici comme la représentation opératoire que se fait l opérateur humain de la situation dans laquelle il évolue) occupe une place de plus en plus importante en matière de conduite automobile, ce concept a émergé il y a une vingtaine d années dans le secteur aéronautique, justifiant pleinement d un «regard croisé» entre ces deux domaines d application. Outre l introduction, cet article se compose de 5 parties principales. Dans un premier temps, nous reviendrons brièvement sur les origines du concept de Conscience de la Situation dans la communauté aéronautique anglo-saxonne. Dans un second temps, nous montrerons combien la CS se rapproche de la notion de représentation mentale occurrente, plus classique en psychologie comme en ergonomie cognitive, et ayant pour sa part fait l objet d applications dans le domaine de la conduite automobile. Nous ferons ensuite un rapide bilan historique et critique de l automatisation en aéronautique, afin de dégager quelques leçons d importance en matière de CS et de coopération Homme-Machine dont le secteur automobile gagnerait à s inspirer. Enfin, nous conclurons cette analyse en évoquant les perspectives d applications futures des questions de CS dans le domaine des assistances à la conduite, appréhendées ici sous l angle du Copilotage automobile (thème central d une autre communication des mêmes auteurs dans le cadre d ITCT 2006). 1

2. l émergence du concept de Conscience de la Situation en aéronautique En 1986, alors que cette notion était encore mal définie sur le plan scientifique, l US Air Force soulignait dans un rapport officiel que la conscience de la situation («Situation Awareness») était le facteur le plus important pour l amélioration de l efficacité d une mission (US Air Force 57th Fighter Weapons Wing, 1986). A peine quelques années plus tard, plusieurs programmes de recherche ont été lancés aux Etats-Unis sur cette thématique, tant dans le contexte de l aviation civile que dans le domaine militaire (ex : NASA [1988] : Aviation Safety/Automation Plan for Research Initiative ; Air Transport Association of America [1989] : National Plan to Enhance Aviation Safety through Human Factors Inprovements). Depuis une quinzaine d années, la notion de Conscience de la Situation (CS) fait l objet de nombreux débats au sein de la communauté scientifique des ergonomes (ex : numéro spécial de la revue Human Fatcors en 1995; Morello, 1990 ; Starter et Woods, 1991 ; Banbury et Tremblay, 2004), mais ce sont sans conteste les travaux de Mica Endsley qui constituent aujourd hui encore l une des références majeures sur la question. Pour cet auteur (1988), la CS peut-être définie comme le modèle interne du pilote concernant le monde qui l entoure ; ou bien encore, comme la perception des événements de l environnement dans un volume de temps et d espace, la compréhension de leur signification et la projection de leur état dans le futur proche. Dans sa «théorie de la Situation Awareness en situation dynamique», Endsley (1995) part de cette dernière définition et propose un modèle de la décision humaine articulé autour de la Conscience de la Situation selon trois niveaux différents : (i) le niveau de la perception des événements, (ii) le niveau de l interprétation de la situation, (iii) et le niveau de l anticipation (projection dans le temps concernant l évolution future de la situation). Endsley insiste aussi dans son modèle sur le fait que la qualité de la CS peut-être affectée par la quantité de ressources cognitives disponibles. Cet aspect est d importance, tant du point de vue théorique (cela signifie en effet que la CS relève, au moins en partie, de mécanismes attentionnels) que du point de vue pratique (ex : nécessité de prendre en compte, lors de la conception des assistances et du poste de pilotage, des effets potentiellement induits en termes de CS par un partage d attention dans le cockpit ou par une complexité excessive de la tâche). Dans un second temps, Endsley (1995) a proposé une classification des erreurs humaines en situation de pilotage fondée sur les trois niveaux de CS. A partir d une analyse de 143 accidents de l aviation civile américaine relevant d une erreur humaine, Jones et Endsley (1996) montrent que les erreurs de niveau 1 de CS (défaillance de perception et d intégration de l information) peuvent être invoquées dans 76% des accidents, celles de niveau 2 de CS (interprétation de la situation) dans 20% des cas, et celle de niveau 3 (anticipation) dans les 4% restants. Pour les erreurs de perception, les auteurs distinguent les cas (13% du total des accidents) pour lesquels l origine du problème est plutôt à rechercher du côté de la technologie (ex : information non disponible, mal représentée sur les afficheurs) ou des conditions de vols particulièrement difficiles (11% des accidents), de celles pour lesquelles l information n a pas été prise en compte par l opérateur humain (ex : information non détectée, par omission ou focalisation de l attention sur autre chose dans 35% des cas ; information négligée car non conforme aux attentes du pilote dans 9% des cas ; information oubliée compte tenu de la charge de travail du pilote dans 8% des cas). Concernant les erreurs de niveau 2 de la CS, elles résultent d après les auteurs d un modèle mental inapproprié, que celui-ci s avère d emblée inadéquat pour représenter la réalité de la situation (ex : erreur de diagnostic et sélection d un mauvais modèle mental en mémoire), ou qu il ait conduit à des inférences erronées (ex : en se basant sur les implicites [valeurs par défaut] du modèle). 2

Enfin, pour ce qui est des erreurs d anticipation (correspondant au niveau 3 de la CS), elles seraient impliquées dans moins de 4 % des accidents. Toutefois, ces analyses quantitatives sont à relativiser, dans la mesure où le modèle séquentiel de traitement de l information sur lequel s appuie Endsley (perception => interprétation => anticipation => décision => action) n est pas totalement conforme à l activité cognitive de l humain, notamment en situation dynamique. A minima, une vision circulaire et l introduction de «courts-circuits» entre ces différentes étapes s impose. Ainsi, et à titre d exemple, les phases d interprétation de la situation (niveau 2 de la CS) et d anticipation de son évolution dans le temps (niveau 3) génèrent autant d attentes perceptives qui conditionneront directement la perception (la sélection et l intégration des informations pertinentes ; niveau 1 de la CS) au pas de temps suivant. En outre, il est bien établi qu en situation dynamique, les humains prennent souvent des décisions dans l incertitude (avant que la CS ne soit complètement élaborée) voire, que certaines actions jouent un rôle déterminant dans le processus de diagnostic ou d analyse de la situation en tant que tel (validation «par» ou «dans» l action d une CS initiale, alors posée comme simple hypothèse). Cette circularité cognitive et cet enchâssement des niveaux de traitement, doublés des capacités anticipatives inhérentes à la cognition humaine, invitent donc a tempérer quelque peu les analyses quantitatives proposées par Jones et Endsley (1996) : il est en effet très possible qu une partie des erreurs dites «de perception» trouvent in fine leur origine dans une erreur «d interprétation» préalable, ou une «anticipation» antérieure erronée (niveaux 2 et 3 de la CS). En dépit de cette critique d importance, il semble en revanche très pertinent de placer le «modèle mental de la situation» au cœur de l analyse des accidents, ce que les travaux sur la CS, a commencer par ceux d Endsley, ont indiscutablement favorisés dans le domaine aéronautique (nous reviendrons ultérieurement sur ce point, lorsque nous aborderons les problèmes de couplage Homme-Machine induits par l automatisation et l informatisation du cockpit). Toutefois, cette idée n est pas nouvelle, ni même spécifique aux travaux récents sur la Conscience de la situation. A bien des égards, la CS peut en effet être rapprochée de la notion classique en psychologie cognitive de représentation mentale occurrente. 3. Conscience de la Situation et Représentation mentale occurrente Pour Richard (1990), les représentations occurrentes sont des constructions circonstancielles faites dans un contexte particulier et à des fins spécifiques (par opposition aux représentations permanentes, qui correspondent aux connaissances stockées de façon durable en mémoire). A l image de la CS, une représentation occurrente constitue, selon Richard, un modèle interne de la situation courante. Ces représentations sont en outre finalisées par l action : elles s'inscrivent dans la poursuite d'un objectif particulier et prennent en compte les exigences ponctuelles ou générales de l activité en cours. C'est par l'entremise des représentations occurrentes que le sujet humain interagit avec son environnement. Elles jouent donc un rôle central dans le traitement de l'information, comme dans la régulation de l activité humaine. D évidence, il y a beaucoup de points communs entre la théorie de la Conscience de la Situation et certaines connaissances relativement bien établies en psychologie cognitive. Cette notion de représentation occurrente est également au cœur de travaux d ergonomie consacrés à la modélisation des activités cognitives en situation dynamique, telle que le contrôle de processus industriel (ex : hauts fourneaux, centrales nucléaires). Ainsi, par exemple, Hoc et Amalberti (1995) proposent un modèle du diagnostic et de la prise de décision qui s articule lui aussi autour de la représentation occurrente de la situation. Cette représentation comprend trois facettes (Hoc, 1996): (1) une représentation du processus et des buts à atteindre (qui permet l'anticipation), (2) une représentation des actions possibles (qui 3

sert à orienter le diagnostic vers un niveau de compréhension et une décision adaptée aux moyens disponibles) et (3) une représentation des ressources disponibles (qui permet de définir le niveau de compréhension acceptable pour l'action). Cette représentation occurrente est alimentée en permanence par les informations prélevées sur le processus dynamique (i.e. la situation) et par les connaissances dont dispose l'opérateur en mémoire. Elle joue le rôle d un véritable "chef d'orchestre" dans les raisonnements et les décisions humaines. Dans le domaine de la conduite automobile, les représentations occurrentes ont souvent été évoquées pour expliquer certains accidents (Van Elslande, 2001), que ceux-ci soient la conséquence d une erreur dans l analyse de la situation (ex : se croire prioritaire, alors qu on ne l est pas), d une mauvaise anticipation des événements ou des effets d une action (ex : mésestimation du temps dont on dispose / qui sera nécessaire pour s insérer dans un flux), ou que cela résulte d une incompatibilité des représentations entre plusieurs usagers de la route (chacun voyant les choses de façon différente, et contradictoire). Depuis 1994 l étude des représentations occurrentes du conducteur automobile fait également l objet de recherches au LESCOT dans le cadre du modèle COSMODRIVE (COgnitive Simulation MOdel of the DRIVEr ; Bellet, 1998 ; Bellet et al, 1996, 2003), dont l objectif est de simuler informatiquement les activités mentales de l humain en situation de conduite (figure 1). Figure 1 : Exemple de simulation de la CS d un conducteur novice en approche d intersection (extrait de Bellet, Bailly, Mayenobe et Georgeon, à paraître en 2007) Dans ce modèle, la CS est assimilée à la représentation mentale tactique (Van der Molen et Bötticher, 1988) qu élabore le conducteur de la situation de conduite dans laquelle il évolue. Cette représentation n est pas une copie conforme de la réalité objective. Fondée sur un savoir opératoire acquis par la pratique (les «schémas de conduite» ; Bellet, 1998), c est un modèle simplifié et déformé du réel, finalisé par l activité en cours, une interprétation (implicite ou explicite) élaborée à un instant précis, en fonction des buts que le conducteur poursuit, de l expérience qu il possède, des capacités de traitement dont il dispose, et des ressources attentionnelles qu il mobilise pour la conduite à cet instant. C'est sur la base de 4

cette représentation mentale, définie dans COSMODRIVE comme la Conscience explicite et implicite de la Situation, que le conducteur explore l environnement, anticipe les événements, prend ses décisions et, in fine, agit sur les commandes du véhicule. De fait, si cette représentation est erronée, le comportement de conduite sera inadapté et risque, le cas échéant, de conduire à l'accident. Dans l objectif d étudier en profondeur ces représentations, le LESCOT a développé une méthodologie d investigation spécifique (Bailly, 2004 ; Bailly, Bellet, Goupil, 2003). Cette méthode repose sur la présentation de courtes séquences vidéo brutalement interrompues. La dernière image de la séquence préalablement modifiée (suppression ou ajout d un élément de la scène) est alors présentée au sujet, et celui-ci se doit (i) d indiquer si cette image a ou non fait l objet de modification, (ii) de préciser la nature de la modification détectée. Il convient de préciser que toutes les modifications effectives portent sur des éléments importants, du point de vue de la conduite automobile. Ainsi, ne pas détecter une modification signifie que le conducteur, à cet instant tout au moins, ne dispose pas d une Conscience de la Situation adéquate pour garantir sa sécurité (ex : non prise en compte d un événement critique, mauvaise interprétation des règles de priorité d une intersection, etc). La passation du protocole peut s effectuer en condition de Simple Tâche, ou en parallèle d une tâche de calcul mental (Double Tâche), ceci afin de mesurer les effets d une tâche secondaire sur la Conscience de la Situation et d apprécier, du point de vue de l élaboration de la représentation mentale de la situation, le poids respectif des traitements automatiques versus attentionnels. Populations (groupes de 10 à 20 sujets) En condition de Simple Tâche En condition de Double Tâche Conducteurs expérimentés (20-40 ans) 74,9 % 61,5 % Conducteurs Novices (18-30 ans) 58,5 % 42,7 % Conducteurs Agés (+ de 65 ans) 50,3 % 44,5 % Tableau 1 : Etude de la Conscience de la Situation chez le conducteur automobile : Pourcentages de bonnes détections de modifications sur des séquences vidéo des scènes routières Les résultats obtenus au moyen de ce protocole (tableau 1) ont permis de montrer des différences statistiquement significatives pour l ensemble des sources de variation considérées. On constate ainsi, par exemple, que la performance des conducteurs en matière de détection des modifications dépend : - De l expérience de conduite : les conducteurs expérimentés réalisent la meilleure performance parmi l ensemble des sujets (75 % de bonnes détections des modifications). - De l âge : en condition de simple tâche, la performance des conducteurs âgés est inférieure de 25 % à celle des conducteurs expérimentés, même si l expérience permet de compenser en partie l effet de l âge (moindre écart par rapport aux novices). - Des ressources attentionnelles mobilisées : le fait d effectuer une tâche de calcul mental durant le visionnage des séquences dégrade sensiblement la performance des sujets. 5

4. Conscience de la Situation en aéronautique : un concept lié à l automatisation Depuis la fin des années 80 - et en moins de 10 ans - la Conscience de la Situation est devenue un thème central des travaux de psychologie en aéronautique. Ce phénomène d engouement spontané, notamment de la part de la communauté aéronautique anglosaxonne, est intimement lié au processus d automatisation et d informatisation des postes de pilotage d avion. La complexité croissante des instruments de bord - nécessitant de la part des pilotes d intégrer de plus en plus d informations de différentes natures et pouvant être source d erreurs et de catastrophes aériennes - est à l origine du développement fulgurant de ce champ d investigation scientifique. Si, comme nous venons de le voir, les travaux consacrés à la CS ne constituent pas à proprement parler une révolution sur le plan théorique (pour une revue plus complète de la question, voir Bailly 2004), ils ont en revanche permis d attirer l attention des ingénieurs-concepteurs aéronautiques sur des connaissances relativement bien établies en psychologie cognitive ou en ergonomie (notamment pour ce qui est de l ergonomie francophone), travaux parfois méconnus ou insuffisamment pris en compte lors de l aménagement des cockpits d avion. Avant de développer cette question, il convient de rappeler brièvement l historique du processus d automatisation en matière de pilotage d avion. Si les premiers pilotes automatiques sont apparus dès les années 30 (Boy, 2003), c est surtout à partir des années 60 et 70 que les dispositifs d assistance ont commencés à se développer, en vue de limiter les risques d accident, de minimiser les coûts d exploitation (réduction du nombre des personnels navigants), et d aider l équipage dans la réalisation d une tâche de plus en plus contrainte. Dans un premier temps, se sont d abord les activités de type habiletés (Rasmussen, 1986) qui ont fait l objet d une automatisation. Mais à partir des années 80, c est l activité de pilotage dans son ensemble, y compris dans sa composante décisionnelle, qu il s est agi d automatiser ou d informatiser. Aujourd hui, sur la plupart des avions de lignes, la commande des organes de vol passe par des calculateurs : le pilote donne des ordres ou demande des informations aux assistances informatiques via des interfaces de dialogue (clavier et écrans). Si les premiers modèles de pilote automatique assuraient d ores et déjà la stabilité de l avion dans les trois dimensions de l espace, les systèmes de «Flight Management» actuels peuvent également réaliser le suivi d un itinéraire complet. De nombreux systèmes informatiques contribuent par ailleurs à l efficacité (ex : calculateur d optimisation du profil de vol et de la vitesse, gestion du carburant) et la sécurité du vol (ex : détection d avaries, proposition de diagnostics ou de solutions, système anti-collision TCAS). En outre, toutes les actions mises en oeuvre par le pilote sur les organes de commande (manipulation du «manche» et des gaz) sont asservies et réalisées, in fine, par des automates. Sur des avions comme l A320, la technologie exerce même un véritable contrôle sur l activité humaine, dans la mesure ou l automate examine les conséquences des impulsions directionnelles transmises par le pilote sur le manche et/ou la manette des gaz (poussée des réacteurs) avant de les exécuter... ou de les refuser (en fonction d enveloppes de tolérance fixées par les ingénieurs aéronautiques). De toute évidence, la tâche de pilotage des avions modernes est très différente de celle des aéronefs des années 50. La plupart des phases du vol peuvent désormais être prises en charge par l automate et, hormis lors du décollage ou de l atterrissage, le pilote a pour mission principale de programmer le plan de vol et de superviser son exécution par les dispositifs automatiques. L apport de l automatisation et de l informatisation pour l aéronautique est indéniable. Ceci en termes d efficacité (ex : vol en conditions dégradées, régularité des vols, gains sur le coût de fonctionnement) comme de sécurité (l avion reste aujourd hui le moyen de transport le 6

plus sûr). Toutefois, dès le début des années 80, le secteur aéronautique a pris dramatiquement conscience des difficultés cachés que pouvaient aussi recéler l informatisation du cockpit et l automatisation croissante de l activité de pilotage. C est précisément dans l objectif de mieux comprendre ces difficultés que se sont développés les travaux sur la Conscience de la Situation (ex : Jones et Endsley, 1996). L analyse des accidents a permis de montrer qu audelà des effets positifs, l automatisation pouvait aussi être source de dysfonctionnements dans le couplage Homme-Machine (Amalberti, 1992, 1996). Si le nombre d erreurs liés à la technicité de pilotage ou à de mauvais réflexes (qui représentaient 40 % des causes d accidents dans les années 70) a considérablement réduit dans les années 80, toute une nouvelle gamme d erreurs - relevant de l interaction Homme-Machine et des représentations que se fait l opérateur humain de la situation de vol comme des assistances - est apparue. En termes de CS, l automatisation et l informatisation du poste de pilotage produisent en effet deux modifications substantielles. En premier lieu, cela induit une certaine perte de contact direct avec le réel de la part du pilote et de l équipage, tant du point de vue de la perception de l environnement (ex : pilotage aux instruments) que du point de vue des actions sur les commandes (systématiquement relayées par l automate). La CS ne se fonde plus aujourd hui sur l observation directe du réel, mais au travers d une couche technologique plus ou moins opaque pour l opérateur humain. Dans les avions modernes, le pilote est largement tributaire des affichages et des automatismes (il ne pourrait parfois plus remplir correctement sa mission sans eux), et cela peut l exposer dans certains cas à des difficultés d interprétation ou de sélection de l information pertinente (voire, de surcharge perceptive ou cognitive), parmi un flot de données symboliques souvent abstraites, parfois très éloignées de la réalité physique des phénomènes. La seconde révolution porte sur le rôle de l opérateur humain dans le pilotage de l avion. D acteur principal en charge de réaliser l intégralité de la tâche, le pilote est peu à peu devenu un superviseur d automatismes, avec comme principale mission de s assurer du bon fonctionnement des dispositifs et de la conformité du vol aux plans préprogrammés. Ceci est loin d être neutre en termes de CS : moins impliqué dans la boucle de pilotage, le pilote peut éprouver parfois de réelles difficultés à se construire une représentation de la situation adéquate, CS indispensable à la réalisation des tâches dont il a encore la charge (la supervision de l automate, et la reprise en main des commandes en cas de panne). 5. Trois leçons de l aéronautique en matière d automatisation et de CS L analyse historique du processus d automatisation du pilotage d avion est riche d enseignements pour le secteur automobile. Au fur et à mesure que l ingénieur a été en mesure de proposer des dispositifs susceptibles de prendre en charge une composante de l activité humaine, celle-ci a été confiée à l automate, ne laissant au pilote que les tâches résiduelles. Cette approche techno-centrée de l automatisation (infiniment plus conditionnée par l offre technologique que par les besoins effectifs de l opérateur), et ses effets potentiels en termes de CS, sont à l origine de certaines erreurs humaines et/ou de dysfonctionnements dans le «couplage Homme-Machine» (Amalberti 1996). Le plus classique est sans conteste une mauvaise ergonomie des interfaces 1 (de commande, ou de diffusion des informations). 1 Ce type de problème a notamment été évoqué par la commission d enquête en charge de se prononcer sur l accident du mont Saint-Odile : parmi les conclusions de cette commission, l une fait clairement état de problème dans l ergonomie des interfaces : deux modes de pilotage automatiques ont pu être utilisé par l équipage en phase de descente (le mode HDG-VS et le mode FPA). Selon le mode choisi, le système affiche (au même endroit) la vitesse verticale ou l angle de descente. Il est probable que l équipage ait confondu les deux modes, ce qui aurait entraîné soit une erreur d interprétation de l information affichée, soit une erreur dans le choix de le valeur consigne (valeur d angle de descente pour le pilote alors que, dans le mode courant, la 7

Les constructeurs aéronautiques sont conscients de ces problèmes, et les efforts consentis pour éviter qu ils n apparaissent ont été et continuent d être importants. Le second type d erreur est plus problématique, car il échappe bien souvent aux concepteurs. Ces erreurs résultent directement des difficultés qu éprouvent les pilotes dans la compréhension du fonctionnement de la technologie (de l avion dans son ensemble comme des systèmes embarqués d assistance au pilotage). Comme l analyse Amalberti (1992), les pilotes ont en général beaucoup de mal à se représenter les relations profondes unissant le différents sous-systèmes de l avion et, par conséquent, leur activité de pilotage repose exclusivement sur une connaissance de surface empirique (fruit de l usage) comportant de nombreux traits magiques (telle action a - en apparence - tel effet, sans qu un lien causal puisse être identifié). Il est par ailleurs fréquent, de la part des pilotes, d engager des procédures visant à détourner les systèmes de leur finalité primitive, sans qu il n y ait une véritable conscience des conséquences effectives de ces procédures. Ainsi, par exemple, les équipages qui veulent commencer à descendre avant le point fixé par l ordinateur indiquent tout simplement à celui-ci qu ils vont mettre le dégivrage en marche, ce qu ils ne feront pas, ou ils programment un vent arrière purement fictif. Le calculateur établit alors un nouveau point de début de descente qui satisfait le pilote (Nouvelles Sécurité Aérienne, 1989; cité par Amalberti, 1992). De la même manière, les pilotes peuvent utiliser le même type de «subterfuge» en vue d éviter la mise en route de certaines protections automatiques (ex : sortie du domaine de vol). On conçoit aisément que ces procédures puissent être à l origine d incidents sévères voire, d accidents. Ainsi (Amalberti, 1992) il semble que le pilote se sente très vite à l aise dans les nouveaux cockpits, mais cette apparente facilité masque de nombreuses lacunes dans sa connaissance des soussystèmes et de leurs inter-relations. Il prend donc des risques qu il croit maîtriser sans en calculer les conséquences effectives à plus ou moins long terme. De toute évidence, la CS n est pas à appréhender sous l angle exclusif de la situation extérieure à l avion ; elle intègre aussi le fonctionnement des automates et s inscrit dans le cadre de la «boucle de pilotage» considérée dans son ensemble. Une dernière difficulté se rapporte au rôle l humain dans l activité de pilotage. Relégué dans une fonction de superviseur, jusqu à quel point le pilote est-il encore en mesure de faire correctement face à sa mission : gérer les situations inattendues (hors du domaine de validité des assistances), ou assurer une reprise de contrôle manuelle en cas de défaillance des automatismes? Ces problèmes sont bien connus de l ergonome et constituent ce que Bainbridge définit comme les ironies de l automatisation (1987). En premier lieu, il est important de savoir qu un humain, même très motivé, ne peut maintenir un niveau de vigilance élevé au-delà de périodes assez courtes, tout du moins lorsque la tâche a réaliser est monotone. Il se révèle donc par nature relativement peu performant dans le cadre de tâches résiduelles de surveillance, dirigées vers des événements anormaux et rares. Un autre problème tient à la difficulté de la tâche de diagnostic en cas d incident. Pour pouvoir accomplir correctement cette tâche (en dépit du stress inhérent aux situations critiques), le pilote doit disposer d une représentation (ou Conscience de la Situation) adéquate, intégrant non seulement l état actuel mais aussi l historique du procès, c est-à-dire aux états antérieurs susceptibles d expliquer cette évolution vers un état critique. Si le pilote n est «réintroduit dans la boucle» de pilotage qu au moment de l incident, il n y a aucune chance pour qu il dispose en mémoire des informations nécessaires à la réalisation d un bon diagnostic. En outre, le temps nécessaire pour qu il reconstruise mentalement cet historique (si jamais cela est possible) risque d être trop important pour éviter l accident. Enfin, le dernier problème que l on peut évoquer ici concerne la perte potentielle de compétences concernant les phases de même valeur se rapportait à la vitesse verticale) prise en compte par le système d assistance (pour une analyse plus détaillée, se référer à Hoc [1996], pp. 133-136). 8

pilotage automatisées. On touche ici aux connaissances opératoires sous-jacentes à la conscience de la situation, sur lesquelles doit s appuyer le pilote en cas de panne des automatismes, et ceci que ce soit à des fins de diagnostic (dimensions interprétative et anticipative de la CS) ou que ce soit à des fins de reprise de contrôle manuel des commandes. Or, l un des paradoxe de l automatisation est justement de priver les pilotes des occasions d exercer cette pratique, alors que cette dernière est indispensable au maintien des compétences ou à l acquisition des habiletés supposées être mises en œuvre en cas de défaillance de l automate. 6. Conclusion : Conscience de la Situation et Copilotage automobile Les questions d automatisation de la conduite et de Coopération Homme-Machine sont aujourd hui au cœur des réflexions dans le secteur automobile, et il semble donc pertinent de s intéresser de près à l histoire de l avionique, que ce soit pour tirer profit de l expérience acquise et permettre un transfert de connaissances (voire de technologies), ou que ce soit pour éviter de reproduire certaines erreurs de conceptions en matière d aide au conducteur et de couplage Homme-Machine. Il est néanmoins essentiel de souligner au préalable qu il existe des différences substantielles entre ces deux domaines d application. Outre le fait que nous n avons pas du tout à faire aux mêmes populations cibles (des professionnels durement sélectionnés, régulièrement formés, et en pleine possession de leurs moyens d un côté versus l essentiel de la population adulte dans toute sa diversité de l autre), ni aux mêmes contraintes économiques (ex : le prix d un avion est sans commune mesure avec celui d une automobile) ou juridiques (ex : véhicule individuel versus moyen de transport collectif assuré par une compagnie), la différence tient aussi dans l hétérogénéité de l environnement de conduite (plus complexe et mouvant sur la route qu en plein ciel), ainsi que dans celle des véhicules, des usagers de la route, des infrastructures, etc. Le problème de l assistance à l opérateur humain se pose par conséquent de façon très différente selon que l on se situe dans l un ou l autre de ces secteurs. Ainsi, l automatisation totale n est certainement pas l objectif prioritaire à viser en matière de conduite automobile, et la logique de conception «technocentrée», qui a somme toute largement présidé à l automatisation progressive des avions (quitte à modifier radicalement l activité du pilote et à devoir le sélectionner puis le former en conséquence) s avère pour le moins inappropriée au domaine routier. Il s agit donc de privilégier une démarche de conception résolument centrée sur l homme (les anglo-saxons parlent de Human-Centered Design) dans le cadre de laquelle les assistances doivent impérativement être définies en fonction des besoins et des caractéristiques des conducteurs d automobile. Si l ingénieur est en mesure de proposer une technologie, la question princeps est néanmoins de savoir si cette offre correspond effectivement aux besoins des conducteurs, puis de s assurer que le dispositif d assistance sera à même de bien s intégrer dans l activité de conduite ; condition sine qua none pour permettre son acceptabilité future par l utilisateur final. L ensemble de ces considérations invite à situer d emblée la question de l automatisation de la conduite automobile dans une logique de Co-pilotage (Bellet, Hoc, Boverie, Boy, 2006) : deux agents, l humain et la machine, unissent leurs efforts et coordonnent leurs actions pour l atteinte d objectifs communs, et c est au final le «Système Homme-Machine» dans son ensemble qui est en charge de piloter le véhicule. Sans reprendre ici un argumentaire déjà développé par ailleurs, nous souhaiterions simplement insister dans cette conclusion sur deux points d importance en matière de CS et de Copilotage automobile. 9

En premier lieu, la Conscience de la Situation appréhendée comme la représentation mentale occurrente qu élabore le conducteur de la situation de conduite - est sans conteste une thématique de recherche importante pour l automobile, notamment pour ce qui touche aux questions de sécurité routière (compréhension des accidents, formation des conducteurs ou évaluation des aptitudes à la conduite, conception de futurs dispositifs d assistance, etc). Si les travaux sur la CS réalisés dans le domaine aéronautique ne sont pas véritablement nouveaux sur le plan théorique (en matière d analyse de la cognition humaine), ils le sont en revanche beaucoup plus du point de vue pratique. En posant le «modèle mental» élaboré par le pilote au cœur des réflexions, ils ont permis une meilleure prise en compte de cette question dans les processus de conception des assistances et/ou d aménagement du cockpit. Il semble donc pertinent de chercher à faire de même dans le domaine de la conduite automobile. En outre, la CS est une question clef en matière de Coopération Homme-Machine automobile. D un côté, un dispositif de Copilotage doit s inscrire en «soutien» de l activité humaine. Il ne s agit généralement pas se substituer au conducteur, mais plutôt de l assister dans la réalisation de sa tâche afin de lui permettre d atteindre au mieux l objectif qu il se fixe. Une bonne coopération entre l homme et la machine ne peut cependant s envisager que dans la mesure où l un et l autre partagent un Référentiel Commun (Hoc 2001), c est-à-dire un certain accord en termes de Conscience de la Situation, tant pour ce qui concerne l analyse de l environnement et des conditions de conduite, que pour ce qui touche à la répartition des tâches et des rôles respectifs de chacun (homme et automate) dans le pilotage du véhicule. Toutefois, un véritable Copilote doit aussi savoir adopter un regard «critique» sur l activité humaine (en juger de la pertinence, au regard des conditions de conduite) et s inscrire «en relais» du conducteur humain, lorsque celui-ci commet une erreur manifeste, ou lorsqu il se trouve ponctuellement dans l incapacité de faire face à la situation. Il s agira alors dans ce cas de lui faire prendre Conscience de la criticité de la Situation et, le cas échéant, de l assister dans la maîtrise ou la gestion des risques. De toute évidence, concepteurs Aéronautiques et Automobiles ont tout à gagner à interagir sur ces questions de Conscience de la Situation et de couplage Homme-Machine, chacun pouvant apprendre beaucoup de l autre. Gageons même qu il s agit là d une voie de recherche riche de perspectives. 7. Bibliographie Air Transport Association of America (1989). National Plan to Enhance Aviation Safety through Human Factors Inprovements. Washington, D.C. : Author. Amalberti R. (1992). Sécurité des vols et automatisation des cockpits, Le Transpondeur, n 7 (Le pilote, l automatisation et l ingénieur), pp. 7-16. Amalberti R. (1996). La conduite de systèmes à risque, Paris, PUF. Amalberti R., & Deblon F. (1992). Cognitive modelling of fighter aircraft's control process : a step towards intelligent onboard assistance system, International Journal of Man-Machine Studies, 36, p. 321-346. Bainbridge L. (1987). Ironies of a utomation, in J. Rasmussen, J. Duncan & J. Leplat (Eds), New technology and human errors, New York : Wiley p. Banbury S. & Tremblay S. (2004). A cognitive approach to situation awareness: theory and application, Ashgate. Bailly B. (2004). Conscience de la situation des conducteurs : Aspects fondamentaux, méthodes, et apllication pour la formation des conducteurs. Thèse de Doctorat, Université Lyon2. 10

Bailly B, Bellet T, Goupil C (2003). Driver s Mental Representations : experimental study and training perspectives. First International Conference on Driver Behaviour and Training, Stratford-upon-Avon, England, November 2003, Actes sur CD-Rom,8 pages. Bellet (1998). Modélisation et simulation cognitive de l opérateur humain : une application à la conduite automobile. Thèse de Doctorat, Université Paris V. Bellet T., Bailly B., Mayenobe P., Georgeon O. (à paraître début 2007), Cognitive modelling and computational simulation of drivers mental activities, in P. Cacciabue and C. Re, Critical Issues in Advanced Automotive Systems and Human-Centred Design, London, Springer Verlag, p. 317-345. Bellet T, Tattegrain-Veste H. (1996) «Cognitive modeling of the driver with an Object-Oriented Modeling Technique», Proc. of IEEE Conference on Systems, Man and Cybernetics: Computational Engineering in Systems Application (CESA 96), p. 513-518. Bellet T, Tattegrain-Veste H (2003), COSMODRIVE : un modèle de simulation cognitive du conducteur automobile. In JC Spérandio et M. Wolf (eds), Formalismes de modélisation pour l'analyse du travail et l'ergonomie. Paris, Presses Universitaires de France, pp.77-110 Boy G. (2003). Introduction à l ingénierie cognitive. In G. Boy (ed), Ingénierie cognitive : IHM et Cognition, Paris : Hermès, 23-51. Endsley M.R. (1988). Design and evaluation for situation awareness enhancement. Proceeding of th Human Factors Society 32nd Annual Meeting, Santa Monica, CA. Endsley M. R. (1995). Toward a theory of situation awareness in dynamic systems. Human Factors, 37 (1), p. 32-64. Hoc J.M. (1996) Supervision et contrôle de processus : la cognition en situation dynamique. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble. Hoc J.M (2001). Towards a cognitive approach to human-machine cooperation in dynamic situations. International Journal of Human-Computer Studies, 54, 509-540. Hoc J.M., & Amalberti R. (1995). Diagnostic et prise de décision dans les situations dynamiques. Psychologie Française, 39, 2, p. 177-192. Jones D.G., & Endsley M. R. (1996). Sources of situation awarenss errors in aviation. Aviation Space Environment Medecine, 67(6), p. 507-512 NASA ; National Aeronautics and Space Administration (1988). Aviation Safety/Automation Plan for Research Initiative. Described in Morello S.A. (ed). Report of the Workshop on Aviation Safety/Automation Program (1990), Nasa Conference Publication 10054, Langley Resaerch Center, Hampton, Virginia, 44 p. Morello S.A. (1990). Report of the Workshop on Aviation Safety/Automation Program Nasa Conference Publication 10054, Langley Resaerch Center, Hampton, Virginia, 44 p. Rasmussen J. (1986). Information processing and human-machine interaction : an approach to cognitive engineering, Amsterdam, North Holland. Richard J.F. (1990). Les activités mentales. Comprendre, raisonner, trouver des solutions. Paris, Armand Colin. Starter N.B, & Woods D.D. (1991) Situation awareness : a critical but ill-defined phenomenon. The International Journal of Aviation Psychology, 1(1), p. 45-57. US Air Force 57th Fighter Weapons Wing (1986). Intraflight Command, Control, and Communication Symposium Final Report : Nellis Air Force Base, NV : Author. Van der Molen H.H., & Bötticher A.M.T. (1988). A hierarchical risk model for traffic participants. Ergonomics, 31, 4, 1988, p. 537-555. Van Elslande P. (2001). Dynamique des connaissances, catégorisation et attentes dans une conduite humaine située. L'exemple des «erreurs accidentelles» en conduite automobile. Thèse de Doctorat, Université Paris V. 11