CLAUDEL LE POETE ET LA BIBLE

Transcription

1 COLLECTION ANNALES LITTÉRAIRES DE L'UNIVERSITE DE FI~ANCHE-COMTÉ CLAUDEL 00 LE POETE ET LA BIBLE Actes du colloque des octobre 1998 à la Bibliothèque Nationale de France Publication du Centre Jacques-Petit PRESSES UNIVERSITAIRES FRANC COMTOISES

2 OUVERTURE DES DÉBATS SOUS LA PRÉSIDENCE DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL JEAN-MARIE LUSTIGER DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE Je me sens à la fois doublement déplacé et doublement obligé d'être ici. Non seulement pour des raisons de reconnaissance et de lecteur à l'égard de Paul Claudel qui, comme pour beaucoup de gens de ma génération a été une sorte de lumière dans le chemin où nous avancions mais aussi parce que je viens ici à deux titres: le premier, et le plus important, c'est de rappeler la voix du Cardinal Decourtray. J'avais commencé à méditer sur le propos que je voulais tenir devant vous et un peu par hasard j'ai retrouvé la conférence qu'il avait faite à Brangues sur Claudel et la Bible et cette conférence admirable, «Une lecture claudélienne de la Bible», prend à bras-le-corps ce qui aura été l'objet même de mon propos: et je me suis senti alors tout à fait à côté de la maîtrise avec laquelle Albert Decourtray avait travaillé ce sujet y mettant toute sa science d'exégète, d'historien sur ce point en tout cas, et de claudélien. Il fait, me semble-t-il, d'une façon presque achevée le tour de la question et un certain nombre de ceux qui sont dans cette salle sont cités dans cette conférence du Cardinal Decourtray. Je ne sais pas si je serais indiscret en vous invitant à la relire peut-être et je n'ose pas vous le dire, à l'annexer à vos travaux, mais elle le mériterait en tout cas car elle est absolument dans l'objet.

3 12 Jean-Marie Lustiger Le second titre, c'est un témoignage plus personnel et vous pardonnerez l'allure libre de mon propos mais cela touche à un point tout à fait essentiel de notre génération, de ma génération en tout cas. Une anectode d'abord qui m'a poursuivi c'est un événement qui remonte à l'année scolaire où en Sorbonne je préparais le certificat d'études littéraires françaises, je ne sais plus si cela s'appelait comme cela ou de «français» et nous avions au programme La Chanson de Roland. Un professeur de l'école des Chartes remplaçait le titulaire de la chaire qui était momentanément absent et voilà ce qu'il nous a exposé et qui m'a beaucoup frappé: il nous exposait d'abord les théories plus ou moins folkloristes sur la composition de la Chanson de Roland et la décomposition du texte en sources différentes pour essayer de trouver des documents antécédents et prendre une sorte de genèse littéraire du texte pour en restituer des sens successifs. Et ce professeur nous expliquait que vint un vaillant Français qui s'appelait Joseph Bédier et qui disait en substance: «Messieurs les professeurs nous n'arriverons jamais au bout de vos hypothèses: ce texte existe par lui-même, il a sa cohérence, prenons-le tel qu'il est, et étudions-le pour ce qu'il se donne. Vos suppositions ont certes un certain intérêt mais inférieur au texte lui-même. Prenons ce texte et essayons d'entendre ce qu'il nous dit». J'étais enchanté de cette perspective en même temps qu'intéressé par le souci critique et historique que manifestaient ces savants d'outre- Rhin qui dominaient de loin de leur hauteur et de leur savoir le travail universitaire. Peu d'années après j'accédais aux études philosophiques et théologiques en vue de devenir prêtre et j'accédais à la lecture de la Bible. Claudel était des livres de chevet que l'on traînait et la stance claudélienne, il n'était pas très difficile de la recevoir, de voir la parenté littéraire, bien plus que cela, spirituelle entre le rythme claudél ien, la pensée c\audélienne telle que dans les Ordres l'on pouvait la recevoir à cette époque-là, et le texte même de la Bible que je lisais dans Crampon. Le premier souci que j'eus au séminaire, poussé par tous nos professeurs, a été de prendre une édition de Vel Ahausen, le

4 Claudel: le poëte et la Bible grand exégète du milieu du XIXe siècle allemand, qui avait décomposé le Pentateuque en différents documents selon leur origine littéraire supposée et j'ai passé un an à colorier une bible Segond, car elle était meilleur marché que la bible Crampon, et j'ai décomposé le texte en petits fragments de couleur, pour m'apercevoir assez vite que les querelles des exégètes faisaient que l'on n'était jamais sûr de l'attribution d'un passage à telle couleur ou à telle autre. Quand on essayait de recomposer le fil du récit, on était tout le temps sur des trous. Alors, bien sûr, il y avait les doublets célèbres que cette hypothèse permettait de démêler, mais à part ça, sorti de ces exemples, c'était quand même une réduction du sens à l'histoire supposée. Et donc, il était désormais interdit de lire la Bible autrement que sous la férule d'un professeur qui vous disait ce qu'il fallait lire et comment il fallait le lire. Et comme notre science était faible au regard de ces immensités de savoir, nous ne pouvions pas lire la Bible. Bien sûr, dans le même moment, dans le latin de la Vulgate, nous chantions et nous écoutions dans la liturgie des pages entières, comme Claudel à la même époque. Bien sûr, j'avais lu, outre quelques pages de Claudel; sur ce terrain, j'avais aussi lu dans Péguy, avec délices, la mise en cause des savants qui décomposent et martyrisent le texte au lieu, je crois que c'est dans Victor Marie Comte Hugo, il me semble que se trouvent ces pages. En tout cas, j'associe cela au bon passage sur Jérimadeth pour commenter Victor Hugo. Tout cela nous paraissait une insubordination de gens ignorants; et à la même époque déjà, le Père Daniélou, le Père de Lubac et quelques autres dans la revue de Dieu Vivant, déjà, où il y avait toute une rencontre d'esprits tout à fait remarquables, laissaient entrevoir que la pluralité des sens possibles ne devait pas permettre de réduire le texte de l'écriture à cette dissection qui interdisait toute autre utilisation que celle permise par les professeurs. Ce fut une énorme querelle et j'en fus la victime. Ce qui fait que Claudel reprit, je me souviens en particulier, la traduction des Psaumes. Au moment où il fallait utiliser les Psaumes, au moment où nous avons cherché à utiliser le texte

5 14 Jean-Marie Lustiger des Psaumes en français comme texte liturgique, toute nouvelle traduction me passionnait aussi vite que j'en étais dégoûté à la pratiquer quelques jours, car toutes étaient manifestement insuffisantes. J'ai pris la traduction des Psaumes de Claudel, notamment les cinq psaumes de la pénitence pour essayer de l'utiliser; c'était impossible car cette traduction était, non seulement une œuvre poétique, mais elle était à la fois une sorte de commentaire juxtalinéaire beaucoup plus qu'une traduction, qu'un décalque. Elle était au fond, déjà, quelque chose dont nous sentions confusément qu'elle était de l'ordre des commentaires patristiques et qu'au fond le premier mérite de Claudel, ça été un mérite que je crois obstiné parce que quand même votre volume commence en 1910 et la science allemande qu'il ne pouvait pas ignorer par ses fréquentations parisiennes, était disponible à qui voulait bien s'y pencher. Il s'est obstinément tenu à la Vulgate, au texte dont il disposait, aux Septantes et à quelques commentaires plus ou moins savants, où il a puisé son bien. Et son mérite, c'est que précisément il a fait ce qu'aujourd'hui les exégètes commencent à adopter comme principe: non pas une décomposition historique et critique du texte, non pas même une recomposition du texte lui-même selon les passages que l'on comprend ou l'on ne comprend pas. Si vous prenez telle traduction célèbre qui fit l'enchantement de ma jeunesse et encore jusqu'à ce jour, vous vous apercevrez que chaque fois que le texte massorétique, c'est-à-dire le texte reçu des rabbins qui ont vocalisé le texte hébraïque, comporte une obscurité, le traducteur, qui établit son texte d'abord, se permet de choisir parmi toutes les versions celles qui l'arrangent le mieux. Il cherche à trouver un sens là où il ne comprend pas ; il accommode le texte de telle sorte qu'il puisse comprendre et nous fournir un sens qu'il juge acceptable. Ce qui fait que nous avons un texte reconstitué qui est bien plus loin de la Notre- Dame de Viollet-le-Duc que ne l'était l'original. La reconstitution du texte est un travail tout à fait arbitraire qui ne nous permet pas d'entrer dans les aspérités même du texte reconnu. Le mérite de Claudel, c'est qu'il s'en tient à la

6 Claudel: le poëte et la Bible 15 Vulgate et aux Septantes. Et d'une certaine façon il fait ce qu'aujourd'hui les exégètes les plus convaincus et les plus avertis ont décidé de reprendre comme choix; non plus s'autoriser à décomposer le texte pour l'interpréter ou à le corriger pour avoir un sens acceptable, mais accepter le texte avec ses obscurités à nos oreilles ou à nos yeux, obscurités qui peut-être sont plus riches de sens qu'on ne peut le penser. L'intuition têtue et obstinée de Claudel fait de lui un poète pour aujourd'hui ou du moins que les savants d'aujourd'hui peuvent entendre, alors que quand j'étais jeune, on le mettait aux enfers. Et son deuxième mérite est d'avoir agi précisément par intuition, intuition consciente et délibérée. J'ai relevé quelques passages que vous connaissez sûrement mieux que moi, où il justifie son point de vue: cette lecture savoureuse de la Bible où il puise à pleines brassées le sens qui sans cesse jaillit comme d'un fruit savoureux, n'est pas seulement la projection des sens possibles par chacun des interprètes; ce n'est pas cette malheureuse Joconde que chaque peintre aujourd'hui va réinterpréter selon son talent; c'est vraiment le texte lui-même qui fournit comme une source ininterrompue, une plénitude de sens qu'aucun commentateur ne peut épuiser. Non pas que le texte puisse dire n'importe quoi, il dit ce qu'il a à dire. Mais ce qu'il a à dire dépend de celui qui l'écoute et de celui qui l'exprime. D'où l'inépuisable richesse de sens que l'on voit jaillir dans Claudel, non pas que j'adopte en tout et en tous les détails les interprétations qui sont les siennes, elles sont toujours respectables, mais précisément elles s'inscrivent dans la tradition la plus forte et il le sait et il le dit, à la fois de la tradition interprétative juive, celle antérieure à l'ère chrétienne et celle qui continue jusqu'à nos jours, et aussi dans toute la richesse de la tradition patristique. À la limite, je sais que ce serait un peu audacieux et je ne crois pas que je serais tout de suite entendu à Rome, mais je serais presque prêt à soutenir qu'on peut inscrire Claudel parmi les Pères de l'église, au moins par son esprit et sa méthode. Et à ce titre - et je vous renvoie vraiment à l'étude de Mgr Decourtray qui fait état de différents travaux notamment du

7 16 Jean-Marie Lustiger Père Grelot et quelques autres - la proscription de cette littérature est aujourd'hui impossible y compris chez les exégètes. Car ce basculement qui fait qu'aujourd'hui les exégètes quelles que soient leurs origines confessionnelles, reconnaissent - le mouvement est venu en partie des États-Unis, mais il s'étend maintenant à toutes les universités -, les exégètes reconnaissent les limites de la méthode historico-critique pour établir le sens. Elle fournit des éléments intéressants contestables ou limités, mais elle laisse entière la question: «ce texte tel qu'il est: que dit-il, et à qui? et que nous dit-il?». Et cela, on voit combien les études théologiques, notamment celles du Père de Lubac que j'ai déjà citées, étaient anticipatrices par rapport à l'évolution de la science la plus pointue en cette matière. Voilà j'arrête là mon propos, mais vraiment je vous supplie pour l'honneur de l'église, de l'académie Française et des Cardinaux de bien vouloir prendre en considération la conférence de Mgr Decourtray.