Valérie Domelle. Noces de perles. Tome 1

Transcription

1 Valérie Domelle Noces de perles Tome 1 2

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3 Ça commence. Par une tache d eau comme une pupille dilatée. Au fond de grands yeux clairs. Des vagues roulent vers le large. Comme un corps qui s éclate. Un rempart d os fait le mur dans sa tête. Dans un bateau que décèle un miroir. Elle voyage. Une autre fois. 2 3

4 Samedi 9 octobre Un bateau découpe une mer froide et fonce au loin. Il n y a rien d autre. Audrey Kléber, assise sur le bord du bateau regarde la mer. Elle revient de loin. Alors elle commence sa terminale trois semaines après les autres. Elle ouvre son sac, en sort un magazine de mode, Repère des vêtements. Une veste en tweed, des chaussures en daim clair, une écharpe vert d eau. Elle devra aussi aller chez le coiffeur. Ses cheveux se sont abîmés depuis cette histoire. Audrey pense à ce qu elle fera après son bac. De l histoire et de la photo. Elle se dit qu elle doit mener à bien sa terminale. Mais la nuit, les sirènes, les voitures, ses amis et les feux de détresse se brouillent encore dans sa mémoire. 24

5 Alors Audrey se fait violence. Elle pense à son labo photo. De nouveau, elle revoit des visages dans les bacs. Audrey s efforce encore de les passer sous silence. 2 5

6 Elle se dit qu elle a beau chercher pourquoi ce jour-là ils ont voulu sortir, qu elle ne saura jamais. La seule réponse est une infime partie du bateau que son regard isole. Audrey pense qu avec le temps les blessures se cicatrisent à jamais. Une espérance sans fin enveloppe son corps, une espérance absolue, à la mesure de l étendue qui s offre à son regard. Elle pose le magazine près de son sac, cherche la dernière lettre d Hélène. Elle entrouvre l enveloppe, déplie la lettre. ( ) J ai photocopié mes cours pour toi, il parait que c est la dernière année du prof d allemand, les cours de maths sont longs. Le prof de philo est super. La liberté est au programme cette année. L autre jour, il nous a fait un cours sur la liberté, il nous a dit qu elle mène l univers, puis il a interrogé chaque élève. Et pour vous, qu est-ce que la Liberté? Personne n a répondu. 26

7 Mais encore, mais encore, continuait le prof. Et bien mes enfants, vous apprendrez que la Liberté, c est de pouvoir choisir. Et de pouvoir choisir entre quoi et quoi s il vous plait? Et bien mes enfants, la Liberté, c est par exemple de pouvoir choisir entre le feu et l eau. On n entendait pas une mouche voler. ( ) 2 7

8 Mais Audrey lève les yeux de sa lettre et regarde la mer. Elle se donne au bruit continu du moteur qui clapoter la surface de l eau bleue. Le voyage est long. Encore trois heures pour arriver à Nice. Au loin, elle aperçoit les côtes dans un brouillard diffus. Mais le bruit des sirènes et les lumières apocalyptiques accusant le ciel noir, reviennent dans sa mémoire. «C est presque la dernière soirée où il y a tant d étoiles» entend-elle encore en elle. «Si je n avais rien dit, ils n auraient jamais pris la voiture» Audrey réentend la chanson de l été, elle achètera la musique. Puis elle repense à ces nuits où elle tournait sans cesse sur elle-même jusqu à n en plus pouvoir. Elle regarde là-bas. Devant elle la mer. 28

9 Derrière la mer. En deçà la mer. Au-delà le ciel. Et en elle un espace qui défile dans sa mémoire. 2 9

10 Elle regarde au loin, enlève son chandail blanc, dénoue son écharpe claire, et respire, les yeux clos et la tête penchée lovée hors de son propre corps. Elle est heureuse, elle n a plus peur. C est son secret, ce duel pour délier ses liens. Belle de la lumière de ses propres espoirs qu en elle-même elle écoute, elle croise ses bras autour d elle, sourit, écoute le silence et contemple le vide. L écume joue avec la surface de l eau. Le sillage semble découper la mer. Audrey pose son bras sur la rampe du pont et y appuie sa tête. Elle reçoit l écume d une vague trop forte. Ça la fait sourire. Elle marche sur le pont du bateau. Son pied heurte une barre du plancher. Elle tombe à la renverse. Elle crie. Puis elle entend des pas venir jusqu à elle, Mais Audrey ne regarde ni ne bouge. C est comme coincé en elle, la force qui pousse à se protéger. 210

11 On l attrape, on la violente, on l empêche de crier. «Deux hommes en manteau noir avec des airs bizarres» C est tout ce que l on a pu savoir. 2 11

12 Depuis, il y a eu expertise, contre expertise, expertise médico légale. Mais on ne retrouva personne. Et Audrey dit qu elle ne se souvient plus de rien. 212

13 Une vie étrangère venait de prendre racine en elle. 2 13

14 Alors, Comme on déchire un drap. Le drap dans lequel enfant. Elle s était regardée dormir. On avait entrouvert ses jambes. Les yeux vaguement clos, elle voyait un brouillard pour sonder son corps avec des blocs de glace. On avait inséré un bloc puis un autre. Puis un autre. C était une femme de tête. Vêtue d étoffes blanches mal cousues. «Tiré à quatre épingles» Avait-elle entendu dire au-dessus d elle. Alors une nappe de glace s était répandue dans son ventre. Une nappe craquelée par l instant mortifié qui venait de faire corps en elle. Puis la glace s était froidement liquéfiée. Et semblable à un jet d écume. Elle s empressait de s extraire de la mer. Une balle tirée à blanc venait de se loger dans son cœur. 214

15 Un front têtu, le regard clair, des cheveux châtains. Un corps perdu dans des tenues souvent trop grandes pour elle. Telle est-elle. Les semaines qui passent dessinent sur son visage un orgueil lumineux et en elle luit une flamme presque altière qui dérange. Audrey répand sa présence. Après ses cours, elle se rend au café du Lycée, et reste là des heures, le visage enfumé. 2 15

16 Brice n a d yeux que pour elle. Ses cheveux bruns et son regard sombre fascinent Audrey mais elle ne le sait pas. Elle aime ses mains sûres et son corps à la fois solide et longiligne. Brice veut être photographe. Chaque matin, le premier arrivé attend l autre. Ils amènent des planches contact, encerclent leurs photos au marqueur noir, discutent pendant des heures. Les paroles de Brice fascinent Audrey. Mais elle ne le sait pas. Elle retient ses conseils, grave en elle ses idées, à l écoute de ses façons de voir. Elle voudrait prélever du réel le même regard que Brice. Parfois elle arrive très en retard ; mais Audrey n explique rien. Elle balaye le monde avec son regard dense qui hait ce qui ne rime à rien. Ses absences ressemblent à des espaces tombés du ciel. 216

17 Samedi 18 novembre Audrey rentre chez elle et s étend sur son lit. Une enveloppe blanche est déposée sur le carreau de sa fenêtre. Au-delà, Astrid joue avec des cailloux dans le jardin. Audrey se lève et referme sa porte. Elle allume une cigarette, la pose sur le cendrier, oublie de la fumer. Audrey sent battre les minutes et en elle les secondes. Elle s assoit sur son lit et regarde sa pièce. C est comme si soudain elle voyait pour la première fois : sa veste suspendue derrière sa porte, son livre à demi ouvert sur sa table, ses vêtements jetés sur sa chaise. Ses yeux s arrêtent sur son appareil photo suspendu par un clou. Tout semble luire d une étrange lumière autour d elle. Elle ne sait pas pourquoi. La tête appuyée sur sa main, elle entend les 2 17

18 aiguilles de sa montre, pour la première fois. Puis elle ouvre l enveloppe, déplie la lettre et lit le nom de Brice au bas de la page. 218

19 Elle retourne en classe, dit à Brice qu elle a reçu son mot, se rassied près de lui. Audrey écoute les leçons d Histoire et prend des notes. Les secondes, les minutes et les heures glissent sur elle comme un songe. Par delà sa mémoire, dressée contre elle-même, elle se mure. 2 19