«La Fracture numérique en France» ou le constat d impuissance de France Télécom Si l on s en réfère à la définition habituellement admise de la «Fracture numérique», il est convenu d indiquer par ce terme le différentiel existant en matière d équipement (ou d accessibilité aux nouvelles technologies d information et de communication) entre diverses zones géographiques ; et plus généralement entre des ensembles définis d utilisateurs potentiels de systèmes de communication (et d accès aux ressources documentaires ou autres bases de données) qui accèdent aux réseaux numériques. Ces même réseaux que les années 70-80 nommaient les «autoroutes de l information» et qui regroupent aujourd hui aussi bien la téléphonie mobile, la télévision, l Internet, l assistance à la navigation par satellites, etc. Qui dit différentiel d accès à ces autoroutes de l information - soit pour des raisons financières propres aux utilisateurs eux mêmes (prix des terminaux, des ordinateurs et des logiciels, coût de la maintenance, etc.), soit par sous équipement en terme d infrastructures publiques ou privées ou encore par manque de connaissance des utilisateurs - dit qu il existe une différence de traitement des individus et des entreprises entre ceux et celles qui profitent de ces technologies et les autres. En d autres termes, il existe une différence notoire entre ceux qui ont les moyens de s équiper et les autres, entre ceux qui vivent au cœur des grandes villes et ceux qui habitent et travaillent en campagne ou en montagne ou entre ceux qui maîtrisent ces technologies et les autres. Si l on s en tient aux arguments du premier propriétaire et gestionnaire du réseau téléphonique terrestre français (France Télécom) au travers de la mutation en cours de ses infrastructures par rapport au déploiement de l ADSL, force est de constater que les aspects techniques et financiers sont d une importance fondamentale et que les efforts de France Télécom pour rendre son réseau compatible avec le haut débit Internet pour le compte de sa filiale Wanadoo ou pour celui des autres FAI (fournisseurs d accès Internet) est tout à fait remarquable que ce soit en matière d investissement, de délai ou d adaptabilité des technologies de télécommunication. En effet, si l on fait un audit du réseau téléphonique des zones encore non fournies en ADSL fin 2005 début 2006 en prenant pour exemple le sud du département de l Isère très montagneux (Oisans, Triève, etc.) 1 nous pouvons constater que le 1 D après l analyse de la situation du Massif de l Oisans suite à une étude topographique et technique menée par le groupe de travail de la Fédération des Toiles de l Oisans, à une enquête d impact socio-
réseau téléphonique utilise, dans ces lieux difficiles géographiquement, différentes technologies comme le recours à de nombreux multiplexeurs (permettant à plusieurs utilisateurs finaux de téléphoner sur la même ligne sans se gêner) ou des émetteurs récepteurs hertziens du même genre que ceux utilisés pour la transmission des ondes de la télévision terrestre. Le principal problème de ces deux technologies, mise en oeuvre en leur temps pour répondre au Service Public de fourniture du téléphone partout et pour tout le monde, s est qu elles sont parfaitement inutilisables avec l ADSL. Pour accentuer encore les contraintes au regard des échéances annoncées par le Gouvernement pour fournir tous les utilisateurs du téléphone classique en haut débit Internet, la technologie de l ADSL via les paires téléphoniques du réseau terrestre est tributaire d une loi physique parfaitement incontournable qui réduit le signal transporté sur une paire de fils de cuivre tout au long des kilomètres parcourus ; tant est si bien qu aujourd hui, il est quasiment impossible de dépasser 5500 mètres entre un équipement de fourniture ADSL France Télécom (DESLAM) et le client final. Il est donc parfaitement clair que si 100% des centraux téléphoniques France Télécom seront effectivement fournis en ADSL d ici peu, ce ne sont pas 100% des français qui disposeront de cette ressource. Il est même estimé que 3 à 4% de la population sera passée en «pertes et profits». Chacun appréciera la situation qui le concerne, mais il est fort probable que les contribuables que nous sommes tous accepteront plutôt mal ce constat à l heure de la décentralisation et de l inversement démographique enclenché de la ville vers la campagne depuis une quinzaine d années. Sans compter sur la volonté politique sans cesse plus importante de voir plus d entreprises plus de commerces et plus de services là où de plus en plus de familles souhaitent s installer faisant par là un choix de qualité de vie ; phénomène qui n est visiblement pas près de s affaiblir, bien au contraire. Se posent alors au moins deux questions, l une concernant la stratégie de France Télécom à l heure de la mondialisation des réseaux de télécommunication et l autre, beaucoup plus terre à terre pour l utilisateur lambda, à propos de l impact social, économique et humain de l accès ou non aux autoroutes de l information. Enfin, il reste un point loin d être négligeable : Peut-on encore considérer en l an 2006 qu un ADSL 512 Kbits (512 Kbits descendants pour 128 Kbits montants) est encore une ressource de haut débit Internet? Alors que les villes disposent déjà de 20 Méga Bits (soit un débit économique en cours et à une réunion de travail au Conseil Général de l Isère le 17 février 2006 où France Télécom a pu exposer la situation pour la région montagneuse du Sud Isère.
quarante fois supérieur) et que les technologies wifi actuelles (pour ne citer que celles là) atteignent maintenant 54 Méga Bits et bientôt 100 Mbits au regard du besoin exponentiel en terme de transmissions de données (télétravail, télécentres, télétransmissions, sauvegardes déportées, télévision numérique, téléphonie sur IP, peer to peer, etc.) et que les réseaux d entreprises peuvent fonctionner aujourd hui à 1000 Mbits ; «Certaines mutations économiques ou industrielles sont d ailleurs révélatrices de nouveaux besoins ; les PME de sous-traitance, par exemple, sont de plus en plus souvent confrontées à des obligations de dématérialisation de leurs relations avec les donneurs d ordres. L apparition de nouveaux modes de travail, partageant la présence en entreprise et la permanence au domicile, suppose une émergence de services de télécommunications performants 2». Pour apporter un éclairage pertinent à cette dernière question, il est important de dire que si 3 à 4% des utilisateurs du téléphone classique ne pourrons vraisemblablement jamais obtenir la ressource ADSL actuelle dans l état des lignes du réseau terrestre français, le pourcentage d utilisateurs qui devront se contenter définitivement d un débit maximum de 512/128 Kbits est bien plus important. Pour des régions montagneuses comme le Massif de l Oisans où pourtant plusieurs grandes stations de ski internationales drainent un marché touristique pharaonique, le pourcentage de la population de résidants permanents concernée par ce débit ADSL maximum de 512 Kbits risque d atteindre un niveau parfaitement inacceptable si l on considère que ces populations ne vivent pas dans une région du monde économiquement émergeante! Surtout si l on prend en compte que celles et ceux qui vivent et travaillent là font tourner une des premières ressources régionales (le Tourisme) et que leur acharnement à survivre depuis des générations dans une contrée naturellement hostile (en particulier l hiver) a finalement conduit au renouveau économique qui se dessine depuis les années 50. Ce n est donc pas aujourd hui, à l heure de la mondialisation des échanges et des communications, qu il faut une nouvelle fois, laisser à l abandon des régions entières de notre pays (les fameuses zones pudiquement appelées «blanches») alors qu elles représentent des pans structurels entiers de l économie de nos régions. Il est question là de volonté politique et de choix dans les priorités d investissement. Les collectivités territoriales s intéressent particulièrement aux enjeux que représentent la disponibilité d offres haut débit pour le maintien, voire 2 Consultation publique sur l intervention des collectivités territoriales dans le domaine des communications électroniques : Article L. 1425-1 du Code général des collectivités territoriales. (15 juillet 2004 30 septembre 2004)
le développement, de l activité économique, ainsi qu aux attentes des agents exerçant une activité d intérêt général (social, éducatif, culturel, de loisirs, services à l administré ). De plus, l émergence de services au client final à des prix attractifs semble être un objectif majeur pour les collectivités locales ; pour de nombreux territoires, l apparition d offres innovantes et attractives conditionne la croissance. C est là où la question de la stratégie de France Télécom pourrait être débattue. En effet, et même si l exemple de la Roumanie des années 90 semblera exagérée (ou hors sujet) à certains analystes, ce pays ravagé économiquement a entrepris entre 1993 et 1996 (il est vrai avec de nombreuses aides financières extérieures) de faire évoluer son réseau téléphonique avec les dernières technologies telles que la fibre optique ou le téléphone cellulaire. Finalement, en 1996, il était plus facile d utiliser un téléphone mobile en Roumanie qu en plein Massif de l Oisans et de nombreux roumain communiquaient déjà à cette époque avec le monde entier, gratuitement, grâce à l Internet (téléphonie sur IP). Il n est pas question d engager là une quelconque polémique sur le travail important mené depuis de longues années par notre ancienne entreprise de service public, mais nous sommes tous concernés par le genre même de société dans laquelle nous souhaitons vivre et voir grandir nos enfants. Ces «fameuses» zones blanches (ou légèrement grises) doivent-elles continuer à se défendre économiquement avec des moyens dépassés depuis longtemps en ville ou par rapport à des pays qui font d autres choix en terme d infrastructures de communication? Devons nous continuer à accepter que la fracture numérique ne soit pas seulement un problème d ordre technique? mais surtout un phénomène de sclérose sociale qui laisse sur le bord du chemin des nouvelles technologies d information et de communication (NTIC) une partie non négligeable de nos concitoyens y compris par manque d institutions capables de promouvoir l apprentissage de ces technologies auprès du plus large public possible. Car cette fracture numérique se creuse encore plus chaque jour entre techniciens, ingénieurs et pratiquants avertis et tous ceux qu souhaitent profiter de ces outils de communication, d expression démocratique et d accès au savoir à titre familial ou personnel ou pour les besoins de leurs petites exploitations professionnelles. Au delà des aspects purement mercantiles, au delà même des efforts importants à réaliser en terme de développement des infrastructures, il est important de réfléchir sur le développement éthique des NTIC et de l Internet comme la mondialisation a initié de nombreuses réflexions sur des problématiques de développement durable,
de commerce équitable ou d écologie ; une forme de développement nouveau de l Internet dont certaines des manifestations, sous les initiatives de «réseaux citoyens» par exemple, sont en train de poser les bases d un Internet responsable où l aspect économique n est pas la seule raison d être et ou le lien social, le partage, le travail collaboratif et bien d autres valeurs tentent de proposer un modèle plus pertinent pour répondre à certains des maux de nos sociétés modernes et aux volontés d élévation de l ensemble de l humanité. Philippe Raybaudi 19 février 2006