Quelles politiques face à l instabilité croissante des marchés agricoles?



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Transcription:

Quelles politiques face à l instabilité croissante des marchés agricoles? Rapport rédigé par le think-tank Momagri Pour le Sommet International des Coopératives 2014 Site web : www.momagri.org Twitter : @Momagri_Paris contact@momagri.org Paris, le 30 septembre 2014

Sommaire Résumé... 3 Introduction... 6 I. Les marchés agricoles sont exposés à des risques croissants... 9 A. Les cours des matières premières agricoles sont-ils plus volatils que par le passé?... 10 B. Le nouveau paradigme agricole post 2000 : incertitude et volatilité croissante des cours... 13 C. Les causes de l instabilité des marchés agricoles... 17 II. La gestion de l instabilité des cours par les politiques agricoles dans le monde... 22 A. Mise en perspective des politiques agricoles internationales... 24 B. Une gestion hétérogène de la volatilité des prix selon les pays... 29 C. Des principes de gouvernance communs pour une meilleure gestion des risques agricoles internationaux?... 33 ANNEXE : Évolution des soutiens agricoles dans cinq grandes puissances économiques : les États-Unis, le Brésil, la Chine et l Union européenne- Détail par classe (données Momagri)... 38 2

Résumé Les multiples crises qui se sont déroulées depuis le début des années 2000, économique, financière et alimentaire notamment, couplées aux enjeux croissants liés au changement climatique ont repositionné l agriculture au cœur des priorités gouvernementales internationales. Une gestion effective et efficace dans la durée de la volatilité des prix agricoles est, en conséquence, devenue la condition essentielle de performance et de compétitivité des exploitations agricoles et des Etats. Deux questions sont, dans cette optique, capitales : Les cours des matières premières agricoles sont-ils plus volatils que par le passé? Les amplitudes de variations, la fréquence et la vitesse de retournement des cours sont-elles croissantes? Pour y répondre, l étude s appuie sur une analyse économique de l instabilité des prix pour quatre indices agricoles 1 selon une double mesure de la volatilité : standard, par le rapport de l écart type de la valeur absolue des rendements mensuels sur la moyenne annuelle des rendements, et «extrême», définie par le ratio de la valeur absolue des rendements mensuels sur l écart-type moyen annuel. L étude dans le temps de la volatilité moyenne est en effet cruciale, mais elle doit être complétée par une étude de la structure de cette dernière de manière à distinguer la volatilité résultant de mouvements de prix de faible à moyenne ampleur, de celle résultant de mouvements de prix de grande ampleur et pouvant être qualifiés d évènements extrêmes. Cette distinction est d autant plus importante que ce sont les évènements extrêmes qui ont, par définition, le potentiel de déstabilisation le plus grand. 1 L indice FMI des matières premières brutes agricoles, évalué mensuellement à partir d un panier de produits agricoles (bois, coton, laine, caoutchouc et peaux) ; Le blé, n 1 Hard Red Winter, ordinary protein, FOB Gulf of Mexico, USD/t, données mensuelles de la Banque mondiale ; L huile de soja, Soybean Oil, Chicago Soybean Oil Futures (first contract forward) exchange approved grades, USD/t; Le lait et les produits laitiers, à partir d un indice composite des prix du lait évalué mensuellement par le département NASS de l USDA, USD/t. 3

La comparaison des volatilités indicielles démontre que la volatilité moyenne des prix agricoles a baissé depuis le début des années 2000, mais que sa structure a, en parallèle, muté. Les évènements extrêmes se sont multipliés et leur amplitude s est accrue. Les marchés agricoles sont donc plus instables et plus turbulents, générant de fait une incertitude croissante pour les producteurs agricoles, potentiellement dommageable aux investissements, à la compétitivité et à la rentabilité des exploitations. Il existe une grande variété de mécanismes de régulation et de gestion de la volatilité des prix des marchés internationaux mis en œuvre par les grandes puissances agricoles, par l intermédiaire des politiques publiques. Ils ont été développés selon une stratégie propre à chaque pays, et ils ont évolué au gré des tensions sur les prix, des incidents climatiques, de la financiarisation des marchés et des contraintes budgétaires. L indicateur SGPAA (Soutiens Globaux à la Production Agricole et à l Alimentation) a été construit par momagri pour pouvoir les comparer, en évaluant chaque année la réalité des soutiens directs et indirects effectivement accordés par les différents Etats du monde 2 à l agriculture et à l alimentation. L évolution globale des soutiens publics alloués aux filières agricoles témoigne de l importance économique et stratégique qu ils revêtent pour les Etats-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada. L Union européenne est, au contraire, la seule à fonder sa politique agricole sur des soutiens découplés de la production, dans la droite ligne des recommandations, jamais ratifiées, émises par l OMC. La coopération agricole internationale est toutefois aujourd hui très insuffisante car, si les organisations internationales concernées sont nombreuses, aucune n a une fonction fédératrice à un niveau politique. Il manque une enceinte de prévention et de traitement des crises qui puisse anticiper leur venue et mettre en œuvre une coopération internationale efficace. La volatilité des prix, la spéculation non maîtrisée, la multiplication des accords bilatéraux et les divergences croissantes des politiques agricoles mises en œuvre par les grandes puissances économiques mondiales nécessitent qu un Conseil de sécurité alimentaire mondial soit en effet créé, sur le modèle du Conseil de sécurité des Nations Unies. 2 Les pays évalués sont l UE-27, les Etats-Unis, le Canada, le Brésil et la Chine 4

L'agriculture revêt un caractère stratégique indéniable pour l'avenir de l'humanité et présente de nombreuses spécificités économiques dont il faut tenir compte. Il est à ce titre souhaitable que les politiques agricoles publiques, dont l importance économique et stratégique ne cesse de croître, puissent être comparées et négociées dans une optique de convergence relative des mécanismes de régulation qu elles proposent, autour de grands principes communs sur lesquels, par ailleurs, toutes reposent peu ou prou. 5

Introduction Après plusieurs décennies de moindre intérêt par les décideurs mondiaux, l agriculture occupe désormais une place de choix dans les priorités gouvernementales internationales, du fait de la conjonction de quatre facteurs déterminants : - La crise économique de 2007/08, au-delà des turbulences et des récessions qu elle a engendrées dans la plupart des régions du monde, a non seulement révélé l incapacité des marchés à s autoréguler, mais plus encore les dangers du laisser-faire en matière économique pour les marchés financiarisés comme ceux de l agriculture. - Les crises alimentaires à répétition qui se sont produites depuis 2008 dans plusieurs régions du globe et le dépassement du seuil critique du milliard d individu souffrant de la faim dans le monde en 2009, ont rappelé à tous les Etats, développés comme en développement, l importance stratégique de l agriculture et de la sécurité d approvisionnement des produits agricoles et alimentaires, au même titre que les matières premières énergétiques. - La crise de la dette qui affecte la plupart des pays du monde, place, pour certains d entre eux, l agriculture au premier rang des secteurs économiques visés par les nécessaires optimisations budgétaires à réaliser, comme en témoignent les débats qui se sont tenus aux Etats-Unis sur la réforme du Farm Bill et en Europe avec la réforme de la Politique Agricole Commune. - Les enjeux liés au changement climatique, aux ressources énergétiques et plus généralement au développement durable, dont l intérêt ne cesse de croître au sein des gouvernements et de la société civile, placent également l agriculture au cœur des préoccupations et des débats, du fait des liens spécifiques et directs qu ils entretiennent et qui sont amenés à se renforcer dans les années à venir. 6

En conséquence, la thématique des ressources rares et indispensables, soumises à une hypervolatilité des prix redonne une forte légitimité aux tenants d une régulation minimale au travers de politiques agricoles structurées. L échec des négociations successives qui se sont tenues dans le cadre de l OMC sur le volet agricole en est un exemple. Au-delà du très faible degré de consensus initial sur la définition, le périmètre et les effets sur le commerce des moyens publics d intervention qui sont consacrés à l agriculture, il s explique surtout par la dimension hautement stratégique associée par les pays membres au secteur agricole, qu ils ne souhaitent pas sacrifier sur l autel de justifications économiques et mercantiles, si importantes soientelles. Les problématiques agricoles ne peuvent pas être réduites à de simples considérations commerciales dictées par l application de la théorie des avantages comparatifs. La sécurité d approvisionnement, le maintien des équilibres politiques et sociaux, la capacité d un pays à pouvoir nourrir son peuple, sans compter la puissance politique et économique induite pour les principaux pays producteurs et exportateurs, et l importance croissante des agro-carburants, sont autant d arguments qui confèrent à l agriculture un statut spécifique, souvent considéré par les chefs d Etat comme relevant directement de la sécurité nationale. Mais, le monde dans lequel ces préoccupations prennent forme a totalement changé par rapport à celui qui prévalait au lendemain de la seconde guerre mondiale, et dans lequel ont été instituées les premières politiques agricoles modernes, qu il s agisse du Farm Bill aux Etats-Unis ou de la Politique Agricole Commune (PAC) en Europe. Il y a désormais plus de complexité, plus d acteurs, plus d interactions, plus de changements, plus d incertitude, plus de risques mais également, et en conséquence, plus d opportunités et plus de perspectives pour les pays qui souhaiteront, pourront et sauront s en donner les moyens compte tenu des défis démographiques, économiques, alimentaires et non alimentaires qui sont ceux du XXIème siècle. Une gestion effective et efficace dans la durée de la volatilité des prix agricoles est en conséquence devenue la condition essentielle de performance et de compétitivité des exploitations agricoles et des Etats. Mais encore faut-il pour cela disposer du bon diagnostic sur la volatilité pour pouvoir proposer les bons outils économiques. Or, sur ce 7

point, les avis des décideurs sont loin de converger aboutissant de fait, à des stratégies publiques radicalement différentes entre les grandes puissances agricoles de la planète. Il est donc indispensable de comparer les stratégies mises en œuvre par les grandes puissances économiques et agricoles mondiales, de manière à identifier les axes de développement privilégiés, les moyens alloués et les modalités de soutiens mises en œuvre. Une telle analyse est essentielle pour mieux apprécier quelles seront les grandes puissances agricoles de demain, mais également et surtout, pour anticiper les dynamiques d évolution à l œuvre, qui façonneront la gouvernance agricole mondiale à l horizon 2020. Il est, pour cela, primordial d identifier en amont les risques auxquels sont exposés les marchés agricoles nationaux et internationaux. Les politiques agricoles publiques mises en œuvre ont en effet notamment pour objet d y faire face et de proposer un cadre économique favorable à la compétitivité et la rentabilité des secteurs agricoles nationaux. Or, les marchés agricoles sont devenus des marchés mondialisés d anticipation complexe, soumis à des risques de diverses natures s accompagnant d une volatilité des cours importante, non maîtrisée, et potentiellement destructrice. Il est en conséquence fondamental d étudier la nature de l instabilité des marchés agricoles (partie 1), à l aune desquelles l étude et la comparaison des politiques mises en œuvre par les grandes puissances agricoles internationales prend tout son sens (partie 2). 8

I. Les marchés agricoles sont exposés à des risques croissants La volatilité des prix agricoles est au cœur des préoccupations des décideurs économiques. Elle affecte directement la compétitivité des entreprises et des coopératives agricoles, et elle détermine la politique de gestion des risques mise en œuvre, les équilibres de filières, la pérennité des exploitations agricoles, ainsi que la nature et les modalités des investissements réalisés. La volatilité des prix agricoles est toute aussi importante pour les décideurs politiques, car elle conditionne notamment les modalités de gestion publique des marchés agricoles, la nature et les montants des budgets publics alloués mais également et indirectement le niveau de sécurité alimentaire national et international. Pour l aborder de manière aussi pertinente que possible, il convient de répondre en priorité aux deux questions suivantes : Les cours des matières premières agricoles sontils plus volatils que par le passé? Les amplitudes de variations, la fréquence et la vitesse de retournement des cours sont-elles croissantes? Ces deux questions sont essentielles car elles permettent d étudier la volatilité des cours des matières premières agricoles et son évolution dans le temps sous la dimension quantitative et qualitative. L étude dans le temps de la volatilité moyenne est cruciale, mais elle doit être complétée par une étude de la structure de cette dernière. Un même niveau de volatilité peut en effet cacher des situations bien différentes et conduire à des conclusions opposées en termes régulation et de gestion des risques par la puissance publique. 9

A. Les cours des matières premières agricoles sont-ils plus volatils que par le passé? Les marchés agricoles sont structurellement instables. La simple étude de séries historiques relatives aux prix le confirme, quel que soit l horizon temporel de référence, journalier, mensuel ou annuel. Mais qu en est-il de la volatilité? Cette dernière est-elle restée stable dans le temps ou, au contraire, a-t-elle évolué? Et dans ce, cas, de quelle manière? Pour répondre à ces questions, étudions les comportements de quatre indices prix agricoles distincts depuis 1984: - L indice FMI des matières premières brutes agricoles, évalué mensuellement à partir d un panier de produits agricoles (bois, coton, laine, caoutchouc et peaux). - Le blé, n 1 Hard Red Winter, ordinary protein, FOB Gulf of Mexico, USD/t, données mensuelles de la Banque mondiale. - L huile de soja, Soybean Oil, Chicago Soybean Oil Futures (first contract forward) exchange approved grades, USD/t. - Le lait et les produits laitiers, à partir d un indice composite des prix du lait évalué mensuellement par le département NASS de l USDA, USD/t. 10

May-1984 May-1986 May-1988 May-1990 May-1992 May-1994 May-1996 May-1998 May-2000 May-2002 May-2004 May-2006 May-2008 May-2010 May-2012 1984 1987 1990 1993 1996 1999 2002 2005 2008 2011 2014 May 1984 juin-86 juil-88 Aug 1990 sept-92 oct-94 nov-96 Dec 1998 janv-01 Feb 2003 mars-05 Apr 2007 May 2009 juin-11 juil-13 1984 1987 1990 1993 1996 1999 2002 2005 2008 2011 2014 May 1984 juin-86 juil-88 Aug 1990 sept-92 oct-94 nov-96 Dec 1998 janv-01 Feb 2003 mars-05 Apr 2007 May 2009 juin-11 juil-13 1984 1987 1990 1993 1996 1999 2002 2005 2008 2011 2014 May 1984 juin-86 juil-88 Aug 1990 sept-92 oct-94 nov-96 Dec 1998 janv-01 Feb 2003 mars-05 Apr 2007 May 2009 juin-11 juil-13 Indice FMI, 2005=100, 1984-2014 Volatilité de l indice FMI, 1984-2014 200 150 100 50 0 1,6 1,4 1,2 1,0 0,8 0,6 0,4 0,2 0,0 1984 1991 1998 2005 2012 Prix du blé, USD/t, 1984-2014 Volatilité du prix du blé, 1984-2014 500 400 300 200 100 0 1,8 1,6 1,4 1,2 1,0 0,8 0,6 0,4 0,2 Prix de l huile de soja, USD/t, 1984-2014 Volatilité du prix de l huile de soja, 1984-2014 1600 1400 1200 1000 800 600 400 200 0 1,2 1 0,8 0,6 0,4 0,2 0 Prix du lait, USD/t, 1984-2014 Volatilité du prix du lait, 1984-2014 600 400 200 0 2 1,5 1 0,5 0 11

La volatilité des prix est calculée, pour chacun des quatre marchés, de manière standard par le rapport de l écart type de la valeur absolue des rendements mensuels sur la moyenne annuelle des rendements. La comparaison des dynamiques d évolution de la volatilité des rendements révèle des comportements spécifiques pour chacun des marchés. La volatilité de l indice FMI et du prix du lait a ainsi baissé durant les années 1980 pour augmenter dans les années 1990. Inversement, la volatilité du prix du blé et du prix de l huile de soja a augmenté dans les années 1980, et baissé dans les années 1990. Comparaison des volatilités intrinsèques moyennes, 1984-2014 Indice FMI Blé Huile de soja Lait 1984-1990 0,79 0,83 0,77 0,79 1990-1996 0,82 0,76 0,85 0,70 1996-2002 0,79 0,92 0,76 0,92 2002-2008 0,92 0,84 0,73 0,87 2008-2014 0,81 0,83 0,71 0,65 Sources : FMI, Banque mondiale, IndexMundi, USDA, calculs momagri 2014 Pourtant ces quatre marchés, bien que distincts, présentent des similitudes au regard de leur volatilités respectives et de leur évolution depuis le début des années 1980. La première concerne la tendance baissière de la volatilité observée depuis le début des années 2000, renforcée à partir de 2008. La volatilité moyenne du blé, de l huile de soja et du lait est ainsi inférieure sur la période 2002-2008, à celle qui prévalait sur la période 1996-2002. Cette tendance se prolonge sur la période 2008-2014. La volatilité de l indice FMI des matières premières agricoles suit une tendance globalement similaire aux trois autres marchés, mais elle s en distingue par une évolution en deux temps. La tendance a été haussière entre 2000 et 2008, et marquée par deux épisodes de fortes volatilité en 2005 et en 2008. La tendance est, depuis 2009, baissière, à l instar du 12

blé, de l huile de soja et du lait. Cette différence s explique notamment en raison de la nature composite de l indice qui synthétise plusieurs matières premières agricoles. La seconde concerne les niveaux de volatilité moyens observés depuis 2007/08, qui sont similaires à ceux qui prévalaient entre 1987 et 1996 : - Les pics de volatilité du prix du blé depuis 2007 se situent à des niveaux proches de ceux de la fin des années 1980 ; - Les pics de volatilité du prix de l huile de soja depuis 2010 sont proches de ceux du milieu des années 1990 ; - Les pics de volatilité du prix du lait depuis 2010/11 sont également proches des niveaux observés à la fin des années 1990. Si l étude et la comparaison des volatilités moyennes observées témoignent a priori d une tendance globale baissière de la volatilité depuis le début des années 2000, la réalité est beaucoup plus complexe : Les volatilités moyennes donnent l illusion que la volatilité a diminué, alors que les variations extrêmes sont de plus en plus fréquentes et importantes, comme le démontre la partie suivante. B. Le nouveau paradigme agricole post 2000 : incertitude et volatilité croissante des cours L étude de l instabilité des prix agricoles au regard de la volatilité des évènements extrêmes, définie par le ratio de la valeur absolue des rendements mensuels sur l écarttype moyen annuel, permet d y répondre. Cette approche, complémentaire de la précédente apprécie qualitativement la structure de la volatilité et son évolution dans le temps. Les marchés agricoles étant en effet structurellement volatils, il est utile de distinguer la volatilité résultant de mouvements 13

de prix de faible à moyenne ampleur, de celle résultant de mouvements de prix de grande ampleur et pouvant être qualifiés d évènements extrêmes. Cette distinction est d autant plus importante que ce sont les évènements extrêmes qui ont, par définition, le potentiel de déstabilisation le plus grand. Nous considérons dans cette étude qu un évènement peut être qualifié d extrême dès lors que la valeur absolue des rendements mensuels est supérieure à 2,5 fois la valeur de l écart-type moyen annuel. Dans le cas de la loi Normale centrée et réduite, la probabilité d occurrence d un évènement extrême est de 0,4% soit 4 cas sur 1000. Les graphiques suivants présentent, pour les quatre indices de prix étudiés, les volatilités moyennes observées en termes d écart type, sur la période 1984-2014. Volatilités de l indice FMI et du blé, 1984-2014 Indice FMI, 1984-2014 Blé, 1984-2014 Sources : FMI, Banque mondiale, calculs momagri 2014 14

Volatilités de l huile de soja et du lait, 1984-2014 Huile de soja, 1984-2014 Lait, 1984-2014 Sources : IndexMundi, USDA, calculs momagri 2014 Trois enseignements principaux peuvent être tirés : 1. Les événements extrêmes ne sont pas isolés dans le temps. Ils peuvent se produire à plusieurs reprises au sein d une même année, quel que soit l indice considéré (FMI, blé, huile de soja ou lait). Occurrence d événements extrêmes (>2,5σ) par indice Indice FMI Blé Huile de soja Lait 1984-1990 14 14 9 14 1990-1996 10 13 11 19 1996-2002 13 10 11 13 2002-2008 10 13 10 13 2008-2014 16 20 12 17 TOTAL 57 64 48 68 15

2. L ampleur des évènements extrêmes est croissante depuis le début des années 2000 pour le blé, pour le lait et pour l huile de soja mais dans une moindre mesure : - Indice FMI : +14% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Blé : +24% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Huile de soja : +3% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Lait : +25% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 Volatilités moyennes observées par écart type Indice FMI Blé Huile de soja Lait 1984-1990 1,5 1,3 1,3 1,5 1990-1996 1,3 1,3 1,2 1,5 1996-2002 1,3 1,1 1,4 1,4 2002-2008 1,1 1,2 1,4 1,4 2008-2014 1,3 1,5 1,4 1,7 3. La dynamique d évolution des survenances d événements extrêmes est croissante depuis le début des années 2000 : - Indice FMI : +60% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Blé : +54% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Huile de soja : +33% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 - Lait : +31% sur 2008-2014 par rapport à 2002-2008 16

Probabilité de survenance d événements extrêmes (>2,5σ) par indice Indice FMI Blé Huile de soja Lait 1984-1990 17% 17% 11% 17% 1990-1996 12% 15% 13% 23% 1996-2002 15% 12% 13% 15% 2002-2008 12% 15% 12% 15% 2008-2014 21% 26% 16% 22% La volatilité des prix agricoles a donc baissé en moyenne depuis le début des années 2000, mais sa structure a, en parallèle, muté et les évènements extrêmes se sont multipliés. Les marchés agricoles sont donc plus instables et plus turbulents, générant de fait une incertitude croissante pour les producteurs agricoles, dommageable aux investissements, à la compétitivité et à la rentabilité des exploitations, et par ricochet à l ensemble des filières agricoles et agroalimentaires. Quels sont les facteurs explicatifs de la volatilité structurelle des prix agricoles et d hypervolatilité des cours observée depuis le début des années 2000? C. Les causes de l instabilité des marchés agricoles Les marchés agricoles sont exposés à des risques exogènes et endogènes Pour mettre en place la politique économique la plus adaptée au secteur agricole, il est primordial de connaître les risques auxquels ce secteur est exposé. Jusqu à une période très récente, la grande majorité des experts et des décideurs internationaux considérait que la volatilité des prix agricoles était due à la seule existence de risques exogènes ou naturels, de type épizooties ou aléas climatiques. Toutefois, ces risques, qui sont par définition indépendants des comportements des acteurs, devraient selon toute logique 17

être atténués par la libéralisation des échanges agricoles internationaux, cette dernière étant censée agir comme une mutualisation des risques à l échelle globale. Or, si la libéralisation des échanges est en marche depuis plusieurs siècles, et de manière active depuis le début des années 2000, la volatilité des cours des matières premières agricoles ne s est pas réduite, bien au contraire. Il existe donc des facteurs explicatifs de la volatilité des cours, qui ne trouvent pas uniquement leur origine «à l extérieur» des marchés agricoles (climat, épizooties ), mais qui en sont une composante intrinsèque. Ces risques peuvent être qualifiés d endogènes, par opposition aux risques exogènes. Or, ces facteurs-risques ne sont aujourd hui pas ou peu modélisés, ni évalués et quantifiés avec précision par les modèles couramment utilisés au plan international dont les projections sont «en tendance» et donc linéaires. Il en résulte une incapacité structurelle de ces derniers pour apprécier la volatilité et ses effets potentiels, comme le révèle le graphique ci-après. Il met, en effet, en évidence que sur la période 1990/2013 l évolution réelle du prix mondial du blé a été très chaotique, alors que les projections faites sont systématiquement linéaires et stables. L évolution des prix projetés par l OCDE est linéaire, alors que la réalité observée démontre l évolution des prix est chaotique. 18

L impact grandissant de la spéculation sous-évalué Si la spéculation sur les matières premières agricoles a toujours existé, l ampleur qu elle a prise depuis le début des années 2000 tend à «doper» la volatilité en raison de la prédominance des comportements chartistes. Les deux graphiques ci-dessous témoignent du dynamisme de la financiarisation dont font l objet les marchés agricoles, désormais aussi en moyenne important que pour l énergie, secteur pourtant structurellement attractif. Comparaison des fonds investis dans les matières premières agricoles et l énergie, indice, 1999-2013 Source : Reuters Les matières premières agricoles, le pétrole et les actifs financiers sont devenus des substituts étroits pour les investisseurs sur les marchés financiers. Aussi, il est désormais admis que les spéculateurs sur les marchés à terme ont pu jouer un rôle dans la volatilité récente des matières premières agricoles en modifiant les comportementstypes du marché des différents acteurs (producteurs, coopératives, spéculateurs, Etats ). C est pourquoi la libéralisation non régulée des marchés agricoles conduirait à faciliter le développement de cette spéculation et donc à amplifier la volatilité des prix. En effet, pour que la libéralisation non régulée des échanges stabilise et oriente les prix agricoles 19

tendanciellement à la hausse, il faudrait que les marchés agricoles s autorégulent et que la loi des grands nombres permettant la mutualisation des risques à grande échelle, s applique. L analyse historique des cours contredit cette vision optimiste et l hypervolatilité récente des prix démontre que la seule analyse des fondamentaux des marchés agricoles est désormais non seulement incomplète mais également incorrecte pour embrasser la réalité complexe de l évolution des prix. Si la croissance démographique est un fait indéniable qui joue en faveur du renchérissement des cours, l analyse de l offre est plus complexe qu il n y paraît car les producteurs agricoles évoluent en univers incertain, sur des marchés internationaux. Ils sont, en effet, soumis à des risques spécifiques. C est ainsi qu un agriculteur ne peut pas anticiper quelles quantités il obtiendra, à quelle qualité, et encore moins les prix auxquels il pourra vendre leur production. Il ne peut pas anticiper les bilans mondiaux de fin de période qui résultent de la confrontation d une multitude d offre et de demande régionales. Cela, sans considérer le fait que l agriculture revêt désormais plusieurs dimensions - la dimension alimentaire marchande, mais également la dimension non alimentaire marchande (biocarburants) et non marchande (environnement notamment) dont les effets sur la formation des prix sont réels et complexes. A cela s ajoutent les offres et demandes nettes des investisseurs qui interviennent sur les marchés à terme, et qui modifient les prix sur les marchés physiques ou financiers. La spécificité des marchés agricoles cumule désormais les caractéristiques de la volatilité structurelle et des facteurs géostratégiques du 21 ème siècle : 1) L irréversibilité d une année sur l autre, des décisions de production et d investissement, empêche tout ajustement de l offre à une modification des conditions de marché au cours du processus de production, 2) L incertitude et les risques sont au cœur du fonctionnement de ces marchés, qui sont en conséquence fortement volatils, 20

3) Les marchés des matières premières agricoles sont de plus en plus sensibles aux événements géopolitiques dans un contexte où les stocks publics régulateurs ont tendance à disparaître, 4) Leurs spécificités intrinsèques et notamment leur étroitesse, les rendent naturellement attractifs pour les investisseurs à court terme, 5) Les échanges se font non seulement sur les marchés physiques mais aussi sur les marchés à terme ce qui se traduit par une financiarisation accrue et des emballements spéculatifs réguliers, sur des positions hautes comme des positions basses. 6) L intégration progressive des économies et l interconnexion grandissante des marchés des matières premières agricoles accroissent les risques de nature systémique, 7) Ces marchés à terme agricoles sont peu régulés : 80 à 90% des transactions financières se déroulant sur les marchés de gré à gré et plus de 90% des positions sur ces marchés ne font pas l objet d un débouclage physique en période de tension spéculative. La volatilité des prix des matières premières agricoles est donc hétérogène dans le temps : elle est la conséquence d une instabilité structurelle des cours mais également et de plus en plus d épisodes réguliers d instabilité de grande ampleur. Les prix des matières premières agricoles ne suivent donc pas une Loi Normale pour laquelle la probabilité de survenance d événements extrêmes potentiellement très déstabilisateurs, est faible (~0,4%). Les probabilités de survenance sont comprises entre 16% et 26% sur la période 2008-2014, soit à des niveaux très supérieurs (de 40 à 65 fois) à ceux qui résulteraient d une loi Normale. Les marchés agricoles ne sont donc pas régis par une règle d or intangible telle qu il en existe en physique, qui permettrait aux prix de se stabiliser demain à un niveau relativement élevé. Le monde serait sûrement plus simple et moins chaotique, mais les faits sont là pour nous le rappeler : la seule chose dont on soit désormais sûr, c est justement que l incertitude ne cesse de croître. Cette caractéristique unique implique en conséquence une gestion adaptée des marchés agricoles, du fait de l ampleur des variations observées, du caractère systémique des risques auxquels ils sont exposés, et 21

du potentiel de déstabilisation avéré que ces derniers font courir au système économique et agricole mondial. II. La gestion de l instabilité des cours par les politiques agricoles dans le monde Il existe une grande variété de mécanismes de régulation et de gestion de la volatilité des prix des marchés internationaux mis en œuvre par les grandes puissances agricoles, par l intermédiaire des politiques publiques. Ils ont été développés selon une stratégie propre à chaque pays, et ils ont évolué au gré des tensions sur les prix, des incidents climatiques, de la financiarisation des marchés et des contraintes budgétaires. Les débats en cours sur l évolution des politiques agricoles publiques se focalisent désormais sur trois questions clés : - Comment évaluer de manière homogène les soutiens publics à l agriculture, de telle sorte que les comparaisons internationales puissent être effectives et utilisables dans les négociations unilatérales, - Comment mieux soutenir les filières agricoles et l alimentation sans pour autant accroître les dépenses publiques qui leur sont consacrées? - Comment faciliter la lecture et l intégration des dispositifs de soutien nationaux et régionaux existants, afin améliorer leur convergence dans une logique de négociation multilatérale? L indicateur SGPAA (Soutiens Globaux à la Production Agricole et à l Alimentation) a été construit par momagri pour y répondre. Il évalue chaque année la réalité des soutiens directs et indirects effectivement accordés par les différents Etats du monde à 22

l agriculture et à l alimentation grâce à une nomenclature internationale unique applicable à tous les pays du monde. La méthodologie de SGPAA L indicateur SGPAA repose sur une nomenclature en neuf classes selon un ordre progressif allant des soutiens directs couplés à la production aux soutiens à caractère stratégique : - Classe 1. Les soutiens liés à la production, - Classe 2. Les soutiens à la productivité économique de l'agriculture, - Classe 3. Les soutiens à l investissement et au financement, - Classe 4. Les programmes d aide alimentaire interne, - Classe 5. Les soutiens à l exportation, - Classe 6. Les soutiens au niveau de vie des agriculteurs, - Classe 7. Les soutiens à l organisation des marchés et au développement des filières, - Classe 8. Les aides au développement rural et à la préservation de l environnement, - Classe 9. Les soutiens liés à la défense d intérêts stratégiques, Une dixième classe, complémentaire, estime à titre indicatif les soutiens indirects générés par une politique monétaire et un taux de change avantageux. Les évaluations budgétaires et économiques qui sont présentées ont été réalisées à partir des indicateurs SGPAA pour les Etats-Unis, l Union européenne, le Brésil et la Chine sur la période 2008-2012 (dernière année pour laquelle les statistiques nationales sont disponibles). 23

A. Mise en perspective des politiques agricoles internationales La politique agricole américaine : une double sécurisation de la production nationale en amont et en aval. Aux Etats-Unis, les soutiens à l agriculture ont pour objectif de sécuriser la production agricole nationale. Ils concernent essentiellement deux types de mesures : les mesures d aides aux farmers et les mesures de stimulation de la demande domestique et extérieure. Le premier type de mesures (amont) concerne l ensemble des mécanismes de soutien directs aux farmers. Ils ont été instaurés en vue de protéger les farmers des fluctuations des prix mondiaux et de leur prodiguer un filet de sécurité minimum. Ces différents programmes représentaient 14 milliards USD en 2012, soit 9% de l ensemble des aides agricoles budgétaires versées. Le deuxième type de mesures (aval) concerne les différents programmes publics destinés à stimuler la demande domestique et extérieure de produits américains. Il s agit en premier lieu de l aide alimentaire publique interne qui consiste, dans 93% des cas, à l achat de produits américains 3. En 2012, elle s élevait à 106 milliards USD soit 69% de l ensemble des soutiens agricoles budgétaires versés. Les aides accordées au développement de la filière des biocarburants participent également à sécuriser le prix et la demande en produits agricoles américains, avec un montant alloué en 2012 de 13,5 milliards USD, en plus de l amélioration de la sécurisation énergétique. Entre 2008 et 2012, les soutiens publics américains ont augmenté de 47 milliards USD, passant de 106 milliards USD à 153 milliards USD. Rapportés au nombre d habitants, les 3 Cette aide alimentaire n est pas comparable aux soutiens aux revenus des personnes les plus démunies en France (RSA, APL, ), car les soutiens aux revenus versés aux USA par l intermédiaire de nombreux programmes publics (sans compter l apport considérable des organisations caritatives) sont au moins équivalents. Dès lors, l aide alimentaire publique interne occupe aux Etats-Unis une fonction d aide à l écoulement des produits agricoles, et elle participe activement à la popularité du Farm Bill en concernant 15% de la population. 24

soutiens publics par habitant s établissaient à 488 USD en 2012, en hausse de 40% par rapport au niveau observé en 2008. Rapportés à la production agricole totale en valeur, ils s établissaient à 39%. La politique agricole brésilienne : une politique active de soutien à la production nationale et de stimulation de la demande en produits alimentaires et non alimentaires. La politique agricole mise en œuvre par le Brésil a pour double objectif de sécuriser la production agricole nationale et d accroître la compétitivité économique de l ensemble de la filière. Pour les atteindre, le Brésil a mis en œuvre de nombreux mécanismes de régulation, aussi diversifiés qu innovants, autour des trois principaux piliers qui structurent sa politique de développement agricole, aussi bien en amont (soutiens à la production, à l investissement et au financement) qu en aval (développement de la filière biocarburants). Les mécanismes relatifs aux soutiens à la production concernent les interventions sur les marchés en grande majorité, et dans une moindre mesure les aides couplées à la production. Ils ont été instaurés pour garantir aux agriculteurs un prix minimum et les protéger de la volatilité excessive des prix agricoles internationaux. Ces différents programmes représentaient 15% de l ensemble des aides agricoles budgétaires versées (6 milliards USD en 2012). Les mesures relatives à l investissement et au financement regroupent les programmes destinés à soutenir le financement de la production agricole familiale (PRONAF), mais également ceux visant l acquisition d équipements agricoles fabriqués au Brésil avec des taux d intérêt faibles sur dix ans (PSI). Ces différentes mesures représentaient 39% de l ensemble des aides agricoles budgétaires versées (15 milliards USD) en 2012. Les mesures en faveur de la filière biocarburants constituent une forme de soutien indirect de la demande intérieure et extérieure en produits agricoles brésiliens. En plus de la sécurisation de l approvisionnement énergétique national, elles participent également à stimuler la demande et donc la production agricole brésilienne. Les aides à la filière biocarburants étaient estimées à 14 milliards USD en 2012, soit 37% de l ensemble des soutiens agricoles budgétaires versés. 25

Entre 2008 et 2012, les soutiens globaux brésiliens à la filière agricole nationale ont crû de 20%, passant de 31 milliards USD à 38 milliards USD. Rapportés au nombre d habitants, les soutiens publics par habitant s établissaient à 189 USD en 2012, en hausse de 16% par rapport à 2008. Rapportés à la production agricole totale en valeur, ils s établissaient à 20%. La politique agricole canadienne : une sécurisation des revenus agricoles couplée à des mesures favorables à l innovation et à la compétitivité des filières nationales. La politique agricole mise en œuvre par la Canada a pour objectif d atténuer les fluctuations excessives des revenus agricoles par le biais de programmes de gestion des risques spécifiques et favorables à l innovation, à la compétitivité et au développement des marchés, ainsi qu à l adaptabilité des capacités de production nationales. Les soutiens mis en œuvre sont essentiellement de deux types. Le premier concerne la défense des intérêts stratégiques (4,5 milliards USD en 2012, soit 45% des soutiens totaux versés), via notamment la politique de gestion de l offre (3,5 milliards USD en 2012) et divers mécanismes de soutien en faveur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle intérieure (2,7 milliards USD en 2012). Les produits laitiers, la volaille et les œufs sont les seuls secteurs éligibles à la politique de gestion de l offre, qui concerne des droits de douane spécifique, des quotas de production négociables à l intérieur des provinces ainsi qu un système de fixation des prix intérieurs. Le second concerne le soutien au niveau de vie des agriculteurs (2,7 milliards USD, soit 32% des soutiens totaux versés en 2012), et plus particulièrement les soutiens aux revenus couplés (Assurance récolte, AgriInvestissement, AgriStabilité, 1,3 milliard USD), ainsi que les nombreux mécanismes assuranciels mis en œuvre (1 milliard USD en 2012). Ces différents programmes 4 ont pour objectif de permettre aux producteurs agricoles de disposer d instruments souples et efficaces de protection face aux aléas des marchés et aux catastrophes naturelles. Dans les faits, ils se traduisent par une stabilisation des revenus des agriculteurs pour les produits concernés. Entre 2008 et 2012, les soutiens publics canadiens ont augmenté de 1,3 milliard USD, passant de 8,1 milliards USD à 9,4 milliards USD. Rapportés au nombre d habitants, les 4 Des réformes ont été négociées en 2012 et elles prendront effet en 2013 dans le cadre du programme Cultivons l avenir 2 (2013-2018). 26

soutiens publics par habitant s établissaient à 270 USD en 2012, en hausse de 11% par rapport au niveau observé en 2008. Rapportés à la production agricole totale en valeur, ils s établissaient à 19%. La politique agricole chinoise : une politique interventionniste et de sécurisation des équilibres économiques et ruraux. La politique agricole mise en œuvre par la Chine a pour triple objectif de développer le potentiel productif de son agriculture, d améliorer la sécurité alimentaire de sa population, tout en assurant un état d équilibre entre les populations rurales et urbaines. Pour les atteindre, la Chine a mis en place de nombreux programmes de soutien axés sur deux thématiques principales qui concentrent 85% des aides versées : l accroissement du potentiel productif national et l amélioration du niveau de vie des agriculteurs. Les programmes de soutien relatifs à l accroissement du potentiel productif national concernent essentiellement les interventions sur les marchés et les mesures destinées à améliorer la productivité agricole. Dans le premier cas, il s agit de l instauration de prix minimum garantis sur une grande variété de produits agricoles, aussi bien végétaux qu animaux. Dans le deuxième cas, il s agit des différentes mesures destinées à l amélioration des terres cultivables et des équipements agricoles, de la qualité des semences produites et des semis, ou des races bovines et porcines. Ces différents programmes représentent 25% de l ensemble des aides versées. Les programmes mis en place pour améliorer le niveau de vie des agriculteurs regroupent principalement les compléments de revenus des agriculteurs, par le biais de trois programmes principaux. Tout d abord, les soutiens à la protection sociale des exploitants, par le biais de coopératives médicales rurales et de subventions des retraites des agriculteurs. L objectif visé est de combler l écart de protection sociale entre les citadins et les agriculteurs, longtemps défavorisés. Ensuite, les aides relatives à l utilisation d intrants, qui sont destinées à compenser la hausse des prix de ces derniers. Enfin, les aides directes découplées et les garanties de revenus, pour lutter contre la pauvreté rurale et stabiliser les revenus agricoles à un niveau minimum. Des mesures fiscales complémentaires ont par ailleurs été instaurées, qui ont abouti à une suppression totale des taxes agricoles en 2006. 27

Entre 2008 et 2012, les soutiens publics ont augmenté de 92%, passant de 103 milliards USD à 198 milliards USD. Rapportés au nombre d habitants, les soutiens publics s établissaient à 146 USD en 2012, en hausse de 89% par rapport au niveau observé en 2008. Rapportés à la production agricole totale en valeur, ils s établissaient à 21%. La politique agricole européenne : une généralisation progressive du découplage des aides dont l effet positif sur la gestion de la volatilité des prix agricoles reste à démontrer. En Europe, les soutiens à l agriculture sont, pour l essentiel, des aides directes découplées au niveau de vie des agriculteurs (63% des aides totales versées en 2012), avec notamment les Droits à Paiement Unique (DPU) qui représentaient à eux-seuls 57% de l ensemble des soutiens agricoles versés en 2012. La généralisation et la polarisation des aides agricoles autour des paiements découplés est l une des spécificités de la politique agricole européenne. La logique qui prévaut est plus orientée vers les producteurs que vers la sécurisation et le développement de la production agricole européenne. En effet, le caractère découplé des volumes produits rend ce type de soutien plus comparable à une aide forfaitaire plutôt qu à un filet de sécurité variable destiné à protéger les exploitations agricoles européennes des fluctuations des cours internationaux. La question qui se pose reste celle de la pertinence de cette orientation stratégique dans le contexte actuel caractérisé par : - La volonté croissante des grandes puissances agricoles et émergentes de la planète de sécuriser, pour des raisons stratégiques, leurs productions agricoles au moyen de mécanismes de soutien novateurs et diversifiés, intervenant aussi bien en amont, au niveau des producteurs, qu en aval, par la stimulation de la demande intérieure (alimentaire et non alimentaire) ; - La volatilité accrue des prix sur les marchés internationaux affectant la visibilité et la compétitivité des producteurs agricoles, et nécessitant des mécanismes de 28

régulation et de soutien de nature plus contracyclique que forfaitaire dans une double optique d efficacité économique, budgétaire et de sécurité alimentaire. Evalués à 104 milliards USD en 2012, les soutiens publics européens affichent une stabilité apparente depuis 2008, oscillant entre 106 et 124 milliards USD. Rapportés au nombre d habitants, les soutiens publics par habitant s établissaient à 207 USD en 2012, en baisse de 17% par rapport à 2008. Rapportés à la production agricole totale en valeur, ils s établissaient à 22%. B. Une gestion hétérogène de la volatilité des prix selon les pays L évolution globale des soutiens publics alloués aux filières agricoles témoigne de l importance économique et stratégique qu ils revêtent pour les Etats-Unis, le Brésil et la Chine. Leur augmentation est en effet continue sur la période, à un taux bien supérieur au taux de croissance démographique, traduisant bien la stratégie internationale de ces Etats, mais également leur volonté de stimuler la demande intérieure par l aide aux plus démunis et la production d agro-carburants. La dynamique de croissance des soutiens dans les puissances émergentes, Brésil et Chine, mérite par ailleurs d être soulignée. Si le rythme des dernières années se poursuit, les soutiens publics par habitant à l agriculture dépasseront en Chine ceux de l Union européenne dès 2015/2016, alors que la population européenne est trois fois moins importante. 29

Evolution des soutiens publics à l agriculture (%) par habitant entre 2008 et 2012 +71% +40% +24% +4% -6% Chine USA Brésil Canada UE-27 Source : Momagri, 2014 La comparaison des différentes politiques agricoles en œuvre au sein des cinq pays étudiés, révèle leurs différences et leurs similitudes, tant dans l approche de la puissance publique du soutien aux filières que dans leurs modalités d application. Les Etats-Unis, le Brésil et la Chine disposent tous de mécanismes de soutien et de régulation de la production agricole, directs via les aides couplées à la production (fluctuantes selon les niveaux des prix mondiaux), les interventions sur les marchés, et les subventions à l exportation. S y ajoutent des soutiens indirects favorables à l écoulement de la production agricole nationale telle la stimulation de la demande non solvable au travers de l aide alimentaire interne publique ou la production des agrocarburants. Classés en catégorie orange selon la nomenclature OMC, les aides relevant de la première catégorie croissent fortement au Brésil et en Chine, et elles restent l un des piliers de la politique agricole américaine, du fait de leur nature contracyclique, dont l efficacité tant économique que budgétaire sur des marchés volatils, n est plus à démontrer. 30

Le Canada a mis en œuvre une gestion proactive des risques pour les exploitants agricoles à travers sa politique de gestion de l offre qui constitue le socle historique de sa politique agricole. L objectif est de permettre aux producteurs de faire face, pour un coût budgétaire limité, à la volatilité excessive des prix et aux catastrophes naturelles grâce à des programmes de gestion des risques leur permettant d optimiser leurs anticipations et d améliorer leur visibilité. L Union européenne est, au contraire, la seule à fonder sa politique agricole sur des soutiens découplés de la production assortis de contraintes environnementales, (classés en boîte verte à l OMC) dans la droite ligne des recommandations, jamais ratifiées, émises par l OMC. La part des paiements découplés dans les soutiens totaux étaient, en 2012, 19 fois supérieur par rapport aux Etats-Unis. La récente réforme du Farm Bill (Agricultural Act, 2014) acte par ailleurs officiellement la disparition des soutiens découplés, au profit de soutiens couplés de nature contracyclique et assurancielle. L Union européenne, au contraire, renforce l importance des paiements découplés comme pilier des mécanismes de soutien avec la récente réforme de la PAC entrée en vigueur en 2014. Comparaison des parts des paiements découplés dans les soutiens globaux versés, 2012 60% 3% UE-27 USA Brésil Canada Chine Source : Momagri, 2014 31

Les politiques agricoles mises en œuvre par les Etats-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada reposent toutes sur une logique primaire de sécurisation économique des débouchés agricoles et de gestion de la volatilité des prix destinée à optimiser la compétitivité et la rentabilité des exploitations agricoles, mais également la sécurité alimentaire intérieure. Cela est particulièrement le cas pour les Etats-Unis et le Brésil, dont les politiques agricoles reposent sur une «mécanique» contracyclique transversale et globale, destinée à développer et à sécuriser la production nationale par une stimulation des débouchés alimentaires et non alimentaires. Si les modalités d intervention et les budgets publics alloués diffèrent, ils ont en commun d être flexibles et de leur permettre de disposer d une réactivité importante en cas de modification des conditions de marché. Les dispositifs économiques et budgétaires ont été conçus pour permettre de faire face le plus efficacement possible à l instabilité structurelle des cours, en fonction des types de risque auxquels sont exposés les marchés, et de l ampleur des variations de ces derniers. La stratégie agricole de l Union européenne diverge profondément des stratégies mises en œuvre par les autres grandes puissances économiques et agricoles de la planète. Elle expose ainsi l Union européenne à subir les effets de la volatilité des prix qui est devenue un risque majeur contre lequel elle n offre pas d instruments d intervention publics capables d y faire face avec efficacité dans la durée. Le découplage total ou même partiel des aides qu a choisi la Communauté en 2003 et que la Commission a renforcé suite à la réforme de la PAC de 2014 avec l adoption des Droits à Paiements de Base, entre désormais en contradiction avec les principes qui sont à l origine des politiques agricoles : la nécessité d une maîtrise des fluctuations de production et des niveaux de prix, pour garantir la pérennité des capacités de production et des approvisionnements, à un prix raisonnable et stable pour les consommateurs. En effet, le découplage est la conséquence du désengagement des pouvoirs publics de la régulation des marchés agricoles pour rétablir le signal des prix et réduire les dépenses d intervention considérées comme stériles avec l argument qu une aide directe au revenu découplée permettrait une allocation plus efficace des dépenses publiques. Cette politique ignore totalement les bouleversements des marchés agricoles 32