Armes chinoises contre pétrole soudanais, dans le contexte de sécession du Sud-Soudan TRIBUNE n 86 Carole Stora-Calté Diplômée de Sciences-Po Toulouse et lauréate du prix «mémoire» de l Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Le développement du pétrole soudanais, grâce à d énormes investissements principalement chinois, a donné au gouvernement de Khartoum des moyens financiers qu il n avait pas auparavant. Avec le soutien des Chinois, Khartoum a mis sur pied une industrie locale de l armement, en profitant de l expertise asiatique. Mais cette collaboration sino-soudanaise n est pas récente puisqu elle remonte aux années 60. Cependant, c est bien au moment de l envol des recettes pétrolières dans les années 90 que les achats d armes décollent, surtout avec la guerre civile qui fait rage dans le Sud. Cette coopération ne connaît pas non plus de trêve, avec la décision onusienne d un embargo sur les armes à destination du Darfour. En fait, Pékin devient même le principal fournisseur d armes de Khartoum qui lui donne un accès privilégié à ses ressources et un débouché à son secteur de l armement. Néanmoins, la confirmation de la sécession du Sud-Soudan à l issue du référendum organisé en janvier 2011 * change définitivement la donne. Si elle crée l inquiétude dans les autres États africains, face à de potentielles velléités sécessionnistes, la Chine, quant à elle, sait que la stabilité régionale est essentielle à la préservation de ses intérêts sur le long terme. * Référendum sur l indépendance du Sud-Soudan Le référendum avait été prévu par l accord de paix global Nord-Sud signé en 2005. Organisé en janvier 2011, 98,83 % des électeurs se sont prononcés en faveur de l indépendance du Sud-Soudan. La date officielle pour la proclamation de l indépendance est fixée au 9 juillet 2011. L aide chinoise à l installation d une industrie soudanaise de l armement Avant les investissements massifs des années 90 dans l exploitation pétrolière au Soudan, l économie du pays se trouvait en grande difficulté. Ce sont les revenus du gouvernement liés à l exploitation pétrolière, nuls en 1998 mais qui atteignent déjà 40 % en 2001 (source : ministre des Finances), qui ont véritablement permis le 1
développement d une industrie militaire au Soudan. En 1999, Hassan Al-Tourabi déclare que le gouvernement construit plusieurs usines d armement grâce aux revenus de l or noir. En 2000, el-bechir annonce également se servir des ressources financières liées à l exploitation pétrolière pour la construction d une industrie soudanaise de l armement. Les dépenses militaires représentent, dès 2001, 60 % des recettes pétrolières du gouvernement (les revenus pétroliers s élevant à 580 millions de dollars). Or Khartoum n a pas pu développer seul une industrie domestique de l armement malgré les revendications du Président soudanais d être parvenu, sans aide extérieure, à mettre en place une production d armes conventionnelles, alors même que le pays faisait l objet de sanctions économiques. Il apparaît évident que le pays en aurait été incapable sans un soutien extérieur massif. En réalité, pour el-bechir, le refus des pays occidentaux de fournir les forces armées soudanaises en armes a poussé son pays à développer sa propre industrie et à se rapprocher de l Est, en particulier de la Chine. Les compagnies chinoises ont ainsi aidé Khartoum à établir trois usines d armes légères et de munitions à Kalakla, Chojeri et Bageer, à l extérieur de la capitale. Ces usines produiraient des mitrailleuses légères et lourdes, des lance-roquettes, des mortiers et des munitions. De plus, des observateurs ont indiqué que des ingénieurs chinois ont supervisé les travaux d installation du plus grand complexe industriel du Soudan (le Giad Industriel City), qui se situe près de Khartoum. Or ce complexe, qui comprend des usines produisant chars, véhicules militaires et armes légères, a été sanctionné en mai 2007 par les États-Unis pour avoir «fourni des véhicules de guerre au gouvernement soudanais pour des opérations militaires au Darfour». Le groupe d experts des Nations unies, chargé de contrôler l embargo sur les armes destinées au Darfour, a mis en évidence la circulation de munitions dans cette région, dont la plupart serait fabriquée en Chine ou au Soudan. Or la Chine, en plus d en vendre, aurait aussi aidé dans le développement d une industrie locale confectionnant des munitions pour des fusils d assaut et mitrailleuses légères. En effet, la coopération sino-soudanaise s est appuyée sur la contribution de spécialistes qui ont offert leur expertise en matière militaire et aidé le Soudan à développer son secteur industriel de l armement. Cette coopération militaire a notamment été illustrée plusieurs fois par les rencontres (on en compte 5 entre 2003 et 2007) des chefs des forces armées des deux pays, à des périodes de grande violence au Darfour. Les rencontres de 2005 et 2007 se sont notamment conclues par la promesse de renforcer la coopération en matière militaire, la Chine, par son ministre de la Défense Cao Gangchuan, certifiant vouloir la développer dans tous les secteurs militaires. Enfin, en contribuant à la construction de routes et pistes d atterrissage pour le transport du pétrole et du matériel, la Chine a également rendu l armée et les milices du gouvernement de Khartoum plus efficaces dans leurs opérations militaires sur les zones pétrolifères, ces routes et pistes ayant été régulièrement utilisées lors des attaques de civils au Sud-Soudan. La coopération militaire sino-soudanaise est très large, puisque, outre l aide fondamentale que la Chine a apporté dans le développement de l industrie soudanaise de l armement, elle est aussi à l origine d une grande partie des importations d armes au Soudan. 2
TRIBUNE La vente d armes chinoises (légères et lourdes) au Soudan La collaboration chinoise a été, à tous points de vue, essentielle dans la politique d armement du gouvernement central, en particulier à l heure de l embargo en vigueur sur les transferts d armes au Darfour. Les transferts d armes chinoises ont constitué un soutien de taille pour le gouvernement d el-bechir, en lui permettant de renforcer son emprise sur le pays, avec en outre l appui politique de la Chine au Conseil de sécurité de l ONU. Néanmoins, le commerce d armes avec le Soudan pose problème à une Chine qui veut redorer son blason sur le plan international et surtout préserver ses intérêts économiques dans le contexte de sécession du Sud, où sont exploitées les plus grandes réserves pétrolières du pays. Des transactions avec les différents régimes soudanais Selon d anciens officiers soudanais, la Chine est présente dès 1980, sous le régime de Nimayri, dans la vente d armes au Soudan. On peut même remonter sa présence à la fin des années 60, période à laquelle la Chine commence à vendre des armes lourdes au Soudan alors que son intérêt pour le pétrole soudanais n est pas encore établi. La vente à Khartoum d armes lourdes et d avions militaires par les Chinois est importante à double titre : d abord parce qu elle a préparé le terrain pour la vente d armes dites légères, ensuite parce que ces armes lourdes ont sérieusement amélioré les capacités du gouvernement soudanais à mener la guerre. Ce partenariat sino-soudanais n a alors cessé de se développer avec les différents régimes soudanais qui se sont succédé, la Chine devenant en 1994 le principal fournisseur d armes du pays. En effet, dans les années 90, avec la résurgence de la guerre interne au Soudan et la promesse de meilleurs revenus dus à l exploration pétrolière, les ventes d armes continuent d augmenter. Les livraisons d armes de la Chine au Soudan incluent non seulement des munitions, des chars, des hélicoptères et des avions de combat, mais aussi, selon un officiel du gouvernement soudanais, des mines antipersonnel et des mines antichar (en tout cas dans la période 1980-1993). En 1997, année durant laquelle la compagnie chinoise China National Petroleum Corporation (CNPC) démarre l exploitation de ses premiers gisements pétroliers soudanais, a lieu la première exportation d avion de combat (depuis le coup d État d el-bechir) de Chine en direction du Soudan. Cela constitue une avancée importante dans les relations sino-soudanaises. Dès 1999, date des premières exportations pétrolières du pays, les achats soudanais d armes légères et de munitions augmentent de façon considérable : ils triplent d une année à l autre (2000) et en 2005 ils ont été multipliés par plus de 680. Les dépenses militaires atteignent ainsi un pic en 2004, alors que la guerre au Darfour bat son plein. Cependant, les données relatives aux ventes d armes au Soudan sont certainement bien en deçà de la réalité : d une part, les pays déclarent en partie, dans leurs rapports aux Nations unies, le volume réel d exportation (en particulier d armes) à destination du Soudan, d autre part, les transactions pétrolières réalisées par la 3
Chine incluent des rabais sur les armes qui permettent à Khartoum d en acheter davantage (armes qui ne seraient pas répertoriées). La continuité des ventes d armes après l embargo Avec la décision onusienne d un embargo sur les armes à destination du Darfour en 2004, de nombreux pays font marche arrière et la Chine devient alors le principal fournisseur d armes du Soudan. Or, c est avant tout grâce aux revenus pétroliers dégagés de l exploitation faite en grande partie par la Chine, que le gouvernement soudanais a désormais les moyens de financer ses achats d armes chinoises. La soif d or noir de la Chine, en permettant au gouvernement de Khartoum d engranger de colossales sommes d argent, permet précisément à ce dernier de lui acheter des armes pour maintenir son contrôle sur le pays. L augmentation des dépenses militaires (multipliées par 6 entre 1997 et 2000) coïncide avec la période durant laquelle le gouvernement soudanais commence à s enrichir grâce aux revenus pétroliers, dans les années 90. En réalité, ces transferts sont rendus d autant plus simples que leur financement est facilité : des prêts avantageux et aucune condition politique, si ce n est l obtention de concessions pétrolières. Or, si avant 2004, plusieurs pays assurent le commerce des armes avec le Soudan, après cette date, c est essentiellement la Chine qui constitue son principal, et quasi-unique, fournisseur d armes. Le Soudan est de plus en plus isolé au niveau international à partir des années 2000 : le pays se trouve sur la liste noire américaine des États terroristes (2001). Par besoin d alliés pour combattre les rebelles au Sud, Khartoum se rapproche alors de la Chine dont le besoin d or noir en fait un partenaire de choix : à la requête chinoise de matières premières énergétiques correspond le corollaire soudanais de la nécessité d alliances géostratégiques afin d obtenir protection politique et armes. L achat d armes chinoises par le Soudan suit donc fidèlement la ligne tracée par les exportations de brut soudanais en Chine. De fait, les résolutions onusiennes 1556 et 1591 (respectivement de 2004 et 2005) qui imposent un embargo sur les transferts d armes au Darfour ne sont pas suivies d effet, dès lors que la Chine devient le protecteur d un pays qui lui vend son pétrole et lui achète ses armes. Pour autant, la coopération sino-soudanaise sur tous les plans ne fait pas toujours l unanimité en Chine, certains responsables opposant le fait que l image qu elle offre travaille contre elle, sans compter les perspectives économiques à long terme qui pourraient être fortement endommagées en cas de crise majeure. En réalité, c est du combat opposant diplomates et industriels que résulte la politique actuelle de la Chine au Soudan. Car la démarche de la Chine est avant tout pragmatique et elle sait qu elle doit prendre en compte de nombreux critères dans sa politique d investissements. De fait, tout en poursuivant la même ligne de conduite afin d être en accord avec sa politique traditionnelle de non-ingérence, en coulisses, la Chine joue aussi un rôle clé dans la résolution des conflits internes au Soudan. 4
TRIBUNE Cette «diplomatie subtile» de la Chine est d autant plus marquée qu elle considère de près l échéance proche de l indépendance du Sud-Soudan, qu elle sait imminente depuis la signature de l accord de paix global en 2005. En effet, la négociation de ses contrats pétroliers dans le Sud devra désormais se faire avec les dirigeants du Sud-Soudan nouvellement indépendant. Or, l amorce d une nouvelle politique n est pas simple compte tenu de l impact qu a eu l aide chinoise dans la guerre civile Nord-Sud. Cependant, même si les Sud-Soudanais ne l ont pas oublié, ils savent, comme les Chinois, qu il est de leur intérêt de traiter ensemble. D où de nouvelles relations et un nouvel équilibre des forces en présence qui se mettent en place. Néanmoins, la stabilité politique du nouvel État dépendra à la fois de sa capacité à régler pacifiquement les différends avec l État soudanais, de l influence positive de pays extérieurs comme la Chine et les États-Unis et de leur rôle de pacificateur, du niveau d identification des populations à cet État et de son attractivité et enfin du renforcement des échanges économiques et des équilibres communautaires dans la sous-région. Autant de facteurs qui créent des incertitudes quant à l avenir de ce nouvel État. Éléments de bibliographie et liens Internet Small Arms Survey : «Arms, oil, and Darfur: The evolution of relations between China and Sudan» in Sudan issue brief n 7, juillet 2007. Danna Harman : «How China s support of Sudan shields a regime called genocidal» in The Christian Science Monitor, 26 juin 2007 (www.csmonitor.com/2007/0626/p01s08-woaf.htm). AFP : «Sudan president scoffs at Darfur sanctions» in Sudan Tribune, 20 juin 2007, (www.sudantribune.com/spip.php?article22464). Xinhua : «Chinese, Sudanese military hold talks on closer cooperation» in Sudan Tribune, 4 avril 2007 (www.sudantribune.com/spip.php?article21164). Chandra Lekha Sriram : «China, Human rights and the Sudan» in Jurist, 30 janvier 2007 (www.jurist.law.pitt.edu/forumy/2007/01/china-human-rights-and-sudan.php). United Nations Panel of Experts on Sudan : Final Report from the Panel of Experts, New York, 2006 (www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=s/2006/65). Coalition for International Justice : Soil and Oil: Dirty Business in Sudan, Washington, février 2006 (www.ecosonline.org/reports/2006/soil_and_oil_dirty_business_in_sudan.pdf). Georges Abou : «Khartoum sollicite le retour des investisseurs» in RFI.fr, 20 janvier 2004. Association internationale de recherche sur les crimes contre l humanité et les génocides (Aircrige) : Chronologie sur les guerres civiles et politiques d extermination au Soudan, mai 2002 (wwww.aircrigeweb.free.fr/ressources/chrono_voc_biblio/chronosoudan1.html). Georgette Gagnon, John Ryle : Report of an Investigation into Oil Development, Conflict and Displacement in Western Upper Nile, Soudan, 2001. Koang Tut Doh, Kur Yai Nop : Looming Disaster in Western Upper Nile Region: A Political Eye Witness Report from the Field, Nairobi, 2000 (www.southsudanfriends.org/orcd/wunpoliticalreport.html). Human Rights First : «Chin as Arms Sales to Sudan» (www.humanrightsfirst.org/wp-content/uploads/pdf/080311-cah-arms-sales-fact-sheet.pdf). Human Rights Watch : entretien avec Mohamed Sanoussi Ahmed, chef d état-major adjoint du Renseignement militaire, Forces armées du Soudan, 20 novembre 1997. Données sur les dépenses militaires du Soudan sur le site Perspective Monde de l Université de Sherbrooke (www. perspective.usherbrooke.ca). 5