Article publié dans TIH 463 (augmenté de quelques tableaux) Autoroute ferroviaire Dourges- Tarnos : une idée saugrenue bien couteuse Au départ on a une idée. Simple, toute simple. Mettre des camions sur des trains. On le fait enfin généralement sans tracteur ni conducteur pour franchir des montagnes ou des mers. Et sous les montagnes, on le sait, ça coûte assez cher à la collectivité qui «paye» par là pour protéger l environnement. Mais à longue distance, c est plus rare, beaucoup plus rare, en particulier avec les contraintes de gabarit du réseau Européen. Encadré : l autoroute ferroviaire, ailleurs, ça existe aussi, bien sûr. Ce qu on appelle des «autoroutes ferroviaires» représentent aux USA le pays au monde où le multimodal se porte le mieux, est rentable et se développe sans grands états d âmes un peu plus de 10 % du trafic rail-route (1,6 millions sur 15,6 millions de mouvements), alors qu aucun obstacle de gabarit ne s y oppose. Le gros du trafic, là bas comme en Europe d ailleurs, se répartit entre le transport de caisses et conteneurs «domestiques» et de conteneurs maritimes, avec des parts presques égales en nombre d unités transportées. La progressions significatives du multimodal là-bas s est fondée sur une transformation majeure : le «double-stack» qui a permis 75 % de gains de productivité en gerbant 2 conteneurs l un sur l autre sur des trains par ailleurs très longs. Du coup, la rentabilité des compagnies majeures a fortement augmenté. En Europe pour des raisons allant de la multiplicité des réseaux, à leur hétérogénéité, à la coexistence de trafics voyageurs et fret à la prédominance de la traction électrique - les choses sont plus difficiles, ce qui pousse les uns et les autres à chercher des «bonnes pratiques» ou des bonnes idées pour «booster» le report modal et le succès du rail. En Europe, les pouvoirs publics, les opérateurs, et les «inventeurs», confrontés à une faible part de marché du rail et une demande sociale de «transport vert» cherchent des solutions pour booster le multimodal. Il y a donc un certain foisenement qui, finalement, prend du temps à apporter des résultats, y compris pour dégager des corridors pour le fret. Dans ce contexte la France s est mise à croire brusquement aux mérites des autoroutes ferroviaires à l époque du grenelle de l environnement, au point d y voir un axe de développement faisant consensus à droite (schéma des infrastructures Sarkozy) comme à gauche (Investissements d avenir Ayrault). Derrière cet engouement, il y a une poignée d hommes et quelques intérêts, pas toujours sur la même longueur d onde d ailleurs. 1
Sans revenir sur le débat général sur les mérites des diverses techniques de transport rail-route, nombre de spécialistes considèrent qu à longue distance, la technique la plus rationnelle, la moins chère, la plus efficace demeure de ransporter des boîtes plutôt que des véhicules. En outre, la problématique centrale du rail-route demeure de pouvoir offrir un transport fiable, rapide, fréquent, disposant d une capacité potentielle importante, et des coûts compétitifs, pour espérer d une part capter une part significative du marché, mais aussi le faire sans ruiner les finances publiques. Elle est aussi d anticiper sur les gains futurs de la route (motorisation, poids et dimensions, innovations ) qui peuvent constituer des réponses aux enjeux écologiques. Le drame, mais c est un autre débat, c est qu on ne traite pas de solutions à la question écologique - posée mais de contributions relativement mineures à l objectif poursuivi. Avec 85000 poids lourds à l horizon 2021, l autroroute ferroviaire consiédére ne changera rien de fondamental, on s en doute Le dossier d enquête C est donc avec intérêt qu on peut examiner le dossier du «vainqueur» de l appel d offre Dourges-Tarnos, dont l enquête publique a été ouverte le 5 mai 2014. Soit après l attribution de la concession bizarre. Un dossier d enquête publique considérable représentant la bagatelle de 305 GO de fichiers, soit un peu plus de 1400 pages de papier, dont 16 doubles pages de bilan économique et 69 de contre-expertise économique, agrémentée d une note édifiante de RFF sur les conditions de déploiement des autoroutes ferroviaires. Or avant de rentrer dans le détail, notons au passage que la Commissaire Générale à l Investissement indique, dans son avis, qu il serait «judicieux de réaliser rapidement le retour d expérience de l autoroute ferroviaire Perpignan-Luxembourg pour en tirer tous les enseignements souhaitables», et de réclamer en nota, pour l avenir, une comptabilité analytique à Lorry-Rail. Une façon élégante de regretter l absence d information et de transparence. Une situation qu a dénoncé la Cour des Comptes en 2012. Tiens Tiens Toujours est-il qu à l époque l administration se réfugiait derrière la consolidation des comptes de Lorry Rail dans Europe Intermodal Holding, également filiale de la SNCF. Une société qui en 2012 avait des capitaux propres négatifs de près de 80 millions, et un résultat net déficitaire de plus de 55 millions! Mais revenons au projet Dourges Tarnos. RFF pas très chaud. Commençons par des éléments, techniques, mais déterminants. Tout en répétant sont soutient aux autoroutes ferroviaires (a-t-il le choix), RFF prend quelques 2
distances avec le projet, avec diplomatie. A le lire on sait qu il n était pas «fanatique» des sites actuels ou potentiels près d Hendaye le site de Tarnos AUTOROUTE FERROVIAIRE ATLANTIQUE : DOSSIER D ENQUÊTE PUBLIQUE présente «des difficultés pour les manoeuvres de convois fret de grande longueur» lesquels sont, on le verra, l un des facteurs permettant à la route roulante Le bilan est établi au niveau européen : il prend en compte tous les déplacements nationaux et internationaux, d accroitre sur les territoires son activité. français et Le étrangers, gestionnaire quelle que d infrastructures soit la nationalité note des également transporteurs. que On n a ce site pas fait de risque distinction de entre «saturer eux, et» toutes les voies les hypothèses «à partir de travail de 3 sont aller-retour ajustées aux quotidiens conditions prévalant». En en France. poursuivant l analyse de RFF vers le nord, on constate que le noeud ferroviaire de A partir des flux financiers totaux, les indicateurs synthétiques de performance économique du projet suivants Bordeaux sont calculés et pour l étoile chaque de bilan Saintes : seront très difficiles à passer au delà de 4 aller-retour quotidiens. la valeur Par actuelle ailleurs nette il note socio-économique la suppression du projet (VAN), d autres sillons fret, envisagée, n a le taux de rentabilité interne socio-économique (TRI), pas été validée par les autres entreprises ferroviaires. Autrement dit on risque la valeur actuelle nette par euro investi, d habiller la valeur Paul actuelle en déshabillant nette par euro Pierre, public tout investi, en chamboulant quelques tracés de TER. Et la bien valeur entendu actuelle nette il faudra par euro faire public avec dépensé. l Ile de France, dont on sait qu elle est fragile et sensible aux aléas et travaux. Une note qui se termine, en gros, en Pour ce projet, la part de financement public de l infrastructure ferroviaire est supposé égale à 100% et à 80 % expliquant pour les terminaux. que techniquement mieux vaut s intéresser d abord à Calais-Le Boulou, et limiter singulièrement les ambitions du projet atlantique et préconiser d installer une Conformément autre plate-forme à mise à au jour sud du 27 de mai Bayonne 2005 de l'instruction-cadre (Hendaye ou Espagne du 25 mars 2004,!), «le permettant calcul des indicateurs de rentabilité socio-économiques est effectué aussi en prenant en compte un «coût d'opportunité des fonds une publics évolution» (COFP) de sous l offre la forme au delà d'un du coefficient trafic initial multiplicateur, de 2 aller fixé retour à 1,3. quotidiens Les indicateurs» via synthétiques Angoulème. mentionnés ci-dessus En gros sont RFF calculés préconise avec et sans de application reporter du le projet COFP. à plus tard 1.3. SCÉNARIOS ÉTUDIÉS L économie Les bilans sont établis pour un scénario de base qui correspond aux résultats de l appel d offres pour l exploitation du service ; un test est ensuite effectué pour un scénario variante qui suppose une augmentation des fréquences à l issue de la concession, dans la limite de la capacité de quatre départs par jour et par sens de L analyse l itinéraire économique alternatif. présentée est en réalité d une étonnante légèreté quant aux trafics détournés de la route et a fortiori de la concurrence éventuelle avec 1.3.1. Scénario de base Novatrans sur l axe -. Il s agit pourtant de l élément essentiel. Schémas de service ferroviaire Un axe historique que les anciens connaissent bien (Pau-Dax-Hendaye aidé jadis au En situation de référence, on admet que l AF n existe pas. En situation de projet, les fréquences sont supposées début des années 1980!). évoluer au rythme suivant : En amont, les véhicules transportés par la future autoroute ferroviaire dépendent du service Tableau offert. 1-1 : Schémas Un service de service prévu comme suit pour le scénario de base : 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 AR/jour maximum 2 2 2 2 puis 3 3 3 puis 4 4 4 Format des trains (nb de 10 puis 15, 20 22 puis 22 22 wagons) 15 puis 22 30 30 30 30 Longueur des trains 350 puis 515, 680 750 puis 750 750 (mètres) 515 puis 750 1030 1 030 1 030 1 030 Circulations (= nb de sillons) 714 953 1 021 1 248 1 300 1 452 1 739 1 780 Emplacements (= capacité du service) 17 774 37 787 44 943 54 923 72 401 87 091 104 328 106 812 Puis se pose la question des clients, donc de l attractivité du service et finalement Taux de chargement des trains du remplissage des trains (dont on on dit qu il sera au départ de 71 % pour finir à Le nombre de camions transportés résulte d un jeu d hypothèses sur les schémas de service et le succès plus de 80 %, en passant à 84 % en 2019). Une magie qui repose sur un avantage escompté du service proposé. Le taux de chargement des trains est supposé monter en charge progressivement ; estimé les hypothèses pour les résultant clients de l appel par rapport d offres au sont trajet les suivantes routier : de 28% (temps gagné compris). 3 Rapport_AEF_20120714_V5 MeFA3.doc Juillet 201 Jacques Gourseyrol, Ingénieur-Conseil
L étude initiale met clairement en évidence qu en deça de 68% de remplissage le bilan global pour la collectivité devient négatif. On en revient donc à la compétitivité de l offre. Sur ce point nous ne disposons guère d autre chose que les estimations fournies et les critiques formulées par la contre-expertise. Celle-ci indique en effet que «Les prévisions de Lorry Rail semblent très ambitieuses en ce qui concerne le taux de remplissage des wagons, surtout pendant les premières années d exploitation», puis plus loin, «on peut craindre que la faible qualité de service induite par le manque de robustesse de l exploitation dégrade sensiblement la demande et que le taux de remplissage prévu par Lorry Rail ne puisse être atteint.». Une façon de remettre en cause l économie de la liaison. Et se pose, au moment de faire le bilan, et aussi d ailleurs de valider l attractivité de l offre, la question de la nationalité des clients de l autoroute ferroviaire. Une question largement éludée par l étude initiale, et soulignée par la contre-expertise, qui du coup fait remarquer que capter des espagnols ou des français n est pas identique, ni en ce qui concerne les termes de concurrence (différentiel de prix et de coûts), qu en ce qui concerne le bilan économique pour la France et pour l UE, les taxes sur les carburants n étant pas payées par les mêmes, et les avantages éventuels, comme les coûts supportés par les mêmes «nationaux». Du coup le bilan, surtout si on révise les différentes données pour les mettre à jour, donne des résultats assez différents (les bilans présentés sont actualisés 1 et en monnaie constante). Outre le résultat qui est loin d être positif ce qui frappe c est que l avantage attendu pour les clients «européens» compense peu ou pas la «perte pour la puissance publique». En outre on voit comment, sans sourciller, on trouve quasi normal de perdre 200 à 300 millions d euros en matière de gestion d insfrastucture pour en faire gagner autour de 100 ou 200 à l exploitant ferroviaire. Enfin, on remarquera que ce bilan n est obtenu au prix d un investissement d environ 200 millions. Le bilan à ce stade serait déjà inquiétant, mais il le devient beaucoup plus si on prend en compte les hypothèses plus modérées - de trafic de la contreexpertise. Le bilan pour la collectivité devient alors fortement négatif de 200 à plus de 300 millions, et, pour la seule collectivité française, de 260 à 390 millions en sommes rondes. Ce qui conduit naturellement les plus optimistes à demander un apple plus large au financement communautaire à défaut de passer la facture aux espagnols. La lecture du dossier d enquête est à tout prendre une bénédiction. Elle ne permet pas de comprendre vraiment pourquoi l Etat se lance dans un projet aussi contestable et en attribue la concession avant même que l enquête ne soit faite. A ce titre elle est utile et révélatrice. Souhaite-t-on à ce point discréditer les projets 1 Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/actualisation La mécanique des taux d actualisation retenus est complexe dans le cas de l application du rapport Quinet. Il est de 4 % dans l instruction cadre. 4
ferroviaires? On ne sait. Comme on ne sait pourquoi le transport combiné rail-route semble passé de mode. La magie, sans doute de voir des véhicules avec des roues sur des trains, est plus forte que celle de voir des caisses, banalement efficaces. On se moquerait presque d un projet qui se discrédite tout seul au point de parâitre saugrenu, s il ne risquait de coûter cher à la collectivité pour bien peu de choses. Ne voit-on pas, du côté des promoteurs, qu un tel bilan au mieux nul, au pire catastrophique est à mettre en regard d un transfert modal dérisoire dont on n est pas sûr qu on sache l acheminer correctement sur le réseau. n.b dans les tableaux suivants, tirés de la contre expertise, la source 52 «les auteurs» désigne les rédacteurs de celle-ci. Tableau 1. Décomposition par acteurs du bilan socio-économique pour la collectivité européenne actualisé en 2013 (en M 2010) avec mise en service en 2014 pour l expertise et en 2016 pour la contre-expertise Expertise de RFF Contre-expertise (application de l instruction-cadre) Contre-expertise (application du référentiel d évaluation socioéconomique du rapport Quinet) Bilan des clients 701 473 343 Externalités hors CO 2 Economies de CO 2 108 104 216 106 285 120 Bilan de la puissance publique 613 513 394 Bilan du gestionnaire d infrastructure Bilan de l opérateur ferroviaire 314 318 183 223 228 138 Bilan des concessionnaires d autoroute Sous-total : bilan des acteurs Coûts d investissement 129 95 71 40 93 192 202 229 223 Valeur résiduelle 51 38 34 TOTAL 111 98 3 Source : dossier de RFF, calculs des auteurs Avec des hypothèses de trafic dégradées Comme souligné dans le texte du rapport, un risque fort existe sur le nombre de circulations qui pourront être assurés par l opérateur ferroviaire et le taux de remplissage des wagons. L étude de sensibilité repose sur l hypothèse que 20 % des circulations seraient annulés sur l autoroute ferroviaire sur toute la durée d exploitation et que, par ailleurs, le taux de remplissage des wagons ne serait que de 65 % au cours des trois premières années d exploitation. Ces hypothèses sont équivalentes à supposer que le taux de remplissage est dégradé de 20 % sur toute la durée d exploitation, soit un taux de remplissage d environ 65 % (et 52 % au cours des 5
trois premières années d exploitation), ce qui est également probable. Dans tous les cas, les résultats de l évaluation socio-économique sont fortement dégradés (cf. tableau 2 infra). Tableau 2. Décomposition par acteurs du bilan socio-économique pour la collectivité européenne actualisé en 2013 (en M 2010) avec les hypothèses de trafic de la contre-expertise Référentiel d évaluation socio-économique Instruction-cadre Rapport Quinet (2013) Bilan des clients 377 273 Externalités hors CO 2 Economies de CO 2 172 84 226 95 Bilan de la puissance publique 422 328 Bilan du gestionnaire d infrastructure 254 Bilan de l opérateur ferroviaire 17 181 38 Bilan des concessionnaires d autoroute 76 56 54 Sous-total : bilan des acteurs 136 10 Annexe 4 : évaluation socio-économique du projet pour la collectivité française Coûts d investissement 229 223 Valeur Le tableau résiduelle ci-dessous rassemble les bilans sociaux-économiques 38 du projet calculés 34 en fonction de différentes hypothèses de trafic et en utilisant les différents référentiels d évaluation socioéconomiques existants (instruction-cadre de 2005 et rapport TOTAL 327 198 Quinet). Source : calculs des auteurs Tableau 3. Valeur actualisée nette du projet en 2013 pour la collectivité française suivant les options de calcul retenues (en M 2010) Référentiel d évaluation socio-économique Instruction-cadre Rapport Quinet (2013) Hypothèses de trafic de RFF 175 78 Hypothèses de trafic dégradées 388 263 Source : calculs des auteurs P.S. 1 er mai 14 6