Etude d impact du Projet de Loi «Croissance et Activité» Argumentaire
Sommaire Introduction 3 Un impact variable suivant la nature de la mesure 4 Prises séparément des mesures qui ne sont pas sans impact économique 5 Des combinaisons susceptibles de provoquer une concentration et une urbanisation accrue de la profession 7 Un risque d affaiblissement de l indépendance et de la déontologie professionnelles 8
Introduction Le Conseil National des Barreaux a confié au cabinet de conseil Ernst & Young une évaluation de l impact économique des mesures du projet de loi «Croissance et Activité». Cette étude s est focalisée sur les 5 mesures annoncées dans les échanges préliminaires à la présentation du projet de loi le 10/12/2014 en Conseil des Ministres : - Elargissement de la capacité à postuler à l ensemble des tribunaux de grande instance du ressort de la Cour d Appel, - Capacité pour des investisseurs non avocats (juridique et chiffre / hors banque et assurance) de détenir la majorité du capital et des droits de vote d une SEL, - Exercice commun des professions du droit et du chiffre au sein d un même cabinet et pour un même client («full service»), - Simplification et accélération de la procédure d ouverture d un ou plusieurs bureaux secondaires sans accord préalable du barreau, - Création d une profession d avocat salarié d entreprise (qualité de conseil juridique couvert par le secret professionnel) sans possibilité de plaider. Afin d analyser l impact de ces mesures sur la profession d avocat, une enquête quantitative réalisée par l institut de sondage CSA a permis de fiabiliser les données disponibles sur les cabinets, notamment pour la construction d une segmentation ad-hoc (selon l effectif, le chiffre d affaires, les domaines de droit pratiqués, le type de clientèle et le rayonnement géographique). Ci-dessous les tendances structurantes du marché des affaires juridiques : - Il y a en France 60.223 avocats en 2014, répartis à 59% en province et 41% à Paris, - La population des avocats croît en moyenne de 3,9% chaque année, - Ils exercent à 59% en structures individuelles et 41% au sein de groupements d avocats, - L activité de l avocat est à 71% judiciaire et 29% juridique, générant un chiffre d affaires global de 4 170 M en 2012, - Les domaines de droit les plus pratiqués sont, par ordre décroissant : le droit des personnes et de la famille (23%), les relations du travail et la protection sociale (15%), le droit des sociétés (10%), puis le droit pénal (9%). L argumentaire développé ci-après se base sur les données quantitatives du sondage réalisé par l institut CSA, les données qualitatives issues d entretiens avec des avocats et de l étude macro-économique réalisée avec l Observatoire du CNB. Rappel de la méthodologie employée : 1. Analyse macro économique du marché des affaires juridiques sur la base des données du Ministère de la justice (DACS) et de la CNBF et définition des tendances structurantes ; 2. Entretiens qualitatifs EY (15 entretiens auprès d associés, individuels et collaborateurs avec un focus spécifique sur la multipostulation) ; 3. Enquête quantitative CSA (614 entretiens menés auprès d avocats individuels et associés en décembre 2014) ; 4. Analyse économique des mesures du projet de loi et segmentation des cabinets sur la base des résultats de l enquête quantitative CSA. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 3
Un impact variable selon la nature de la mesure La création du statut d avocat en entreprise est la mesure suscitant la plus forte réaction de rejet de la part des avocats car elle touche aux fondamentaux de la profession : l indépendance et le secret professionnel Cette mesure consiste en la création d une profession d avocat salarié en entreprise. Elle aura la qualité de conseil juridique couvert par le secret professionnel, mais sans possibilité de plaider. Sur ce sujet, les avocats partagent unanimement le même avis, peu importe leur niveau d expérience ou la taille du cabinet dans lequel ils exercent. L intensité de l impact perçue par les avocats pour cette mesure est la plus forte parmi les autres mesures annoncées dans le cadre du projet de loi. Huit sur dix avocats (79 % précisément) interrogés dans l étude jugent la création du statut d avocat en entreprise défavorable, voire très défavorable (58%) à la rentabilité de leur cabinet. Pourtant, l impact constaté après analyse est, a priori, de nature statutaire et non économique. Le statut d avocat est jugé, par les avocats interrogés, incompatible avec le salariat en entreprise, car présentant de fait un risque déontologique (à ne pas confondre avec l avocat salarié d un cabinet d avocats). Faire partie d une entreprise implique un lien de subordination susceptible de mettre en péril le principe d indépendance, caractéristique intrinsèque de l avocat, et pourrait porter atteinte au secret professionnel. L autre impact possible de cette mesure est l émergence d avocats en entreprise n ayant pas le même niveau de formation que les avocats dits «traditionnels». Cette mesure confèrerait le statut d avocat à des juristes dont les diplômes et compétences différeraient notablement (par exemple le juriste d entreprise n a pas de formation déontologique). Actuellement, les entreprises ont recours à l avocat conseil quand il s agit de prestations nécessitant la protection du secret professionnel. C est par exemple le cas dans le cadre de fusions acquisitions. La mesure n offrant pas d activité supplémentaire aux avocats elle ne devrait pas impacter le mode de fonctionnement actuel (compétences juridiques en interne et recours aux avocats externes sur les sujets d expertises). En effet, la richesse d expérience d un avocat conseil, de par la diversité de sa clientèle, des types de prestations réalisées ou des secteurs pratiqués, reste un avantage recherché par rapport au juriste d entreprise quant à la qualité de la prestation nécessaire pour l entreprise et ne modifiera pas le mode de fonctionnement actuel. Bien que pratiquée, l inter-professionnalité des professions du droit et du chiffre a ses limites 60 % des avocats interrogés déclarent pratiquer l inter- professionnalité avec les experts-comptables et pour un quart d entre-eux cela est très fréquent. L inter-professionnalité structurelle pose un problème déontologique aux avocats. Il y a selon eux une impossibilité d exercice commun de professions ayant un écart substantiel de déontologie, ce qui est le cas en l occurrence entre la profession d avocat et celle du chiffre. De plus, en cas de faute professionnelle d un cabinet mixte d avocats et experts comptables, la question de l ordre compétent reste posée. Concernant l ouverture du capital des SEL, les avocats sont à 72% défavorables à l accès au capital à d autres professions que celle d avocat. Il y aura, toujours selon les avocats, une atteinte à la liberté d exercice d un avocat si ces associés sont des experts comptables : «L avocat doit être indépendant et ne pas être soumis aux impératifs d un investisseur. L inter-professionnalité ne doit pas signifier association, il ne doit pas y avoir de structure juridique commune» - Associé SCP / Alès. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 4
Prises séparément des mesures qui ne sont pas sans impact économique L élargissement de la postulation au ressort de la cour d appel entraînerait une perte nette de chiffre d affaires estimée à 52 M par an, mais avec des effets différenciés selon les types de cabinets. La mesure concernant la postulation consiste en l élargissement de la capacité des avocats à postuler dans l ensemble des tribunaux de grande instance du ressort de leur Cour d Appel. La postulation ne concerne pas tous les avocats. Elle est pratiquée par 60% des cabinets et seulement 18% d entre eux réalisent plus de 10% de leur chiffre d affaires sur cette activité. En conséquence, la postulation ne représente en moyenne que 5,4% du chiffre d affaires des cabinets d avocats en France. Par ailleurs, l activité d un cabinet liée à la postulation provient majoritairement d un autre ressort que celui de sa Cour d Appel. L impact d un élargissement de la territorialité de la postulation au ressort de la Cour d Appel est donc limité aux 23% de l activité des cabinets dont l origine première est le ressort de la même Cour d Appel. Ainsi, le chiffre d affaires généré par la postulation en provenance de la même Cour d Appel qui pourrait être supprimé par cette mesure est estimé à 52 M par an. Cette baisse de chiffre d affaires toucherait en premier lieu les cabinets de petite et moyenne taille des barreaux de province, en particulier ceux dont l effectif est inférieur à 1.000 avocats, soit 95,8 % des barreaux et 41 % des avocats. L effet de la mesure sera aussi beaucoup plus impactant pour les cabinets dont la postulation représente une forte part de leur activité, en particulier celle apportée par les institutionnels qui pourraient revoir leur dispositif d accompagnement par les avocats. Il y aura là un risque avéré de perte de clientèle et de chiffre d affaires. Concernant la clientèle institutionnelle, la suppression de la postulation fait peser un risque supplémentaire de perte d activité : importante pour certains clients pouvant être amenés à concentrer leurs dossiers dans des cabinets correspondants moins nombreux et de plus taille plus élevée. L élargissement de la territorialité de la postulation, si elle se faisait, conduira à un appauvrissement de l effectif des barreaux et à une fragilisation des Carpa. Enfin, en cas de suppression totale de la postulation, la part du chiffre d affaires généré par la postulation en provenance de l ensemble du territoire qui serait supprimé serait de 130 à 180 M par an. L inter-professionnalité et l ouverture du capital des Société d Exercice Libéral aux professions du chiffre vient accentuer le risque de transfert du chiffre d affaires au profit des experts comptables L ouverture du capital des Sociétés d Exercice Libéral (SEL) est une mesure consistant à donner la capacité pour des investisseurs non avocats (juridique et chiffre, hors banque et assurance) de détenir la majorité du capital et des droits de vote d une SEL. L objectif premier du projet de loi est de faire entrer d autres professionnels au capital d une SEL et d augmenter la capacité de d investissement du cabinet. Or, les cabinets d avocats estiment leur niveau de moyens de financement suffisant, en réinvestissant en moyenne 8% de leur chiffre d affaires. On notera que l autofinancement est la principale source de financement des cabinets d avocats. Ils ne sont d ailleurs que 11% à envisager de créer une SEL pour augmenter leur capacité de financement. Enfin, leurs investissements se limitent au financement des équipements de fonctionnement. Les SEL représentent 21% du chiffre d affaires de la profession C est le type de cabinet travaillant le plus souvent avec les experts comptables. Cette mesure, associée à celle concernant l inter-professionnalité, permettra d encadrer l exercice commun des professions du droit et du chiffre au sein d un même cabinet et pour un même client afin de lui apporter une offre de services plus large. Les experts comptables sont paradoxalement considérés par les avocats comme leurs principaux concurrents, au-delà des autres professions du droit (notaires et huissiers). Les experts comptables ont la faculté de rédiger des actes sous seing privé, sans pouvoir en faire l'objet principal de leur activité, lorsque ces actes constituent l'accessoire direct des missions d'ordre comptable réalisés pour leurs clients. L exercice commun des avocats et des experts comptables pose donc le problème des prestations pouvant être réalisées indifféremment par l un et par l autre, pour lesquelles les deux professions sont en concurrence directe. Cela concerne principalement le conseil juridique à destination des entreprises, marché principal des grands cabinets d avocats. Il est ainsi estimé qu entre 45 et 90 M par an de ce marché réalisés par les avocats pourront être captés par les experts comptables du fait de l inter-professionnalité. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 5
L ouverture facilitée des bureaux secondaires favorisera leur développement et permettra de générer davantage de chiffre d affaires pour les cabinets d avocats L ouverture de bureaux secondaires pour les cabinets d avocats sera simplifiée et accélérée par la mesure annoncée, supprimant la nécessité de l accord préalable du barreau. Il semblerait que la mesure retenue (suppression de l autorisation préalable) ait de la peine à atteindre ses objectifs. En effet, peu (15 %) de cabinets envisagent de créer un bureau secondaire parmi ceux qui n en ont pas déjà un au moins (lesquels représentent 85 % des répondants). Et même, plus des deux tiers (69 %) ne l envisagent pas. On notera que, pour les 15 % de cabinets qui ont des bureaux secondaires, 77 % n en ont qu un. Ceux-ci sont situés à 51 % dans le même barreau et à 45 % dans le ressort de leur Cour d Appel. De plus, la démarche d ouverture d un cabinet secondaire répond clairement à une volonté d investir de nouveaux marchés et non de fournir un accès au droit du plus grand nombre. Ainsi, concernant la motivation principale les ayant conduit à ouvrir un ou des bureaux secondaires, il ressort que pour 32 % des cabinets, il s est agi de bénéficier de nouvelles dynamiques économiques, pour 21 % de ne pas dépendre d une seule zone économique, à 15 % de positionner le cabinet dans des zones en mutation et seulement 16 % pour aller à la rencontre de justiciables dont l accès au droit n est pas assuré. Il ne faut donc pas compter sur la création de bureaux secondaires pour compenser la tendance à la concentration des professionnels dans les grands pôles urbains ; tendance lourde qui va en s accentuant depuis plus de 10 ans, à l image de celle de la population française. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 6
Des combinaisons susceptibles de provoquer une concentration et une urbanisation accrue de la profession La combinaison des mesures du projet de loi relatives aux avocats a pour effet l accélération du rassemblement des avocats au sein de structures groupées Même si la structure individuelle reste prépondérante au sein de la profession, l activité des avocats est majoritairement réalisée par des groupements. En 2011, les groupements représentaient 41% des effectifs d avocats et 58% du chiffre d affaires de la profession. Les nouvelles générations d avocats sont plus enclines à rejoindre ces groupements, provoquant une hausse de la taille moyenne des groupements et de leur part dans l activité de la profession. Les individuels, aujourd hui majoritaires en effectifs (59%), devraient devenir minoritaires dans les prochaines années. La combinaison de certaines mesures du projet de loi (suppression de la postulation dans le ressort de la Cour d Appel, simplification de l ouverture de bureaux secondaires et extension de l inter-professionnalité), accélérerait le mouvement déjà en place de concentration des effectifs au sein des groupements. Entre 2001 et 2011, la part des effectifs au sein de groupements est passée de 32% à 41%. L élargissement de la territorialité de la postulation, la simplification de la procédure d ouverture de bureaux secondaires, le rapprochement interprofessionnel sont autant d arguments favorisant le rassemblement des avocats en réseaux structurés afin de faire face à la concurrence grandissante, d optimiser les coûts de structure et facilité l investissement. et de la concentration géographique des avocats Ce phénomène accentué de rassemblement des avocats au sein de structures groupées s accompagnera d une concentration géographique dans les grands centres urbains, hébergeant en général la Cour d Appel et les gros cabinets. L objectif est d être situé à proximité de la Cour d Appel ou des principaux axes de transport facilitant son accès. Cette préférence d une situation géographique optimisée a pour but de renforcer la proximité avec les clients et les partenaires des autres professions du droit ou du chiffre. Il existe néanmoins un risque d accès plus difficile au droit dans certaines zones isolées. Malgré l utilisation des nouveaux moyens de communication et la dématérialisation des procédures favorisant la relation des avocats avec leurs clients et avec les tribunaux, il demeure un sérieux danger de fragiliser le maillage territorial. Cette concentration géographique des avocats fait écho à la tendance ancienne d urbanisation démographique et économique du territoire français. La suppression des limites territoriales à l intérieur de la Cour d Appel pour la postulation (qui reste la seule activité encore soumise à une contrainte géographique) accélèrera l alignement des avocats sur cette tendance. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 7
Un risque d affaiblissement de l indépendance et de la déontologie professionnelles Garantir l indépendance des avocats La réaction la plus fréquente des avocats à propos du projet de loi est la crainte d une perte d indépendance de la profession d avocat et un risque d atteinte au secret professionnel. L attente première de la profession est au contraire que le projet de loi permette de protéger les prérogatives fondamentales de l avocat, notamment dans le cadre de l inter-professionnalité, où il est nécessaire de définir les règles de déontologie qui priment quand celles-ci diffèrent de celles des avocats. Réviser la méthode d élaboration et de mise en œuvre du projet de loi A l occasion des entretiens qualitatifs, les avocats ont exprimé leur mécontentement quant à la façon dont la réforme de leur profession est abordée. Les mesures concernant la profession dans le projet de loi «Croissance et Activité» sont considérées comme «imposées». Ils réclament davantage de concertation pour définir le contenu des mesures afin d assurer leur compatibilité avec les spécificités de la profession. 2015 Propriété d'ernst & Young et Associés. 8