Vers une «bataille» de l Arctique?

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Transcription:

Conférence du Cercle Géopolitique du 30 octobre 2013 Vers une «bataille» de l Arctique? Patrice Geoffron En cette rentrée 2013, le cycle de conférences du Cercle Géopolitique s est ouvert sur l intervention de M. Patrice Geoffron, sur le thème du continent Arctique. Professeur de sciences économiques à l Université Paris-Dauphine et Directeur du Centre Géopolitique de l Energie et des Matières Premières (CGEMP), situé à Dauphine, ce spécialiste des questions énergétiques s est attaché à exposer, dans une optique prospective, les problématiques, à la fois géoéconomiques et géopolitiques, qui permettent de comprendre ce qui se joue dans cette zone géographique. Son analyse révèle la complexité du monde actuel. L Arctique semble en effet être le lieu de concentration des enjeux globaux liés au réchauffement climatique, à la profusion énergétique et à la transition énergétique. Pourquoi s intéresser à l Arctique? Cette zone a longtemps été, principalement, l affaire des populations autochtones et des missions d exploration scientifique. L intérêt grandissant pour le «Pôle Nord» s explique par les richesses minières et fossiles considérables qui, du fait de ce phénomène environnemental majeur qu est le réchauffement climatique, pourraient devenir plus aisément accessibles dans les décennies à venir. Depuis quelques années, la réduction de la calotte Et l Antarctique? L Arctique et l Antarctique ne bénéficient pas du même statut international. Le Traité sur l Antarctique de 1959, a placé cette région sous un régime juridique unique interdisant toute activité militaire ou d exploitation des ressources minérales. Seules les exploitations menées à titre scientifique sont autorisées. A l inverse, l Arctique n est sous l égide d aucune réglementation juridique, ce qui laisse le champ libre à son exploitation.

glacière en période estivale constitue un «le signal avancé des effets du changement climatique» et fait de l Arctique «un océan en cours de banalisation» : D une part, de nouvelles routes maritimes se dégagent et pourraient intéresser les grands acteurs du commerce international, au premier rang desquels se trouve la Chine. Ceux-ci espèrent pouvoir réduire leurs coûts de transport en évitant le passage traditionnel par le Canal de Suez (48 jours) au profit de la «route du Nord- Est» (33 jours). D autre part, en libérant des eaux nouvelles, la fonte des glaces favorise aussi l accès à des ressources, principalement des énergies fossiles, jusque-là restées inexploitées. C est sur ce second point qu a particulièrement insisté le conférencier en mettant en lumière l ensemble des tensions associées à la présence d un stock non négligeable de ressources énergétiques qui confèrent une grande valeur potentielle à cette aire géographique. Selon une estimation de la US Geological Survey, l Arctique recèlerait : 90 milliards de barils de pétrole 300 milliards de barils équivalent pétrole en gaz, détenus en majorité par la Russie Des ressources minières : diamants, or, uranium, fer, zinc, métaux rares La question énergétique en Arctique n est donc pas totalement circonscrite aux hydrocarbures, même si l abondance des ressources gazières est un dossier-clé. Au vu de cette profusion énergétique qui incite à qualifier l Arctique de «second Moyen Orient» - une perspective s ouvre pour plusieurs Etats d aller explorer plus loin (off-shore), et surtout plus profond (deepwater), dans la mesure où 84% de ces réserves se situeraient en pleine mer. En fait cette partie du globe était déjà un point de tension au cours de la guerre froide, mais, si M. Geoffron a opté pour le terme provocateur de «bataille», celle-ci se résume, pour l instant, plus à un ensemble de débats, de revendications d intérêts et de velléités, qu à un réel affrontement de terrain. A l heure actuelle, plusieurs Etats limitrophes manifestent leur intérêt pour la zone : le Canada, les Etats-Unis, la Russie, le Danemark (via le Groenland), la Norvège, la Suède, la Finlande et l Islande, réunis au sein du Conseil de l Arctique, expriment des revendications territoriales. Mais le partage de cette région apparaît difficile à organiser du fait de l opacité du droit maritime international qui ouvre la voie à des interprétations diverses dans le cas de l Arctique. On pourra en juger en se référant à l un 2

Le Conseil de l Arctique Créé en 1996 par la Déclaration d Ottawa, ce forum inter-gouvernemental regroupe huit paysmembres permanents, six organisations internationales représentant les populations indigènes de l Arctique, ainsi que trente-deux organisations et pays observateurs, dont la France et la Chine. Sur le papier, cette institution, qui n est qu un organe de discussion, est destinée à assurer la coopération et la coordination entre ses différents membres, notamment sur la question environnementale. des articles fondamentaux de ce droit maritime : «Un état côtier peut exercer ses droits souverains en matière d exploration et d usage des ressources jusqu à 200 milles nautiques de ses côtes au maximum [ ] Au-delà, afin d exercer sa souveraineté sur une zone maritime, chaque pays doit démontrer que le fond marin concerné est un «prolongement naturel» du plateau continental.» Toute la difficulté est, ici, d interpréter cette notion de «prolongement naturel». Au-delà des aspects purement juridiques et territoriaux, la discussion sur l Arctique se cristallise autour de considérations environnementales. La question soulevée est celle, au moment où s impose la nécessité d engager une «transition énergétique» en réduisant les émissions de CO 2, de la cohérence d une éventuelle extraction de ces ressources du Grand Nord. En effet, de la première révolution industrielle à nos jours, la richesse mondiale a été multipliée par 100 et s est inscrite dans un modèle de croissance fondé sur le carbone, conduisant à l émission annuelle de plus de 30 milliards de tonnes de CO 2. Ainsi, l idée de transition énergétique devient peu à peu omniprésente dans les discussions écologiques, politiques, économiques et sociales des pays les plus développés. Mais, à rebours des prévisions apeurées des années 1970 annonçant une pénurie de pétrole dans les quarante années à venir, nous observons aujourd hui une véritable profusion d hydrocarbures, avec plusieurs siècles de réserves. Ainsi résume M. Geoffron : «La situation de l Arctique symbolise les contradictions entre les nécessités de la lutte contre le changement climatique (la «transition énergétique») et cette profusion inattendue d hydrocarbures.». À ces considérations environnementales se rattachent de manière assez évidente des logiques économiques et financières. Si des années 1970 aux années 1990, le prix du pétrole est resté peu élevé, il a explosé au début des années 2000 à la suite d un «choc de demande» (lié à la croissance chinoise), passant de 20$ à 100$ le baril. L augmentation des prix du pétrole a dégagé un espace économique pour l exploitation de ressources moins «conventionnelles», telles que le pétrole et le gaz de schistes, dont on sait quelle ampleur ils ont prise dans le débat écologique et énergétique des pays développés (Etats-Unis en 3

tête). La perspective d exploitations plus lointaines et plus profondes dans l Arctique s inscrit dans ce même contexte. Pour autant, à l heure actuelle, l humeur des Etats et des grands groupes énergétiques est à la prudence plus qu à la course vers une exploitation rapide de ces ressources arctiques. Excepté la question de la pêche qui pourrait se débloquer, rien n incite à penser que des plates-formes offshore seront installées dans l immédiat dans cette zone. Les protagonistes voient leurs ambitions contrariées par les risques liés à l exploitation de ce territoire. D un côté, les conditions climatiques extrêmes de la zone arctique (la nuit, le froid ) posent des problèmes aigus, à la fois techniques et financiers. Les opérateurs gardent en effet en mémoire les suites économiques de la catastrophe de la plateforme pétrolière de BP dans le Golfe du Mexique en avril 2010. Aucun dispositif technique n est aujourd hui au point pour permettre de faire face à une marée noire en Arctique, et si des infrastructures d exploitation devaient être déployées, elles supposeraient un investissement considérable pour les grandes firmes. Le risque financier tient également à l incertitude sur le prix du gaz dans la mesure où les Etats Unis sont potentiels exportateurs (du fait du «schiste»). En outre, la crise économique, combinée à la transition énergétique (et donc au développement des renouvelables), laissent entrevoir des places très différenciées pour le gaz à l avenir (comme le suggère la situation énergétique en Europe actuellement). En définitive, M. Geoffron dresse le constat d une très grande indétermination sur l avenir de l Arctique et formule l hypothèse de deux scénarios. Le premier consiste à penser que les pays intéressés vont s entendre sur l exploitation de la zone Arctique, donnant lieu à une dégradation des écosystèmes déjà fragiles dans cette région, et alimentant ainsi le réchauffement climatique, dans un processus de «cercle vicieux». Ce premier scénario noir est toutefois peu probable selon Patrice Geoffron. Pour le contrebalancer, ce dernier évoque la puissance des «forces de rappel» qui invitent à formuler une antithèse au premier scénario. Ces forces de rappel relèvent en partie du domaine purement économique et des mécanismes de marché. Les conditions économiques pour l exploitation des ressources en Arctique sont en réalité loin d être réunies, rendant les entreprises prudentes. De plus, l éventualité d un accord lors de la conférence sur la Climat de Paris en 2015 (incertaine, mais envisageable), rendrait plus encore délicate l exploitation de ces ressources dans le Grand Nord. 4

Quoi qu il en soit, inscrit au cœur des tensions de la globalisation, le devenir de l Arctique reste encore longtemps l objet de beaucoup de spéculations. 5