L ABSTENTION ELECTORALE EN BELGIQUE : UN PHENOMENE RECENT



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Transcription:

L ABSTENTION ELECTORALE EN BELGIQUE : UN PHENOMENE RECENT Rim BEN ACHOUR Décembre 2012 Editrice responsable : A. Poutrain 13, Boulevard de l Empereur 1000 Bruxelles

Introduction... 2 A. L abstention électorale en Europe... 2 B. Les raisons de l abstention... 5 C. Le phénomène abstentionniste en Belgique... 6 D. Une typologie de l abstention applicable à la Belgique?... 8 Conclusion... 12 1

Introduction L abstention électorale est un phénomène qui a été largement étudié à l étranger mais très peu en Belgique où théoriquement, elle est pénalement punie. En Europe, l abstention comme phénomène politique a fait son apparition sur la scène médiatico-politique au début des années 90. Depuis lors, elle ne fait que se renforcer au gré des scrutins, bien que des variations apparaissent en fonction du type d élection et du contexte politique et socioéconomique. En Belgique, le phénomène est plus récent et a véritablement marqué les esprits à l occasion des élections législatives de 2010 et des élections communales et provinciales de 2012. Dans cette étude, nous verrons tout d abord ce qu il en est de l abstention à travers l Europe depuis 1945. Nous analyserons ensuite les raisons les plus fréquemment évoquées pour expliquer cette abstention en distinguant quatre types d abstentionnisme dans les démocraties occidentales. Enfin, nous nous attarderons sur le cas belge, et plus particulièrement wallon, en mettant en avant l évolution de l abstention et en confrontant la situation dans notre pays à la typologie établie de l abstentionnisme. A. L abstention électorale en Europe Depuis le milieu des années 1990, à chaque scrutin électoral ou presque qui se déroule en Europe, les politiques et analystes regardent avec la même angoisse le niveau de l abstention, qui serait signe d un rejet croissant de la politique susceptible de mettre à mal la légitimité des élus et de leurs décisions. N entendon pas souvent dire qu on assiste à la victoire du «parti des abstentionnistes» tant l abstention peut être élevée dans certains Etats? Plus qu un accident de parcours, ce phénomène semble au contraire devenu aujourd hui, à quelques exceptions près, une véritable lame de fond à travers l Europe. Ainsi, si on regarde l évolution de la participation électorale de 1945 à 2005 1 dans 30 Etats européens 2, «depuis la fin des années soixante-dix, le mouvement est clair : l abstention électorale progresse.» 3 Au cours de la décennie 90, la barre des 20% d abstention de moyenne a nettement été dépassée. Dans les années 2000, c est le cap des 30% d abstentionnistes qui a été franchi. A ces taux officiels s ajoute «l abstention cachée» des citoyens qui ne sont pas inscrits sur les listes électorale, dans les pays où l inscription n est pas automatique, et qui ne sont pas comptabilisés dans les statistiques de l abstention. 1 Pascal DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)» in Anissa AMJAHAD, Jean-Michel DE WAELE, Michel HASTINGS, «Le vote obligatoire», éd. Economica, Paris, 2011, pp. 17-33. Voir également Pascal DELWIT, «Des élections sans électeurs?», in Les Cahiers du Cevipol, 1999/3 : http://dev.ulb.ac.be/cevipol/dossiers_fichiers/cahier99-3.pdf. 2 UE27 + Islande, Norvège et Suisse. Ces Etats sont bien entendu considérés uniquement dans leur période démocratique. 3 delwit, p25 2

Evolution de la participation électorale moyenne de 1945 à 2005 dans les 30 pays européens considérés : Décennie 40 50 60 70 80 90 2000 Taux de participation 82,49% 84,44% 84,38% 83,49% 80,37% 75,18% 68,65% Néanmoins, si on peut considérer cette poussée abstentionniste comme quasigénéralisée, la participation électorale varie d un pays à l autre, en fonction notamment du type d élection, du mode de scrutin et de la tradition démocratique. Ainsi, on constate une différence de taux de participation entre les seize Etat qui ont toujours été démocratiques depuis 1945 4 et ceux qui ont accédé à la démocratie après cette date 5. Décennie 40 50 60 70 80 90 2000 16 démocraties depuis 1945 82,49% 84,44% 84,38% 84,37% 81,57% 78,44% 73,02% 14 démocraties après 1945 / / / 76,9% 75,81% 69,41% 61,9% La croissance de l abstention dans les démocraties plus longuement implantées est davantage contenue que dans les nouvelles démocraties : +11% contre +14% entre 1970 et 2005. En d autres termes, on constate «l enracinement de la démocratie représentative comme une composante freinant le processus de désengagement conjoncturel ou structurel de l acte électoral.» 6 En affinant l analyse, on peut dresser un portait contrasté de l Europe avec, néanmoins, toujours la croissance de l abstention comme constante: le désenchantement démocratique à l est : dans tous les pays anciennement communistes, le niveau de participation électorale a fortement diminué entre les premières élections démocratiques au début des années 90 et aujourd hui : la participation dépasse rarement les 60% pour les élections majeures et tombe à moins de 50% pour les scrutins locaux. 7 4 Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Grande-Bretagne, Irlande, Islande, Italie, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Suède et Suisse. 5 Bulgarie, Chypre, Espagne, Estonie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Portugal, République Tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie. 6 P. DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)», ib., p.25. 7 Clémence GRISON, «L abstention, un mal européen», http://fr.myeurop.info/2012/06/11/l-abstention-un-mal-europeen-5267. 3

Les pays d Europe du Nord (à l exception de la Finlande): bien qu en baisse, les taux de participation continuent à atteindre des niveaux élevés. Au Danemark par exemple, les taux de participation oscillent entre 85 et 90% de l électorat (88% aux législatives de 2011). Les Etats démocratiques depuis au moins 1945 qui subissent une baisse nette de la participation électorale depuis 20 ans: c est le cas entre autres de l Italie (à peine 50% de participation lors des municipales de mai 2012), de la Grande-Bretagne (35% d abstention lors des dernières législatives de 2010), de l Allemagne, qui est passée de 82% de participation lors des législatives de 1998 à 70,8% en 2009, et de l Autriche qui a perdu 20% d électeurs entre les élections présidentielles de 2004 et celles de 2010 8. La France, qui offre un visage contrasté de l abstention : d un côté, le taux de participation à l élection présidentielle est remonté en 2007 et 2012 aux niveaux atteints en 1981 (aux alentours de 82% de participation) mais d un autre côté, les élections législatives et locales subissent une désaffection inégalée de la part des citoyens 9. Ainsi, à peine 55% des électeurs ont participé au deuxième tour des élections législatives 2012 qui, il est vrai, était le quatrième dimanche de ce marathon électoral long de deux mois. Les pays qui imposent l obligation de vote : la Belgique, le Luxembourg, la Grèce et Chypre. Ces pays conservent ou conservaient jusqu à récemment, des taux de participation élevés, autour de 90% pour la Belgique, le Luxembourg et Chypre. Néanmoins, dans ces pays également, une érosion du devoir électoral est perceptible mais dans des proportions moindres que dans les pays où le vote n est pas obligatoire 10 : Décennie 40 50 60 70 80 90 2000 Vote non obligatoire 81,58% 83,57% 83,68% 83,13% 79,91% 74,71% 68,1% Vote obligatoire 93,23% 94,26% 92,9% 90,39% 86,1% 84,16% 80,52% Ces chiffres confirment que la contrainte institutionnelle du vote obligatoire est bien opérante et atteint l objectif poursuivi d un taux élevé de participation électorale : «l existence du vote obligatoire amène plus d électeurs à voter et à émettre un vote valable que dans les configurations sans vote obligatoire.» 11 8 ibidem. 9 Participation et abstention aux élections, http://www.france-politique.fr/participation-abstention.htm. 10 P. DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)», ib., p.28. 11 Ibidem, p30. 4

B. Les raisons de l abstention Si l abstention électorale tend à se renforcer aux quatre coins de l Europe, elle n est pas le fruit d une cause unique. Contrairement aux idées reçues et aux commentaires des soirées électorales, il n existe pas de profil-type unique de l abstentionniste. «En réalité, l abstention peut être décrite comme un phénomène multidimensionnel» 12, qui est le résultat de facteurs multiples plus ou moins prégnants chez chaque abstentionniste. Les chercheurs ont développé, sur base d expériences dans différentes démocraties d Europe et d Amérique du Nord, plusieurs théories de l abstention électorale. On peut ainsi distinguer quatre grands types d abstentionnisme dans nos démocraties 13 : l abstention de circonstances ou involontaire, qui peut être imputée à des phénomènes extérieurs ou des cas de force majeure. C est le cas du vieillissement, de maladies ou de l éloignement du bureau de vote. Le vieillissement de la population est un facteur rarement cité comme cause de l abstention. Pourtant, une étude menée sur l abstention dans le canton de Charleroi lors des élections fédérales de 2007 14 a montré que l abstention des plus de 85 ans atteint plus de 50%. Pour les résidents des maisons de repos, la participation électorale ne dépassait pas les 12%. l abstention sociale : «ici, c est l isolement de l individu qui marque la cause de l abstentionnisme» 15. En d autres termes, une personne bien insérée socialement, qui participe à de larges réseaux sociaux ou professionnels, qui peut être mobilisée par des associations intermédiaires, qui dispose d un capital socioculturel et d un diplôme élevé est plus encline à participer aux élections qu une personne isolée, moins instruite et qui dispose de faibles revenus. l abstention «anti-politicienne» ou abstention par indifférence ou aliénation, qui exprime une indifférence, un rejet voire un dégoût de la politique et des hommes politiques. C est souvent la raison la plus citée et la plus instrumentalisée par les politiques, bien que les recherches en la matière montrent que l abstention ne peut se résumer au simple rejet ou à un sentiment de ras-le-bol envers la politique. l abstention de conjoncture : dans ce cas, la participation électorale tient dans l essence du scrutin, son importance, l acuité de la compétition, les candidats en lice et le mode de scrutin. Ainsi, «les scrutins de premier ordre sont vécus et perçus par l électorat comme les élections les plus cruciales, et donc, celles pour lesquelles ils sont les plus à même de se 12 Anissa AMJAHAD, «Des abstentionnismes? Révélations typologiques», in Anissa AMJAHAD, Jean-Michel DE WAELE, Michel HASTINGS, «Le vote obligatoire», éd. Economica, Paris, 2011, p. 35. 13 Voir notamment A. AMJAHAD, ibidem, P. DELWIT, ibidem et Geoffrey PION, «L abstentionnisme électoral en Belgique : données individuelles et agrégées à Charleroi», L Espace Politique, http://espacepolitique.revues.org/index2025.html 14 G. PION, ibidem. 15 A. AMJAHAD, «Des abstentionnismes? Révélations typologiques», ibidem, p.45. 5

mobiliser.» 16 C est le cas par exemple en France où l élection présidentielle, c est-à-dire le scrutin le plus emblématique de la démocratie française, continue de mobiliser près de 80% des électeurs tandis que les élections régionales ou cantonales déplacent moins d un électeur sur deux. Le mode de scrutin a également son importance dans la mobilisation de l électorat : les scrutins disputés à la proportionnelle, où chaque voix compte, mobilisent davantage que les scrutins majoritaires uninominaux, où les circonscriptions jugées jouées d avance entrainent une très forte démobilisation de l électorat. Ces types d abstentionnisme ne s excluent pas, ils s entrecroisent et se renforcent en fonction des individus, de leur vécu, des évènements politiques, du contexte économique et social, etc. L abstention se nourrit également de la montée de l individualisme et de l affaiblissement des structures d encadrement social, culturel ou politique : «les citoyens des sociétés modernes votent de moins en moins par devoir et par principe, ils veulent être convaincus qu ils ont de bonnes raisons d aller voter avant de se déplacer aux urnes. Le vote se rationalise et s individualise, ce qui fait à la fois sa grandeur mais aussi sa fragilité.» 17 Conséquence, l abstentionniste permanent devient l exception tandis que l abstentionniste occasionnel ou intermittent semble en croissance constante, particulièrement pour les scrutins de deuxième ordre. L abstention est donc un phénomène multidimensionnel, dont l analyse ne saurait se limiter à un seul facteur ou à une seule explication. La décision de se rendre ou non au bureau de vote dépend de facteurs multiples qui évoluent dans le temps en fonction du contexte politique ainsi que des circonstances individuelles et de l environnement social de l électeur. C. Le phénomène abstentionniste en Belgique En Belgique, le vote est obligatoire depuis 1893. En théorie, l abstention est donc interdite et, si elle n est pas justifiée par un motif valable accepté par le juge de paix, est punie d amendes ou, en cas de récidive, de la privation du droit de vote pendant 10 ans 1819. En pratique toutefois, on constate une augmentation constante de l abstention dans notre pays depuis quelques élections : 16 P. DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)», ibidem, p.18. 17 Ibidem, p.19. 18 Articles 207 à 210 du Code électoral 19 Min REUCHAMPS, Le vote obligatoire, in Min REUCHAMPS et Frédéric BOUHON (dir.), Les systèmes électoraux de la Belgique, éd. Bruylant, Bruxelles, 2012, p.391. 6

Taux de participation moyen en Belgique entre 1945 et 2005 20 : Décennie 40 50 60 70 80 90 2000-05 Belgique 93,07% 93,15% 91,31% 92,97% 93,83% 91,47% 91,63% Si le taux de participation électorale est relativement stable entre 1945 et le début des années 2000, il chute de façon significative depuis 2007, particulièrement en Wallonie et à Bruxelles. L abstention a ainsi été particulièrement élevée lors des élections législatives du 13 juin 2010 et des élections communales et provinciales du 14 octobre 2012 : Taux de participation moyen en Belgique depuis 2006 21 : 2006 2007 2009 2010 2012 Belgique 93% 91,2% 91,1% 89,2% 89,7% Wallonie 91,8% 89,8% 88,9% 87,7% 87,7% Bruxelles 86,7% 84,7% 84,3% 83% 82,9% Flandre 94,4% 92,6% 93,1% 90,9% 91,5% En ajoutant à l abstention les votes blancs et nuls, qui peuvent être interprétés comme une forme de protestation par rapport au système politique ou d indifférence par rapport à l offre électorale, c est près d un électeur sur cinq qui a décidé de ne pas faire un choix partisan, en Wallonie et à Bruxelles, le 14 octobre 2012 : 20 P. DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)», ibidem, p.27. 21 2006 : élections communales : - les résultats en Wallonie : http://elections2006.wallonie.be/site_internet_rw/index.html - les résultats à Bruxelles : http://www.bruxelleselections2006.irisnet.be/results/fr/local_brussels/home.html - les résultats en Flandre : http://www.vlaanderenkiest.be/verkiezingen2006 2007 : élections législatives fédérales ; les résultats : http://elections2007.belgium.be/fr/index.html 2009 : élections régionales : http://elections2009.belgium.be/fr/index.html 2010 : élections législatives fédérales ; les résultats : http://elections2010.belgium.be/fr/index.html 2012 : élections communales : - les résultats en Wallonie : http://elections2012.wallonie.be/results/fr/index.html - les résultats à Bruxelles : http://bru2012.irisnet.be/fr/index.html - les résultats en Flandre : http://www.vlaanderenkiest.be/sites/default/files/resultatenverwerking- Opkomst.pdf 7

Abstention Abstention + votes B/N % votes valables par rapport aux électeurs inscrits Wallonie 12,3% 18,2% 81,8% Bruxelles 17,1% 21,9% 78,1% Flandre 8,5%% 11,7% 88,3% A noter que, concernant les votes blancs et nuls, Pascal Delwit constate que «certains Etats à vote obligatoire ont un taux de votes blancs et nuls plus élevé que la moyenne des Etats à vote non obligatoire.» 22 Néanmoins, la différence n est pas importante et il conclut que dans tous les cas, «l existence du vote obligatoire amène plus d électeurs à voter et à émettre un vote valable que dans les configurations sans vote obligatoire.» 23 D. Une typologie de l abstention applicable à la Belgique? Les quatre grands types d abstentionnisme que nous avons identifiés précédemment sont-il présents en Belgique et peuvent-ils expliquer cette hausse de l abstention constatée à l occasion des élections communales et provinciales du 14 octobre 2012? C est à cette question que nous allons tenter d apporter quelques éléments de réponse. L abstention de circonstance ou involontaire : l organisation du vote n a pas été récemment modifiée, notamment en ce qui concerne les possibilités de voter par procuration et la date des élections, qui est fixée dans la loi. Il n y avait donc pas de surprise pour l électeur qui pouvait organiser son agenda, notamment d éventuels séjours à l étranger, en toute connaissance, ce qui n avait pas été le cas en 2010 où les élections fédérales avaient été anticipées. Cet élément ne peut donc expliquer la hausse de l abstention constatée lors des élections communales et provinciales de 2012. Par contre, le vieillissement de la population est un élément pouvant expliquer partiellement la hausse de l abstention dans notre pays. Ainsi, entre 2000 et 2010, la population âgée de 80 ans et plus est passée de 350.000 personnes à plus de 500.000 24. Or, comme l a montré Geoffrey Pion dans son étude sur l abstention à Charleroi, le taux de participation 22 P. DELWIT, «L introuvable électeur? La participation électorale en Europe (1945-2005)», ibidem, p.31. 23 Ibidem, p.31. 24 SPF Economie, Direction générale des statistiques, Structure de la population : http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/population/structure 8

électorale chute de façon importante à partir de 75 ans 25. On estime même que pour les électeurs résidant dans les maisons de repos, la participation électorale n atteint pas les 10% 26! En d autres termes, les pensionnaires des maisons de repos sont de facto privés du droit élémentaire de voter. L augmentation de la population âgée de 80 ans et plus est donc un élément à prendre en compte pour expliquer l augmentation de l abstention en Belgique. L abstention sociale : comme évoqué précédemment, l abstention sociale provient de l isolement de l électeur, qui dispose d un capital socioculturel et de revenus faibles. Qu en est-il chez nous? Dans son étude empirique statistique menée quasiment rue par rue sur l abstention à Charleroi, Geoffrey Pion a démontré ce que plusieurs chercheurs avaient déjà évoqué : «les catégories sociales défavorisées se rendent moins au bureau de vote que celles aux capitaux économiques et intellectuels élevés.» 27 A cet élément, il faut ajouter la question de l isolement et de la distension du lien social que l on suppose plus important dans les grandes villes. Essayons de voir, à partir des taux d abstention aux élections communales 2012 en Wallonie, si cela se vérifie : - tout d abord, il apparait clairement que l abstention est d abord un phénomène de grandes villes et de centres urbains. Ainsi, la moyenne d habitants des 25 communes les plus abstentionnistes 28 (taux d abstention moyen de 15,71%) est de 43.700 habitants contre une moyenne de 3.700 habitants pour les 25 communes les moins abstentionnistes 29 (taux d abstention moyen de 4,89%). Sur les 9 communes wallonnes de plus de 50.000 habitants, seules Mouscron et La Louvière présentent un taux d abstention inférieur à 15%. C est également le cas en Flandre où des grandes villes comme Anvers, Ostende et Louvain présentent des taux d abstention parmi les plus élevés 30. Ces chiffres viennent confirmer l hypothèse d une abstention plus forte là où l affaiblissement des liens sociaux peut toucher, proportionnellement, une plus grande partie de la population, c est-àdire dans les grands centres urbains. - Si on regarde la moyenne de l abstention communale au niveau des arrondissements électoraux régionaux, on peut constater que les arrondissements ruraux ou les arrondissements à forte prédominance de communes rurales votent davantage que les 25 Geoffrey PION, ibidem. 26 En Marche, Les oubliés de l isoloir, http://www.enmarche.be/societe/seniors/les_oublies_de_lisoloir_2juin2011.htm 27 Geoffrey PION, ibidem. 28 Liège, Spa, Verviers, Saint-Vith, Huy, Charleroi, Dison, Seraing, Herstal, Butgenbach, Mons, Namur, Grâce- Hollogne, Chatelet, Saint-Nicolas, Fléron, Oupeye, Esneux, Lontzen, Wavre, Boussu, Flémalle, Comblain-au- Pont, Tournai, La Calamine. 29 Daverdisse, Rumes, Bièvre, Libin, Mont-de-l Enclus, Lens, Erezée, Gedinne, La Roche-en-Ardenne, Hélécine, Sivry-Rance, Tenneville, Donceel, Manhay, Honnelles, Celles, Herbeumont, Vaux-sur-Sûre, Léglise, Fauvillers, Sainte-Ode, Neufchâteau, Lincent, Chiny, Martelange. 30 Voir http://www.vlaanderenkiest.be/sites/default/files/resultatenverwerking-opkomst.pdf 9

arrondissements largement urbanisés. L exception est l arrondissement de Verviers où les communes germanophones, qui figurent parmi les plus abstentionnistes de Wallonie, Verviers, Dison et Spa font grimper la moyenne. Arrondissement Abstention Luxembourg 7,32% Wallonie Picarde 8,24% Dinant-Philip. 8,90% Huy-Waremme 8,97% Thuin 9,52% Brabant wallon 9,84% Namur 10,10% Mons 10,12% Soignies 10,37% Charleroi 11,81% Verviers 12,23% Liège 13,08% - Si on croise les données de l abstention avec l indice de richesse 31 de chaque commune, il apparait que les 25 communes qui votent le plus possèdent un indice de richesse communal 32 moyen de 93,68 contre un indice de richesse de 89,52 pour les communes qui votent le moins (l indice de richesse communal moyen en Wallonie est de 98). Il y a donc une différence nette entre les communes qui votent et les communes qui s abstiennent. Néanmoins, l indice de richesse moyen des communes qui votent le plus étant en-dessous de la moyenne wallonne, on ne peut conclure que les communes aisées votent davantage. Afin de vérifier la pertinence de ce facteur, une étude qualitative auprès des électeurs et quantitative, quartier par quartier, permettrait de mieux cerner l importance du facteur économique dans le choix de voter ou pas. 31 L indice de richesse est un indicateur du SPF Economie permettant de comparer le revenu moyen par habitant d une entité donnée avec le revenu moyen par habitant national. 32 Il s agit d une moyenne non pondérée des indices de richesse communaux. 10

L abstention «anti-politicienne» ou abstention par indifférence ou aliénation : le sentiment antipolitique et l indifférence vis-à-vis de la politique et des institutions publiques progressent dans notre pays. L Enquête européenne sur les valeurs 33 montre une méfiance grandissante des Belges vis-à-vis de la politique. Ainsi, le Parlement recueille la confiance la plus faible après l Eglise et largement derrière l enseignement, la sécurité sociale et la police. Les enquêtes d Eurostat démontrent également un faible taux de confiance dans les institutions politiques nationales : à peine 29% pour le Gouvernement fédéral et 36% pour le Parlement. 34 Ces sentiments de rejet ou d indifférence envers la politique ont été renforcés par la longue crise politique de 2010-2011 et par la crise économique et financière. Ils peuvent être un facteur d explication de l augmentation de l abstention dans notre pays. L abstention de conjoncture : si on compare les taux de participation de 2012 par rapport à ceux des élections communales de 2006, on ne peut affirmer qu une abstention de conjoncture se soit produite : même niveau de pouvoir, mêmes enjeux communaux et provinciaux, même type de combat local. A contrario, en Flandre, la NVA a essayé de transformer ce scrutin en un enjeu national, ce qui aurait pu être un facteur mobilisateur. Cela ne s est pourtant pas ressenti sur la participation, qui est restée stable entre 2010 et 2012 (à peine +0,6% de participation). En outre, si on compare le scrutin communal 2012 au scrutin fédéral de 2010, où la question de l avenir du pays était posée, l abstention augmente mais de façon très marginale. L importance du scrutin de 2010 n a donc pas eu d effet mobilisateur. Quant au mode de scrutin, il est, en Belgique, similaire pour toutes les élections : il s agit du scrutin proportionnel, c est-à-dire celui qui est généralement considéré comme le plus mobilisateur vu que chaque vote est utile (contrairement au vote majoritaire uninominal à un tour où le candidat qui obtient le plus de voix de la circonscription prend le siège). Plus encore que dans les pays où le vote est facultatif, l acte de voter est perçu comme un devoir par une majorité de citoyens dans les Etats où le vote est obligatoire. Il s agit d un devoir civique qu on accomplit conformément à la loi. Or, comme dans l ensemble de l Europe, la montée de l individualisme et l affaiblissement des structures d encadrement social peuvent conduire à un affaiblissement de la perception du vote comme devoir civique. «Le dénominateur commun des facteurs avancés [pour expliquer la croissance de l abstention] (individualisme, défiance, déclin des organisations de masse, etc.) renvoie à un détachement progressif du citoyen par rapport à la sphère du politique. Cette évolution du rapport au politique modifierait la substance de l acte électoral, le renvoyant à un vote devenant hautement conditionnel et perdant de la sorte le degré d automatisme qu il comportait.» 35 C est dans ce 33 Ricardo GUTTIEREZ, Le Belge ne croit plus les partis politiques, in Le Soir du 16 février 2012, http://www.lesoir.be/archives?url=/actualite/belgique/2012-02-16/le-belge-ne-croit-plus-les-partis-politiques- 897489.php 34 Eurobaromètre 74, automne 2010, http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb74/eb74_be_fr_nat.pdf 35 A. AMJAHAD, «Des abstentionnismes? Révélations typologiques», ibidem, p.36. 11

contexte qu il faut situer certaines remises en cause explicites ou implicites de l obligation de vote en Belgique, de la part des libéraux notamment. C est ainsi qu à deux jours du scrutin communal, la Ministre de la Justice Open VLD Annemie Turtleboom annonçait, avant de faire marche arrière, que les parquets ne poursuivraient pas les électeurs qui n accomplirait pas leur devoir électoral. Cette déclaration, qui confortait en quelque sorte les électeurs qui hésitaient à se rendre aux urnes et les rassurait sur l absence de sanction en cas de transgression de la loi, a-t-elle eu un impact sur le niveau d abstention? Peutêtre, mais une chose est sûre, c est que «cette incitation à ne pas se déplacer, à rester peinard dans son plumard, est déroutante et ridicule.» 36 Conclusion L augmentation de l abstention est un sujet d inquiétude dans la plupart des démocraties européennes. Malgré l obligation de vote imposée par la loi, la Belgique n y échappe pas. Cet affaiblissement quasi-généralisé de la participation électorale présente un double danger : d un côté, la légitimité des élus et donc des décisions qu ils posent est moindre ; d un autre côté, la cohésion sociale est mise à mal par l exclusion volontaire ou involontaire d une partie importante de l électorat, notamment les personnes âgées, isolées, moins instruites ou culturellement marginalisées. Avec des taux d abstention très importants dans les maisons de repos ou dans les banlieues françaises, quelle place prendront à l avenir ces personnes dans les décisions politiques qui sont prises? En Belgique, le phénomène de l abstention a jusqu à présent été très peu étudié. L obligation de vote qui est inscrite dans la Constitution permet en effet d obtenir une participation électorale très élevée, sans égal dans les Etats où le vote n est pas obligatoire. Néanmoins, comme le souligne notre analyse, on constate une augmentation importante de l abstention depuis quelques élections. Nous avons essayé d en ébaucher une explication. Néanmoins, il faudrait davantage de recherches et d études tant quantitatives que qualitatives pour comprendre le phénomène et dessiner les contours de solutions. Mais une chose est sûre, la lutte contre l abstention électorale devra passer par un renforcement de l inclusion sociale, par des solutions pratiques permettant le vote des personnes âgées et par une connexion plus grande entres les politiques et la population. Institut Emile Vandervelde Bd de l Empereur, 13 B-1000 Bruxelles Téléphone : +32 (0)2 548 32 11 Fax : + 32 (02) 513 20 19 iev@iev.be www.iev.be 36 Francis Van de Woestyne, Ridicule!, in La Libre du 12 octobre 2012 : http://www.lalibre.be/actu/politiquebelge/article/766189/edito-ridicule.html 12