LA CHIRURGIE GILLES GUY *



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Transcription:

LA CHIRURGIE GILLES GUY * Abstract. A short overlook on the history of the surgery and a consideration on the impact of surgery evolution on the patient s awaits and on the surgeon s position and involvement in the decision to operate. Les origines de la chirurgie et donc des chirurgiens remontent, dit-on, à la plus haute Antiquité. L étymologie grecque (χειρουργειν travailler avec la main, ou bien encore οι χειρουργουντες, les artisans, les artistes) a de quoi satisfaire l ego des pratiquants actuels de cet art manuel. Chacun sait que, dès l époque préhistorique, des trépanations ont été effectuées dont certaines avec succès, l opéré ayant survécu. Que leur motivation ait été thérapeutique, rien n est moins sûr. Pourtant ces craniotomies étaient bel et bien des actes chirurgicaux. Dans l Antiquité, les Egyptiens, puis les Grecs et notamment Hippocrate (V e IV e siècles AC) décrivent des maladies et proposent pour certaines des solutions chirurgicales. À Rome, la chirurgie va trouver dans les campagnes de ses légions et dans les jeux du cirque matière à se développer. Galien, le «chirurgien des gladiateurs» initie la recherche anatomique mais seulement sur les singes, pour des raisons religieuses. Il en tire des conclusions approximatives qui ne résisteront pas à l épreuve du temps. C est sans doute pourquoi l Occident s engage pour 1000 ans dans la nuit de l ignorance, une nuit seulement percée par quelques étoiles, les unes issues de l Orient musulman avec le persan Avicenne et le cordouan Abdulcassis, les autres venues d Italie où naissent les écoles de Salerne et de Bologne avant celle de Padoue. D ailleurs la chirurgie fait peur, en tout cas à l Église, puisque le concile de Tours en 1163 la décrète «exercice barbare». L ouverture du corps apparaît comme une effraction de la création et une entrave à la résurrection du corps «au dernier jour». Pourtant le XII e siècle voit apparaître la première école chirurgicale française à Montpellier (où sera formé Gui de Chauliac) puis une autre à Paris, la confrérie St Côme. Rançon de son succès, cette dernière se heurte à la Faculté de Médecine qui entend confiner les chirurgiens dans le statut de barbiers et leur interdit pendant longtemps le droit d apprendre la médecine, de pratiquer le latin, de se prévaloir du titre de docteur et même de porter la robe longue! Et pourtant, à la différence de * Professeur, neurochirurgien, Université d Angers, France.

128 Noesis 2 la chirurgie qui se confrontait au concret, la médecine, porteuse de dogme, restait extérieure au corps humain, était embuée dans les «humeurs» ou les références religieuses et surtout échappait à toute évidence de son efficacité. L apparition des armes à feu et la traumatologie nouvelle qu elles induisent mais aussi les véritables études anatomiques de Vésale vont ouvrir la voie à Ambroise Paré (1509 1590), le premier chirurgien militaire. Mais à vrai dire il faudra encore attendre Louis XIV et la guérison par Félix de sa royale fistule pour que soit enfin reconnu aux chirurgiens un véritable statut. En 1742 Louis XV crée l Académie royale de chirurgie et rend obsolète la formule quelque peu corporatiste des médecins «Qu il y avait de la folie d imaginer que le chirurgien soit l égal du médecin». Après que la Révolution a dissous l académie de chirurgie, les chirurgiens vont être à nouveau sollicités sur les champs de bataille de l Empire où Larrey fait montre de son exceptionnelle dextérité opératoire, notamment dans les amputations dont on dit qu il les réalise en moins de trois minutes. Après 1815, la chirurgie civile reprend ses droits à Paris avec le baron Dupuytren, brillant opérateur et tête de file d une grande école de chirurgie. C est durant la deuxième moitié du XIX e siècle, que la chirurgie va connaître deux véritables révolutions. D abord la découverte de l analgésie et de l anesthésie générale, notamment par l éther, qui vont rendre possibles des opérations de plus longue durée. Ensuite l asepsie, pressentie à Vienne par Semmelweis en 1846, va se concrétiser, sous l influence de Pasteur et de Lister, avec l usage des antiseptiques et des gants. Durant la première partie du XX e siècle, la chirurgie, qualifiée de «générale», est exercée par des opérateurs polyvalents. Après la II e guerre mondiale, elle va se différencier en sous-spécialités dont l exercice devient peu à peu exclusif: d abord l orthopédie et la chirurgie viscérale, puis l urologie, la chirurgie cardiaque et thoracique, la chirurgie vasculaire, la neurochirurgie, la chirurgie plastique. Dans le même temps l ORL, l ophtalmologie, la stomatologie, jusque-là pratiquées par le même spécialiste, s autonomisent. On peut raisonnablement penser que cette évolution multidirectionnelle de la discipline chirurgicale a résulté des progrès technologiques qui ont rendu trop complexes pour une seule spécialité les étapes diagnostique et thérapeutique de l acte chirurgical. Dans la première moitié du siècle, la chirurgie avait bénéficié des apports au diagnostic de la radiologie (osseuse, digestive et vasculaire) et de ceux de la biologie et de l anatomie pathologique. Puis ce fût la contribution de l imagerie moderne (scanner, IRM et échographie), des isotopes et de l endoscopie. Or aujourd hui le fait que tous ces examens soient réalisés et interprétés par des spécialistes d appareillage (radiologues) ou d organes ne dispense pas les chirurgiens de se les approprier, ne serait-ce qu en raison de la responsabilité première qui est la leur dans les indications éventuellement opératoires qui en résultent.

3 Histoire de la science et de la technique 129 La deuxième moitié du XX e siècle a connu également une sophistication des techniques d intervention. Certaines ont concerné les disciplines chirurgicales. Tel est le cas de la microchirurgie. Initiée par les ophtalmologistes et les ORL, elle a été rapidement adoptée par les neurochirurgiens, les gynécologues (pour le traitement de la stérilité tubaire) et surtout les plasticiens (pour la réimplantation des doigts). Même dans les autres domaines, le grossissement optique s est imposé et le recours aux lunettes-loupes est devenu fréquent. Autre exemple de transfert de technologie, la stéréotaxie (chirurgie en 3D) et plus tard la navigation asservie à l imagerie (sorte de GPS de la chirurgie), et notamment la neuro-navigation, ont permis aux chirurgiens de guider avec précision leurs instruments et leurs gestes dans un espace à 3 dimensions. Ainsi les chirurgiens ont-ils pu réaliser des gestes très divers: non seulement des exérèses mais aussi des rétablissements de continuité digestive ou vasculaire, des implants, des plasties ou des greffes voire des poses de stimulateurs internes. Alors que jusqu à présent la chirurgie et les chirurgiens étaient seuls en mesure de mettre en œuvre ces avancées et d en tirer profit, voici que pour la première fois, deux autres progrès viennent interroger la chirurgie quant à son propre avenir. La première est l endoscopie. Celle-ci offre la possibilité de voir mais aussi d agir à l intérieur du corps sans presque l ouvrir (key hole surgery). Les performances diagnostiques de cette méthode d investigation étaient bien connues des pneumologues, des gastro-entérologues, des rhumatologues. Il n est donc pas surprenant que ces spécialistes aient été tentés de «porter la main» sur les lésions qu ils avaient observées. Dès lors les chirurgiens cessaient d être les seuls à entrer dans le corps humain pour traiter. Certains chirurgiens, comme les urologues et les gynécologues, ont suivi le mouvement en faisant de l endoscope un de leurs instruments. Mais d autres, comme les chirurgiens viscéraux français, ont laissé passer l occasion et ont vu bien des gestes leur échapper au profit des médecins gastro-entérologues. La deuxième avancée constituant dans certains cas une aide voire une alternative à la chirurgie est la radiologie interventionnelle, d ailleurs appelée «endovascular surgery» par les américains. Cette technique consiste à atteindre la lésion à traiter par voie artérielle à l aide de sondes fines et souples. En occluant les vaisseaux qui s y rendent, elle permet de réduire le saignement opératoire d une tumeur en l asséchant avant son exérèse. De même, plus des trois quarts des anévrysmes artériels cérébraux ne sont plus opérés à ciel ouvert mais traités par embolisation artérielle. De même le pontage coronarien «à ciel ouvert» a vu ses indications se réduire au profit de l angioplastie par voie endovasculaire (dilatation de l entrée de l artère par un ballonnet) avec mise en place de stents (sorte de petits ressorts) afin de prévenir la resténose (récidive du rétrécissement). Ainsi peut-on constater que le concept d intervention, autrefois synonyme d opération chirurgicale, s applique aujourd hui à nombre d autres gestes ne

130 Noesis 4 relevant pas de la discipline chirurgicale stricto sensu, mais partageant avec elle le fait d être invasifs. Dans la mesure où ces techniques sont alternatives ou complémentaires les unes des autres, il n est pas étonnant que se soit développée une prise en charge multidisciplinaire des affections qui étaient autrefois le domaine exclusif du chirurgien. Ceci est bien illustré par les «staffs» qui réunissent non seulement les médecins anesthésistes réanimateurs et les chirurgiens mais aussi les radiologues interventionnels, les médecins spécialistes d organes, les anatomopathologistes, les oncologues et les rééducateurs. Des concertations techniques peuvent aussi avoir lieu en salle d opérations entre opérateurs d égale expérience. Le chirurgien n est donc plus ce «seigneur de la guerre», décideur solitaire et redouté, mais un acteur parmi d autres de la chaîne diagnostique et thérapeutique. Tout au plus peut-on penser que sa formation médicochirurgicale et sa relation privilégiée avec le malade, venu le consulter, lui donne une réelle légitimité pour peser sur l option qui sera prise. Cette primauté du chirurgien dans la décision d une opération dont il assumera la responsabilité juridique signifie qu il ne saurait céder à l injonction d un collègue, ou même d un staff et pas davantage à celle d un malade ou de sa famille, s il n adhère pas lui-même à la décision proposée. Évidemment cette primauté ne l exonère pas du devoir d information et du recueil du consentement éclairé. Cette «ardente» obligation, éventuellement contraignante, n a pourtant pas que des inconvénients. S obliger à expliquer le projet thérapeutique au patient en vue d obtenir son adhésion est un bon moyen d asseoir sa propre conviction en pesant le pour et le contre. Cette appréciation de la balance bénéfices-risques implique de considérer que la décision d abstention n est pas moins «positive» que celle d opérer. Cette réflexion ouverte doit s alimenter de l histoire naturelle des maladies trop souvent méconnue. C est ainsi qu il faut savoir temporiser face à une lésion asymptomatique découverte par hasard à l imagerie (on parle de fortuitome). Renouveler le scanner ou l IRM un peu plus tard révèlera parfois la parfaite stabilité d une tumeur peut-être bénigne, voire sa disparition. La charge anxieuse que suscite chez le patient une perspective opératoire est très largement sous-tendue, non par la crainte de l opération elle-même, mais par la peur de ne pas se réveiller. Il n est pas abusif de souligner auprès du futur opéré les remarquables progrès de la sécurité anesthésique et donc la rareté d une telle éventualité. Par contre, il est important de ne pas dissimuler ni minimiser le risque infectieux nosocomial dont on sait qu aujourd hui il entraîne chaque année deux fois plus de décès que les accidents de la route. Quoi qu il en soit, l information ne saurait se résumer à la distribution de documents-type rédigés par les sociétés savantes. L information doit être avant tout orale et chaque fois que possible devant témoins. Expliquer clairement le projet opératoire, répondre loyalement aux questions ou même les anticiper, c est aujourd hui une nécessité dans la relation avec des

5 Histoire de la science et de la technique 131 interlocuteurs qui ne sont ni idiots ni ignares d autant qu ils ont souvent consulté Internet. Pour autant, il ne peut être question d accepter un débat sur pied d égalité à propos des modalités techniques, tant il est vrai que la partie ne serait pas équitable. Mais à vrai dire, c est au moins aussi souvent à l attitude inverse que se trouve confronté le chirurgien, celle du patient qui s en remet entièrement à lui («c est vous qui savez, Docteur»). Cela fait partie de ses droits de n être pas surinformé et surtout de n être pas tenu de prendre une décision dont il ne possède évidemment pas tous les éléments. Il y aurait une forme de lâcheté de la part du chirurgien à se défausser sur le patient de cette responsabilité. Mais il est aussi vrai que le patient doit être informé que l alternative ne se situe pas entre le succès et l échec, que le résultat n est pas noir ou blanc mais plus souvent en demi-teinte. Que l opéré ait ou non souhaité être complètement informé, il doit être instruit de son droit à ne pas accepter le projet opératoire qui lui est présenté et encouragé, chaque fois que cela est possible, à y réfléchir et à prendre l avis de son médecin traitant, voire d un autre chirurgien. Ces précautions sont sans doute la meilleure prévention des contentieux, lesquels sanctionnent souvent un déficit relationnel pré- ou post-opératoire entre le chirurgien et son patient. En effet la fréquence des plaintes a progressé, mais pas forcément celle des actions judiciaires. Il est vrai que la procédure de l indemnisation de l aléa thérapeutique sans faute (loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients) a contribué à diminuer le nombre de recours aux tribunaux mais pas celui des actions introduites devant une nouvelle instance: la commission régionale de conciliation et d indemnisation des accidents médicaux (CRCI). Cette procédure de prise en charge par la collectivité des conséquences des accidents médicaux sans faute, expression de la solidarité nationale, a un peu nivelé le débat entre l obligation de moyens s imposant au chirurgien et l obligation de résultat dont il devrait être exonéré. Il s y est substitué la notion de perte de chances à laquelle le praticien expose son patient, notamment s il n assure pas ses obligations en matière d assistance à personne en péril, de permanence des soins et donc de réponse à l urgence. On conçoit que le chirurgien, qui, comme tout un chacun, a besoin de dormir la nuit, soit plus exposé à la défaillance dans ces domaines que le dermatologue ou le médecin scolaire Pourtant le retard à examiner un patient ou à intervenir éventuellement constitue, même en l absence de conséquence fâcheuse, un motif de plainte. Tant il est vrai que la recherche d un responsable est devenue une des modalités de compensation face à l adversité. Il faut d ailleurs admettre que la surmédiatisation de la chirurgie et de ses «premières», sans parler des émissions de télévision type «urgences», a créé dans le public un mythe d infaillibilité qui rend inacceptable un résultat moins parfait que celui qui était attendu. C est aussi ce mythe d une «chirurgie à risque zéro» qui rend compte de cette forme de consumérisme poussant certains à demander au chirurgien d apporter la

132 Noesis 6 caution d une cicatrice dans une situation de somatisation mal assumée: c est ainsi qu on a pu voir des manifestations abdominales de conversion hystérique ou des lombalgies fonctionnelles conduire à des interventions inappropriées et itératives. À la différence de la chirurgie réparatrice qui pallie souvent des séquelles posttraumatiques, la chirurgie esthétique se propose de corriger les disgrâces de la nature, réelles ou ressenties. Sans méconnaître la souffrance qui s exprime parfois dans ces demandes d opération, on doit rappeler que cette spécialité s adresse à des personnes en bonne santé venant volontairement établir avec le chirurgien, un véritable contrat (en vue d une rhinoplastie, d une prothèse mammaire ou d une liposuccion), contrat qui implique une quasi-obligation de résultat. Rappeler ici que la chirurgie n a pas sa place dans l arsenal thérapeutique des manifestations du mal de vivre, c est aussi dire que les indications limites voire franchement mauvaises font le lit des complications opératoires, justifiant la formule de l éminent neurochirurgien rennais, Jean Pecker: «ce n est pas en salle d opérations que se font les séries noires, mais en salle de staff». En effet, ces complications viennent plus souvent sanctionner de mauvais choix (de mauvaises «indications», comme disent les chirurgiens) qu une technique opératoire défectueuse. Encore faut-il que l équipe chirurgicale puisse se prévaloir pour chaque type d intervention d une réelle expérience, c est-à-dire d un nombre significatif d opérations réalisées chaque année. Ainsi la plupart des hôpitaux, même les plus petits, offrent une bonne sécurité en matière d appendicectomie, car cette opération est fréquente. Ce n est pas forcément le cas pour des interventions plus lourdes, surtout si elles requièrent un matériel sophistiqué (ce qu on appelle aujourd hui un plateau technique). Telle est la raison principale de la restructuration de l offre chirurgicale, laquelle aboutit à la fermeture de services de chirurgie ou de petites maternités, dont l activité est jugée insuffisante. Faute d être bien informé, le public n y voit que l inconvénient de l allongement de la distance du domicile jusqu à l hôpital ou la menace sur l emploi local, alors qu à l évidence c est la sécurité qui y gagne. Au moment de conclure, comment ne pas être frappé par le chemin parcouru, surtout dans les dernières décennies. Ainsi a-t-on vu l acte chirurgical se dérouler, comme la tragédie classique, selon la règle des trois unités d action, de lieu et de temps, avec une tête d affiche, des costumes et un cérémonial requérant les portes closes et le silence dans un lieu dédié, d ailleurs désigné par les anglo-saxons sous le vocable d «operating theater». Cette représentation a pu parfois inciter des chirurgiens à appliquer la devise de Guillaume d Orange: «Point n est besoin d espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». Aujourd hui cette conception est révolue. La démarche qualité et la prévention des risques se sont imposées ici comme ailleurs. Le bon chirurgien a fait sien cet objectif de sécurité. Il a dû accepter la discussion collective et doit ou en tout cas devrait s imposer ce devoir d humilité qui consiste à passer la main quand il pense n être pas le plus apte. Avançons l hypothèse que la féminisation croissante de l équipe chirurgicale

7 Histoire de la science et de la technique 133 n est pas pour rien dans cette évolution vers davantage d humanité. En tout cas, le chirurgien (homme ou femme) sait qu il doit garder en tête la formule qu on trouve en exergue des programmes de formation des neurochirurgiens américains: The good surgeon knows how to operate The better surgeon knows when to operate The best surgeon knows when not to operate Mes remerciements vont à ceux des miens, chirurgiens ou non, qui ont accepté de lire ce texte et de l enrichir de leur réflexion sur un sujet qui appartient à tous.

134 Noesis 8