Entre mythe grenoblois et réalité de "Très-Cloîtres"



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Transcription:

Entre mythe grenoblois et réalité de "Très-Cloîtres" Sélective mémoire... Claude JACQUIER * Sas d'entrée dans la ville, lieu essentiel de son histoire et de sa mémoire, le faubourg Très-Cloîtres oscille entre l'évocation mytique et une réalité pas toujours avouable. Son histoire éclaire celle de Grenoble, qui s'est "largement nourrie de ressources et d'idées venues" d'un ailleurs proche ou lointain. Très-Cloîtres a joué jusqu'aux années 80 une "fonction de filtre" pour toutes les vagues migratoires mais deux l'ont marqué : l'italienne et l'algérienne * CERAT-CNRS, Institut d'etudes Politiques, Grenoble Le mythe grenoblois a la vie dure et cela dans tous les sens du terme. Quelle que soit sa configuration, le mythe construit dans les années soixante finissantes, autour d une symbolique modernisatrice, continue d exister, de se propager et d être invoqué à tous propos. Après une éclipse, où on le crut hors d usage, il a fait une réapparition à propos de quelques commémorations pour servir de substitut à une pensée et surtout à une action politique assez souvent indigente. Le mythe de l excellence n est-il pas justement nécessaire lorsque l excellence devient mythique. Ainsi, manipulé, trituré, exploité hors de propos, le mythe a la vie dure mais aussi une dure vie. Rançon de la gloire, le mythe a pris trop de liberté avec la mémoire des faits. Il sélectionne, ampute, découpe, retourne, recompose les faits d histoire et les réécrit sans les oublier tout à fait afin de ne pas nuire à son allure d authenticité. C est le travail du mythe de hiérarchiser autrement les faits légués par le temps, de les réordonner par la valorisation de certains, par l occultation d autres. Représentation de faits ou de personnages souvent réels déformés ou amplifiés par l imagination ou la longue tradition littéraire nous dit le Petit Robert. Et si tout cela n était pas que le résultat de l imagination ou de la littérature, mais un travail sciemment conduit par une société sur elle-même pour se donner à voir autrement, en taisant l inavouable roture de ses origines? Parmi tous les territoires de la ville de Grenoble, mémoriaux du mythe, le faubourg Très-Cloîtres est une référence méconnue. Méconnue par les élites qui ont construit le mythe de Grenoble, référence pour les générations d immigrés qui ont construit la réalité de Grenoble. Jamais un lieu aussi essentiel de l histoire sociale de la ville, faubourg de tout temps sas d entrée dans la ville, n aura été autant Ecarts d'identité N 95-96. Printemps 2001. 7

Histoire et dynamiques... minimisé et rejeté. Un paradoxe, mais les mythes en sont grands pourvoyeurs par défaut. Les immigrations occultées Cette situation de Très-Cloîtres dans le mythe grenoblois est d autant plus paradoxale que Grenoble doit précisément ses succès à ceux qui sont venus d ailleurs et ont immigré vers la capitale des Alpes. L expérience grenobloise n est pas que grenobloise ou plutôt elle n est pas uniquement due à un génie grenoblois particulier. A ce propos, il faut certainement rompre avec des thèses trop «localistes», sur l importance des racines et des souches grenobloises. Ses ingrédients sont largement importés. D une part, la plupart des hommes et des femmes qui ont été des acteurs de cette expérience venaient d ailleurs, drainés par la localisation, dans les années cinquante, de quelques fleurons de l appareil scientifico-énergétique étatique (CENG, CEA, etc.). Terre d immigration de longue date, telle est surtout la ville de Grenoble : une banale nouveauté, un lieu commun original, dont on parle peu. Grenoble, ville sans richesses particulières, s est largement nourrie de ressources et d idées venues d ailleurs et en particulier des flux continus d immigrés venus des campagnes environnantes, des Savoyards, des Arméniens, des Italiens, des Espagnols et des Portugais, des Algériens, des Africains, des Yougoslaves, des Turcs et ceux venus des lointaines contrées d Amérique Latine et d'asie. appelait «les conspirateurs de la modernisation», élites issues des grandes écoles et de l université mais aussi des divers mouvements sociaux (résistance, guerre d Algérie, syndicalisme réformiste, éducation populaire, etc.), celles qui, dans «la clandestinité officielle» des groupes de travail du Commissariat du Plan contribuèrent à hybrider quelques chimères «urbano-politiques» comme la Villeneuve. Elites nationales et locales édificatrices du mythe de la ville innovante, mais aussi élites qui organisèrent, peu ou prou, l envers silencieux du mythe, à savoir la venue au cours des trente glorieuses de cette immigration de main d œuvre tant appréciée par les employeurs d alors. Ainsi cette lettre retrouvée dans les archives d une Direction Départementale du Travail et de la Main d œuvre écrite en 1972 par un directeur d entreprise : «Dans le cadre habituel de nos prévisions de main d œuvre pour la rentrée du mois de septembre, L hybridation de tout cela ne doit guère plus à un génie local grenoblois, à un «génie des alpages» (ou plutôt à un «génie de la cuvette» plus adapté à ce site d eau), mais bien à une connivence paradoxale (pour les esprits de l époque) entre le centre étatique et technocratique parisien et les nouvelles élites récemment arrivées dans la ville. A l opposition entre le central et le local, entre l Etat tutélaire et les autorités locales «adolescentes», si prisée par les politologues de l époque, il faut certainement substituer le constat d une très grande consanguinité entre ces «élites modernistes», celles que Pierre Grémion 8. Printemps 2001. Ecarts d'identité N 95-96

nous déposons ce jour 350 contrats «anonymes» pour lesquels nous demandons la répartition suivante : 80 Yougoslaves ( ), 80 Turcs (..), 60 Tunisiens ( ), 50 Portugais ( ), 50 Marocains ( ), etc. Nous vous serions très obligés de bien vouloir nous faire parvenir ces travailleurs entre le 28 août 1972 et le 15 septembre 1972». Quelle est la place de ces "immigrés-marchandises à livrer" dans le mythe de Grenoble, quelle mémoire a gardé la ville de cette réalité «anonyme»? Très-cloîtres, le point aveugle de la ville en train de se faire Vagues d immigration venues de tous les points de la planète, tous ces immigrés de «peu», soutiers des temps modernes, sont passés par Très-Cloîtres. Le faubourg Très-Cloîtres comme on l appelait aux temps anciens, est la porte d entrée dans la ville pour tous ceux qui viennent de l extérieur et en premier lieu des campagnes et vallées avoisinantes dont il constitue le débouché «naturel». C est le lieu de la première installation dans la ville, à l intérieur des fortifications, passée la porte Très-Cloîtres. On y trouve alors des installations religieuses, militaires, un habitat et des gargotes alignées le long de la rue du même nom. Un espace de passage propice à l installation provisoire et aux rencontres, conditions et opportunités pour une installation définitive dans le reste de la ville. En quelque sorte le quartier Très-Cloîtres fonctionne comme un distillateur à boules qui retient au bas, à l extérieur des fortifications ou près de la porte ceux qui ne disposent pas des bons viatiques et qui permet aux autres de se faire progressivement une place dans la société grenobloise en se rapprochant des beaux quartiers de la place St André et de la place Grenette, des quartiers que ce «populaire» traversait quotidiennement à pied pour aller travailler dans les manufactures du nouveau quartier de Berriat. Cette fonction de filtre, Très-Cloîtres l a conservée jusque dans les années quatre-vingt au moment de la mise en œuvre du programme de rénovation-restauration du quartier. Le quartier a ainsi vu se succéder toutes les vagues d immigration. Deux l ont particulièrement marqué au cours de la seconde partie du vingtième siècle : l immigration italienne et l immigration algérienne. L immigration italienne s est installée dans le quartier dans l entre-deux guerres et dans les années cinquante avant d essaimer vers le reste des quartiers anciens, place Notre Dame, rue Chenoise, rue Brocherie, puis Saint Laurent. L installation des italiens dans les immeubles de la rue Très-Cloîtres s est faite selon un modèle fondé sur un fort investissement familial sur l intérieur des logements, délaissant quelque peu l espace public de la rue. L immigration algérienne arrivée plus tardivement dans le quartier (année soixante et soixante-dix) a été une immigration de travailleurs célibataires ou «célibatairisés» (la famille étant restée au pays). Elle a tout d abord occupé les espaces intersticiels, les bâtiments militaires désaffectés comme le foyer-caserne Bizanet et celui de la Poudrière, le tout dans une situation d extrême précarité sous le contrôle strict de l administration préfectorale (nous sommes en pleine guerre d Algérie). La seconde forme d installation dans le quartier est la formule du café-garni qui fournit «l accueil» aux primo-arrivants (un repas, un microcrédit, un lit en 3x8) et leur permet de se faire progressivement une place dans le quartier. Pour les immigrés algériens, Très-Cloîtres est plus qu un quartier, c est une adresse connue dès le départ d Algérie et plus précisément du Constantinois. Souvent l immigré qui débarque à Marseille n a en poche que cette adresse «Très-Cloîtres», les réseaux de relations se chargeant d indiquer le chemin et de l amener à bon port. Très-Cloîtres est donc pour l immigré algérien un pôle vers lequel s organise son espace migratoire. C est aussi un pôle de centralité qui structure toute la vie à Grenoble de l immigré algérien. Cet espace est dans un premier temps complémentaire de celui de l immigré italien. L immigration algérienne occupe l espace public, l immigration italienne l espace privé. Mais cette cohabitation ne va pas tenir longtemps, la nouvelle immigration, en tenant la rue, destructure en quelque sorte l'ancien mode d occupation du quartier ; elle aboutit à sa dislocation et au départ des immigrés italiens vers d autres espaces de la ville en quête d espaces plus valorisés. Le quartier Très-Cloîtres devient alors, dans les années soixante-dix, le véritable cœur de l immigration algérienne, il n est alors qu une «médina», terme péjoratif s il en est pour ceux qui, dans les médias, construisent le mythe grenoblois. Très-Cloîtres, lieu oublié de l invention des politiques urbaines innovantes sur les centres anciens Très-Cloîtres a été dès le début des années soixantedix le lieu d expérimentation de la politique française Ecarts d'identité N 95-96. Printemps 2001. 9

Histoire et dynamiques... de restauration urbaine avec l objectif de conserver au quartier sa vocation sociale et de conforter le pôle de centralité algérienne. Ce projet s inscrit tout particulièrement dans un des mythes le plus exemplaire celui de mai 1968. Soixante-huit a été aussi, et peut-être surtout, ce fantastique retour à des valeurs d un «futur passé», à ce mythe de la communauté et surtout de la communauté anti-urbaine (la bâtisse d Ardèche ou des Cévennes réinvestie, la laine écrue et le fromage de chèvres accompagné du henné et du chichon exotiques). Retour vers le passé urbain aussi, en un mouvement qui se prend d un amour fou pour le moindre recoin insalubre de la ville ancienne et qui rêve d urbaine clarté rédemptrice au fond d une impasse obscure ; le charme discret des vieilles poutres et des vieilles pierres n a alors d égal que celui de la bourgeoisie. Ainsi se construit la base de nouveaux malentendus, parties immergées du mythe grenoblois. Tout autant que la geste villeneuvienne, la politique municipale en direction des quartiers anciens a été innovante. Le mythe officiel y fait cependant peu référence, alors que Grenoble a été, sans nul doute, le laboratoire de la revitalisation des quartiers anciens en France. C est là qu a été inventée une grande partie des processus et des procédures de la politique française d amélioration de l habitat qui, aujourd hui, fait encore référence au niveau international. Retour sur images. Dans les années soixante et soixante-dix les quartiers anciens font autant l objet de rejet que nos modernes grands ensembles périphériques aujourd hui : insalubrité, absence de confort, surpopulation, promiscuité, et surtout présence d immigrés en sont les traits caractéristiques. Au prix de l insalubrité, les quartiers anciens délaissés fournissent, en effet, un logement social de fait pour ces populations nouvelles arrivantes dans la ville. La ville ancienne est alors le lieu d un gigantesque phénomène de «pull-push» que l école de Chicago a fort bien décrit en son temps. Ainsi, discrètement, en même temps que s édifie le mythe villeneuvien tapageur, montée par montée, cour par cour, rue par rue, sonne le temps de «la reconquête» des quartiers anciens. A Grenoble, elle opère par les deux bouts du centre ancien. D un côté, depuis les quartiers hausmaniens de l ouest, par stimulation des intérêts privés, en s appuyant sur des opérations de réaménagement des espaces publics. La piétonisation de la place Grenette et autres rues avoisinantes en est le vecteur. De l autre côté, à l est du centre ancien, depuis le faubourg Très-Cloîtres, par une politique d investissement public (rachat, démolition, curetage, réhabilitation, reconstruction d immeubles) dans la perspective d améliorer le confort de l habitat sans éviction des populations résidantes. L idée majeure était même de maintenir et de renforcer le parc social locatif public au sein des quartiers anciens du centre, un objectif qui n était pas forcément du goût des classes moyennes modernistes irrésistiblement attirées par les vieilles pierres et les vieilles poutres, menacées de n y pouvoir réaliser, un jour, la rente immobilière espérée. Deux dynamiques de revitalisation de nature différente, allant à la rencontre l une de l autre, la collision des plaques tectoniques étant alors pronostiquée le long d une ligne passant rue Lafayette, place aux Herbes, rue Renauldon, rue de Lionne aux alentours de mars 1983. Là, à Très-Cloîtres, résidait certainement la principale innovation de l expérience urbaine grenobloise, tenter de maîtriser un «irrésistible» processus de «gentrification» résidentielle qui poussait sur le toboggan vers la banlieue des grands ensembles ceux qui n avaient plus les moyens de se payer le maintien ou l accès au centre-ville. Un mythe mutique sur le continent sud «Grenoble, terre d immigration». Ce titre d article proposé aux élus de la ville de Grenoble en 1987 a fait alors quelques vagues dans une municipalité qui ne souhaitait afficher alors que ses jumelages avec les «villes d avenir». Oui, certes, beaucoup de gens sont venus à Grenoble et ont contribué à sa fortune. Mais peut-on mettre dans le même sac, ces ruraux de la Matheysine et du Trièves, ces cadres venus y travailler pour faire du ski, ces Italiens, ces Espagnols, ces Portugais, voire ces Arméniens, nos frères, venus des terres barbares d au-delà du Pont-Euxin et, d autre part, ceux venus d outre Méditerranée, ces vrais immigrés que tout distingue de ces européens de même foi? Peuvent-ils avoir encore une place parmi nous à l heure de la crise et du chômage? Une des innovations majeures, trop méconnue, de la politique grenobloise au cours de ces années mythiques a été certainement la place faite à ces immigrés-là dans la ville. Alors que les étrangers présents sur le sol français, étaient privés des droits les plus élémentaires (y com- 10. Printemps 2001. Ecarts d'identité N 95-96

pris le droit de s associer), alors que certains d entre eux (les Maghrébins et notamment les Algériens) avaient à souffrir des pires ostracismes, hébergés en 3x8 dans les garnis de la rue Très-Cloîtres, il s est trouvé des élus (Jean Verlhac, Jo Boulloud, Raymond Gensburger, Bernard Gilman,...), et des professionnels (par exemple Bernard Montergnolle, Jean Vial, Nordine Hadj Amar), sous la houlette de Hubert Dubedout pour leur accorder le maigre droit de cité qu une municipalité était en mesure de leur offrir, en opposition d ailleurs aux dispositions étatiques : le droit de se défendre collectivement pour améliorer leurs conditions d existence. En 1970, la municipalité Dubedout crée l Office dauphinois des travailleurs immigrés (ODTI), «une association d associations» de la loi 1901, et décide de tout faire pour conserver à l espace du quartier Très Cloîtres, au cœur du centre-ville, sa fonction d accueil et de «centralité maghrébine». Un nouveau foyer est reconstruit en 1975 dans le quartier en remplacement des taudis-casernes, foyer dans lequel s installe l association. Des logements sociaux sont édifiés rue de l Alma et rue du Commandant l Herminier (programmes à loyers réduits PLR) sur l emplacement de l Arsenal de Ste Marie et de la Poudrière, des HLM ailleurs le long de la rue Très-Cloîtres, des logements sociaux qui vont permettre le maintien dans le centre-ville de Grenoble des populations qui ailleurs en ont été chassées par la fièvre spéculative (populations âgées de la vieille immigration italienne, populations algériennes de célibataires et des familles enfin regroupées). Si la qualité d une société s apprécie à la place qu elle accorde aux plus démunis, alors sans conteste, la renommée de Grenoble doit beaucoup plus à ceux qui ont construit cette partie méconnue du mythe. Paradoxalement, le principal éloge que ses adversaires politiques ont pu faire à Hubert Dubedout lors de la terrible campagne électorale de 1983, un éloge que l histoire retiendra, c est de lui avoir trouvé une mère kabyle : «je recevais des lettres qui me mettaient en demeure de prouver que je n avais pas de mère kabyle. Certains au PS auraient voulu que je démente. Je préfère perdre une élection plutôt que de céder à cette lâcheté». Ainsi court la rumeur de ce qui se voulait injure et qui apparaît aujourd hui comme une forme d hommage. Malentendu du mythe, le mot est faible! part dans la géographie urbaine grenobloise. Si d autres quartiers de Grenoble et des communes de la région urbaine accueillent désormais des populations immigrées ainsi que les enfants et petits-enfants issus de cette immigration, Très-Cloîtres reste une référence essentielle, une référence qui ne doit pas cependant être réduite à un objet du musée urbain. Certes, le quartier n est plus, aujourd hui, ce sas d entrée dans la ville. Les bâtiments administratifs qui le bordent (hôtel de police, direction départementale du travail, caserne), vides la nuit, sont des no man s land qui valent bien des fortifications. Les immigrés du foyer ont vieilli dans la nostalgie d un va et vient perpétuel avec le pays. Les jeunes n écoutent plus «ce que leurs vieilles mains racontent». D autres immigrés se sont installés à Grenoble et dans l agglomération. Ils y ont fait venir leur famille, ils ont eu des enfants, ils aspirent à d autres choses d où la nostalgie se serait enfuie. Le monde a aussi changé du côté de l autre. La question n est plus seulement celle de l accueil dans des conditions décentes et l accès aux droits minimum, elle est celle de l insertion et de l intégration pleine et entière dans la société française. C est plus que l égalité des droits des travailleurs, c est celle des droits des personnes et des familles, des droits sociaux, des droits civiques et des droits politiques. L émancipation des personnes et des groupes n est pas qu affaire de procédures et de décrets. Elle ne peut être octroyée, elle se conquiert! Il y faut, sinon du génie, au moins un peu de courage car nous sommes tous des hôtes, accueillis et accueillants. Le quartier Très-Cloîtres avec ceux qui y vivent et ceux qui y travaillent, avec tous ses équipements sociaux, culturels et commerciaux peut devenir le cœur battant de cette Maison des Cultures du Monde et des Droits de l Homme que de nombreux grenoblois appellent de leurs vœux. Un espace de mémoire vivante pour forger un nouveau mythe plus proche de la réalité historique et actuelle de la région urbaine grenobloise. Aujourd hui, Très-Cloîtres est resté un quartier à Ecarts d'identité N 95-96. Printemps 2001. 11