Mise en scène de récits biographiques pluriculturels



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Mise en scène de récits biographiques pluriculturels Daniel Feldhendler Université Goethe, Francfort-sur-le-Main (RFA) Goethe-Universität Grüneburgplatz 1 D - 60629 Frankfurt/Main Allemagne E-Mail : feldhendler@em.uni-frankfurt.de RÉSUMÉ. L approche biographique interpelle les praticiens et les acteurs sociaux engagés dans la didactique des langues et par extension dans les démarches de formation interculturelle. Cet article aborde les enjeux multidimensionnels de pratiques de formation en tant qu approches intégrées de biographie éducative. Celles-ci constituent une ouverture à l expression personnalisée dans une dynamique d identité narrative et de réflexivité. La perspective actionnelle de la démarche préconisée développe la dynamique d un travail de reliance comme médiation et mise en relation symbolique des dimensions complexes d un travail d élaboration biographique. Le recours à un dispositif de représentation, la mise en scène de récits de vie, catalyse le développement d attitudes et d aptitudes fondamentales dans les pratiques interculturelles. MOTS-CLÉS. Approche biographique, récits de vie, pluriculturalisme, dramatisation, reliance, médiation, mémoire, histoire collective. 1

Mise en scène de récits biographiques pluriculturels D Feldhendler Cette communication aborde les enjeux multidimensionnels de la mise en scène de récits autobiographiques, de parcours d apprentissage, de situations interculturelles vécues. À cette fin, je prendrai plus particulièrement appui sur l analyse de pratiques de formation que je développe dans le cadre de l institut des langues et littératures romanes de l université Goethe à Francfort-sur-le-Main (RFA), où j enseigne depuis 1979. Ces séminaires et ateliers invitent les étudiants de français (licence, maîtrise et filière enseignement), à réfléchir activement sur leurs parcours d apprentissage respectifs, leur biographie éducative, leur biographie langagière et pluriculturelle, à travers différents modes d expression, dont le recours à la mise en scène de récits de vie. Ce dispositif dramaturgique nommé «théâtre en miroirs ou théâtre-récit» en contexte francophone, a été développé depuis 1975 aux États-Unis et la démarche est aujourd hui présente dans plus de cinquante pays de tous les continents, dans des espaces linguistiques et culturels très diversifiés. Cette forme de théâtre interactif catalyse le développement d attitudes et d aptitudes fondamentales transculturelles inhérentes aux situations de communication et d interaction, à savoir : l écoute sensible de Soi, l écoute de l Autre en vue d une meilleure compréhension mutuelle de récits de vie; l expression personnalisée dans une dynamique de réflexivité et d identité narrative (concept développé par Paul Ricoeur et référence clé des praticiens/chercheurs en histoires de vie); la sensibilisation aux éléments paralinguistiques dans l énonciation et la représentation de récits biographiques (intégration de la communication verbale et non-verbale, expression des émotions, représentation de l affectivité, perception de l exprimé et du non-dit). Le Cadre européen commun de référence pour l apprentissage des langues (CECR, 2001) privilégie une perspective de type actionnel qui considère avant tout l usager ou l apprenant d une langue comme acteur social. La perspective actionnelle dans la formation prend en compte «les ressources cognitives, affectives, volitives et l ensemble des capacités que possède et met en œuvre l acteur social». L approche actionnelle de mise en scène de récits de vie, développe la dynamique d un travail de reliance (concept développé par E. Morin) comme médiation et mise en relation symbolique des dimensions complexes d un travail biographique (aspects relationnels, personnels, interpersonnels, interactionnels, inter-générationnels, inter- et transculturels, travail de réminiscence et mémoire collective). L approche biographique s inscrit dans une forte dynamique de co-construction d un Agir Social (concept développé par C. Puren) instituant les actes de parole individuels en tant qu actes de langage portés par des acteurs sociaux, sujets de leur apprentissage. D autres enjeux apparaissent et de nouveaux paradigmes émergent dans la didactique des langues vivantes, dans la formation des enseignants et dans la recherche interculturelle. 1. Parcours de passeur, trajectoires de vie Tzvetan Todorov écrit dans ses entretiens autobiographiques (2002 : 382): «Je me suis aperçu que j avais mené une vie de passeur de plus d une façon : après avoir traversé moi-même les frontières, j essayais d en faciliter le passage à d autres. Frontières d abord entre pays, langues, cultures ; ensuite entre domaines d études dans le champ des sciences humaines. Mais frontières aussi entre le banal et l essentiel, le quotidien et le sublime, la vie matérielle et la vie de l esprit». Une singulière trajectoire de vie m a conduit à mener aussi une «vie de passeur». D identité française, né en 1947, à Paris, je réside depuis 1969 à Francfort-sur-le-Main, en République Fédérale d Allemagne. Des rencontres signifiantes ont marqué ma trajectoire universitaire et professionnelle et j aimerais plus particulièrement en mentionner quelques-unes dans les lignes qui suivent. En 1977, je rencontrai Marie et Bernard Dufeu, enseignants à l université Gutenberg de Mayence en RFA. Tous deux élaboraient une méthode d apprentissage des langues étrangères, intégrant l apport du psychodrame et de la dramaturgie, la Psychodramaturgie linguistique. Je m associai alors à leurs travaux de recherche et cette période fondatrice devint particulièrement fructueuse dans l évolution de pratiques d enseignement reposant sur l apprentissage par le vécu. Nous avons ainsi contribué au développement de l Approche relationnelle et, pour marquer notre identité et nos sources communes, nous avons créé le Centre de Psychodramaturgie de Mayence, centre de formation et de recherches. Parallèlement, dès 1981, je posai les premiers jalons d une Dramaturgie relationnelle (1983, 1999) visant le développement d attitudes qui favorisent l expression spontanée, la communication relationnelle dans les interactions et la créativité en pédagogie. À cette période, j eus le sentiment qu une formation en psychodrame classique m ouvrirait une meilleure compréhension des relations interpersonnelles et de leurs composantes intrapsychiques. Ainsi, à partir de 1978, j'entrepris une formation approfondie au psychodrame classique dans les instituts Moreno d'allemagne. Au même moment, je rencontrai à Paris Augusto Boal (1931-2009) et je me décidai à suivre son travail de formation par la démarche du Théâtre de 2

l Opprimé, complétant ainsi ma formation à différentes approches centrées sur la pédagogie du jeu, de l'interaction et de l'expression dramatique. La méthode d Augusto Boal, d abord développée en Amérique du Sud, eut alors un très fort impact sur ma perception et ma compréhension du travail théâtral. Dans différents travaux de recherche (1987), je pus établir des similitudes avec certaines formes du Théâtre de la Spontanéité, créé autour de 1920 à Vienne par J.L. Moreno (1889-1974), théâtre précurseur de la méthode psychodramatique. Ces rencontres et d autres avec Gisèle Barret et Jean-Pierre Ryngaert, à l Université de Montréal et à l institut d études théâtrales de la Sorbonne nouvelle toutes ces formations parallèles furent génératrices d un fructueux travail de recherche-action et de mise en relation de pratiques pluridisciplinaires provenant du théâtre, des sciences de l éducation et des sciences sociales. Par ailleurs, l'institut des langues et littératures romanes de l'université Goethe de Francfort, où j'enseigne depuis 1979 en tant que maitre de conférences, se révèle être un lieu expérimental d enseignement-recherche, un laboratoire vivant extrêmement fécond où pratiques et conceptualisations théoriques se complètent dans les ateliers et séminaires que je dirige. Dans ce cadre universitaire, je développe des approches à la pédagogie de la relation dans les pratiques langagières et dans les apprentissages interculturels, pour la formation initiale des étudiants et celle des futurs enseignants de langues vivantes. Ces procédés prennent appui sur des formes novatrices intégrant le théâtre interactif et ses différents aspects, les sciences du langage, la psychologie sociale et les multiples apports pédagogiques du psychodrame. L élaboration de supports didactiques favorise la transmission de compétences de communication et la prise en compte de la dynamique interactionnelle dans la relation à l Autre. C est en 1988 que je rencontrai Jonathan Fox fondateur du Playback Theatre, au cours d un atelier organisé en Suisse. Cette date marque aussi le moment de l introduction de cette méthode en France, en Suisse et en Allemagne. La démarche a pour objectif la représentation spontanée du vécu, à travers un dispositif interactif à la fois simple et fort complexe. Elle favorise l exploration active et dynamique de nos expériences vécues et de nos histoires de vie. J entrepris un long processus de formation dans les pays de langue allemande, mais aussi aux États-Unis, à la source même de cette méthode. Cette approche dramaturgique de récits de vie est encore peu connue et peu répandue dans les contextes francophones, bien qu elle y soit déjà pratiquée, tandis que dans les pays anglophones et germanophones, son développement y est remarquable. Est-ce le fait que la dénomination playback theatre porte à confusion, ou provoque certaines associations préjudiciables à son expansion dans un espace francophone? Pour cette raison, et dans les contextes francophones, je favorise plus souvent le terme de théâtre en miroirs ou de théâtre-récit que je propose selon les pratiques respectives et en fonction des situations institutionnelles de formation (Feldhendler 2005). 2. Apprendre et enseigner autrement Depuis 1979, des démarches interdisciplinaires ont pu ainsi être intégrées dans la formation initiale des étudiants, dans la didactique des langues à l'institut des langues et littératures romanes de l'université Goethe de Francfort, ainsi que dans la formation permanente des enseignants. Ces pratiques visent le développement d attitudes favorisant la communication relationnelle et pluriculturelle. En 1983, la Revue Le Français dans le Monde (n o 175) intitulait son numéro spécial : «La classe de français autrement». Quinze ans plus tard, en 1999, la même revue titrait son numéro spécial de Recherches et applications : «Apprendre les langues étrangères autrement». Son coordinateur, Jean-Marc Caré, avait organisé le sommaire autour de cinq points clés : le courant humaniste, l'hypothèse neurobiologique avec la suggestopédie et la programmation neurolinguistique, une pédagogie de la relation, les outils de l'imaginaire à travers l'espace, le corps et le mouvement. Caré soulignait que ces pratiques de didactique des langues étrangères qui sont toujours identifiées en France comme «non conventionnelles» interrogent et interpellent. À l aube du XXI e siècle, dans la phase de transitions et de mutations que nous traversons, l'éducation et la formation doivent réformer leurs conceptions. Morin souligne que les innovations pédagogiques et les changements à venir ne seront pas d'ordre programmatique, mais paradigmatique (Le Monde de l'éducation, oct. 1997). Le travail de reliance que Morin préconise comme mise en relation impose regards croisés et pensée complexe (2000). Cela signifie, évidemment, avoir recours à des pratiques transdisciplinaires dans la mise en place de situations d'apprentissage. Donner un sens nouveau aux apprentissages linguistiques aux pratiques interculturelles et à la transmission didactique implique un renversement de valeurs. Rappelons l'étymologie de la notion de sens. Ce terme désigne l'action de sentir, de percevoir, d'où de nombreuses acceptions : perception par les sens et manière de voir, faculté de penser, de comprendre. Apprendre avec tous les sens englobe donc cette polysémie et appelle l'intégration polyvalente et pluridisciplinaire, avec pour conséquences de favoriser l'apprentissage global en intégrant le corps et l'affectivité dans une pédagogie active de l'éveil des sens, où le travail cognitif va de pair avec l'approche esthétique, sensorielle et sensible. Quels sens activer? À l'écoute sensible et congruente, doit se 3

Mise en scène de récits biographiques pluriculturels D Feldhendler joindre le regard, la vision, la perception multiple de la diversité individuelle et sociale. De même, la parole est d'abord son, rythme porté par la voix et la respiration du corps et, en expression dramatique, le premier vocabulaire est constitué par le corps. Carl Rogers, l'un des fondateurs de l'éducation humaniste, constate que se sentir bien dans son corps semble être la base à partir de laquelle on peut construire des compétences relationnelles et favoriser la croissance intellectuelle. 2.1. Pédagogies de la relation Le modèle de l'approche relationnelle est en gestation dans l'enseignement des langues : l'enjeu véritable des apprentissages langagiers est de développer non seulement des compétences linguistiques, mais aussi des aptitudes de sorte que les interactions langagières deviennent espace d'émergence de la subjectivité dans ses composantes affectives, cognitives, sociales et culturelles. Depuis 1977, nous avons élaboré en RFA, dans les contextes universitaires (universités de Mayence et de Francfort) ainsi que dans un centre de rechercheformation, le Centre de Psychodramaturgie, des démarches qui mettent particulièrement l'accent sur le développement d'attitudes et d'aptitudes relationnelles dans une approche globale intégrant le corps, l intellect et l'affectivité, l individu et le groupe, le social. Développer de telles compétences, c'est aborder les situations d'apprentissage en créant un espace, un climat, un type de relation pédagogique particulier. Ceci entraîne un changement d'attitude fondamental avec d'importantes conséquences pédagogiques. L'enseignant d une langue vivante doit donc procéder différemment dans l'organisation de l'apprentissage. Il doit faire appel à une autre structure didactique. Dans cette nouvelle situation, la fonction de la langue est d'être bien plus un support relationnel. Elle doit permettre à chacun de se situer et de se déterminer, elle est de même l'intermédiaire dans les situations de communication. De langue enseignée, elle devient langue vécue, langue relationnelle et langue des interactions au sein du groupe-classe. C'est, comme le souligne Bernard Dufeu (1996), la langue des sensations, des émotions, des impressions, de la situation, dans l'espace et le temps, de la position par rapport à l'autre. La conséquence didactique immédiate qui découle d'une progression relationnelle est le recours à des «activitéscadre». Leurs caractéristiques reposent sur leurs fonctions de catalyseurs favorisant l'écoute et le désir d'expression. Les exercices et les structures proposés facilitent l'emploi d'une langue de communication, d'un vocabulaire relationnel fondamental et par extension le développement d'attitudes communicatives, car ils permettent de faire la transition entre soi et l'autre. 2.2. Psychodrame et dramaturgie Comme nous venons de le souligner, dès 1977, les démarches proposées dans la formation initiale à l'université, dans la formation didactique et dans la formation permanente des enseignants avaient pour origine les fondements théoriques du psychodrame et de la dramaturgie. Cette approche visait le développement d une compétence relationnelle de communication, portée par des structures actionnelles dramaturgiques. Il est bien entendu que le théâtre et ses apports techniques tout autant que les activités d'interaction et de communication, auxquels nous avons recours, ne sont que des moyens, des modes opératoires. C'est pourquoi nous pourrions les nommer catalyseurs dramaturgiques et relationnels. Le terme psychodrame recouvre un vaste champ dans les pays anglophones et germanophones, et ses applications ont été adaptées à la pédagogie dès les années 1970. Rappelons que J.L. Moreno a trouvé les sources de la méthode psychodramatique dans le jeu spontané et dans le théâtre expérimental autour de 1920. Influencé par ces pratiques, il a tour à tour développé le théâtre de la spontanéité, le journal vivant, le sociodrame, l'axiodrame, l'ethnodrame, la sociométrie, la recherche-action, le jeu de rôle et le psychodrame thérapeutique. Ces pratiques reposent sur la philosophie de la rencontre et du dialogue. À cette fin, Moreno a élaboré une théorie et une pratique de l'action visant à améliorer les relations humaines. Il y considère l'homme «comme acteur en situation», comme être relationnel et interactionnel en constante évolution. Le vecteur des changements qualitatifs dans les rapports humains est constitué par la dynamique dialectique qui s'articule autour de l'ensemble conceptuel et des notions de spontanéité et créativité. C'est le principe même de l'innovation. Moreno, visionnaire, écrivait en 1947, dans l'édition anglaise de son livre, Le Théâtre de la Spontanéité : «le processus reproducteur d'apprentissage doit venir au second plan ; l'accent doit d'abord être mis sur le processus d'apprentissage productif de création spontanée. Les exercices et la formation à la spontanéité sont le sujet principal de l'école de l'avenir.» C'est à partir des concepts et des pratiques moréniens que les fondements d'une pédagogie de la relation favorisant l'émergence de la spontanéité créatrice ont été développés pour l'apprentissage des langues vivantes. Cette pédagogie insiste particulièrement sur : le développement de la personne dans le groupe ; l'empathie, 4

l'écoute et la perception de soi et des autres ; le recours aux potentiels de créativité à travers l'imaginaire ; le jeu, l'expression spontanée et l'implication de soi ; le concept de rôle comme support des interactions ; la notion de rencontre congruente dans l'action ; les procédés de méta-communication. Nous retenons plus particulièrement, dans la structuration d «activités-cadre» : les inducteurs relationnels et dramaturgiques qui favorisent la préparation à l'interaction et à la rencontre ; les procédés de progression et de dynamisation de l'action avec alternance d'activités corporelles, vocales, verbales dans l'espace et le temps ; les structures dramaturgiques complexes qui développent l'improvisation et l'expression spontanée ; le recours aux modèles empruntés à la tradition du jeu et de l'expression dramatique, du théâtre de l'opprimé, et du théâtre-récit. 2.3. Mettre la vie en scène La méthode d'improvisation, intitulée Playback Theatre, a été créée en 1975, par Jonathan Fox (1994, 1999), Jo Salas (1996) et leur compagnie théâtrale, aux États-Unis, dans l état de New York. Cette approche constitue un instrument dialogique d'exploration d expériences vécues, de réminiscences individuelles et d histoires collectives au présent. La démarche a pour objectif la représentation spontanée du vécu, à travers un dispositif interactif original : des perceptions subjectives, des moments, des fragments de vie, exprimés par les spectateurs où les participants d'un groupe sont tour à tour représentés selon une dramaturgie particulière, reposant sur des formes très variées. La méthode que je désigne dans le contexte francophone par le terme de Théâtre-Récit ou Théâtre en miroirs opère à partir d'un modèle dialogique. Dans une situation d'atelier, les participants sont tour à tour acteurs et spectateurs en éveil, dialoguant et communiquant par l'intermédiaire de la narration de leurs histoires et la représentation. Dans la structure de base, une personne appelée «conducteur» assume la fonction d'intermédiaire et de catalyseur. Par l intermédiaire du conducteur, toutes les personnes présentes entrent en relation. Dans le cadre d un atelier, après une phase de mise en train, le conducteur peut inviter quelques personnes du groupe à être dans le rôle d acteurs. Ceux-ci se placent debout, face aux autres participants. Le conducteur établit le cadre et crée les conditions favorables à l échange. Après quelques mots d introduction, il invite ensuite rapidement les participants à exprimer un sentiment, une pensée correspondant à la situation et au vécu respectif du moment. Ce petit moment, exprimé par un participant, trouve immédiatement son expression, selon une transposition dramaturgique spécifique portée par les participants-acteurs. Des liens se créent peu à peu à travers ces échanges directs entre les participants et les courtes représentations spontanées. Celles-ci induisent la narration d un récit de vie. Dans la méthode, cette narration est appelée «l'histoire» (story). Après qu'une atmosphère d'ouverture et d'échanges a été créée, le conducteur invite d'abord un participant à s'asseoir à côté de lui, sur la chaise qui est la place du conteur (originellement story teller, conteur d histoire). Le conteur sera alors interviewé par le conducteur et invité à faire le récit d'un moment vécu de son histoire. Tous deux se trouvent assis dans un espace intermédiaire entre acteurs et spectateurs. L'interview se structure selon une forme très précise. Au fur et à mesure du déroulement de l'interview, le conteur est invité à choisir des acteurs pour représenter sa scène. Les acteurs respectivement choisis se mettent dans une position intermédiaire indiquant un état d écoute accrue comme préparation à la prise de rôle. À la fin de l'interview, le conducteur résume les moments essentiels de la narration, puis il fait des propositions de forme de représentation. Les acteurs entrent en jeu et improvisent. Pendant cette phase, conducteur, conteur/narrateur et spectateurs suivent la représentation sans intervenir. La situation peut être représentée de multiples façons. Il peut y avoir une seule ou plusieurs scènes. Lorsque la représentation touche à sa fin, les acteurs soulignent leur attention au conteur en portant leurs regards vers lui. À ce moment, le conducteur demande au narrateur/conteur si la représentation a saisi l'esprit et l essence de son expérience et de son récit. Celui-ci fait alors part de son vécu au cours de la représentation. Il peut également apporter des modifications à ce qu il a vu et perçu dans le jeu. L'issue d'une scène peut être transformée. L'histoire prend un autre cours et le conteur découvre comment son récit aurait pu ou pourrait se dérouler autrement. Le narrateur-conteur devient producteur et co-auteur, metteur en scène de sa propre biographie. Dans un contexte pédagogique, la méthode de théâtre-récit constitue un entraînement actif à la réflexivité dans la communication et la démarche intègre différentes phases : écoute, compréhension, expression, action, interaction, rétroaction et mise en commun. Elle sert l'émergence d'attitudes relationnelles entre locuteurs et récepteurs. Mon expérience pratique de la méthode et son intégration dans mon enseignement à l'université ainsi que dans la formation permanente des enseignants confortent cette hypothèse. Ses formes spécifiques développent de nombreuses aptitudes : la capacité d'écoute et de compréhension, la réceptivité et l'expressivité, la spontanéité dans la parole et dans l'action, l'adéquation de la réponse donnée, la traduction d'un message avec d'autres supports (le corps, la voix, les sons etc.), l'intégration de l'expression verbale et non verbale, l'expression de l'affectivité et des émotions, la perception de soi et des autres, l'ouverture à une situation nouvelle. 5

Mise en scène de récits biographiques pluriculturels D Feldhendler La démarche permet aussi d'aborder d'une façon sensible le quotidien, le vécu et les ambiguïtés conflictuelles par dramatisation de fragments, de récits et d'histoires de vie. En outre, cette méthode offre de précieux instruments de médiation pour aborder le travail de sensibilisation aux situations interculturelles. 2.4. Ateliers de théâtre-récit à l'université Depuis 1991, des ateliers réguliers comme approches dynamiques du quotidien sont proposés aux étudiants. Ces ateliers se déroulent en français. Leur présentation dans le programme des études insiste sur le développement d'une expression globale dans un climat de travail ouvert et personnalisé. Lors de ces cours, les étudiants s'impliquent différemment dans les situations de rencontre avec les autres : ils sont tour à tour narrateurs, acteurs, spectateurs et conducteurs. Entrer dans le rôle de conteur, c'est donner vie à la langue étrangère à travers la narration de son propre vécu, tout en s'appropriant les moyens linguistiques nécessaires à une expression relationnelle. C'est aussi entrer en contact avec soi-même et se découvrir autrement. Le narrateur devient observateur au cours de la représentation de son histoire médiatisée par le regard des autres. Parallèlement, être dans le rôle d'acteur, c'est entrer en résonance avec le narrateur et se rapprocher de cette personne. C'est aussi agir dans le respect de l'autre et c'est apprendre à avoir recours à l'imaginaire pour représenter sous une forme symbolique un aspect de la réalité du narrateur. Les participants à ces ateliers insistent dans leurs commentaires sur la réduction d'inhibitions, sur l'incitation à la prise de parole dans une expression libre et sur la fonction intégrative de ces activités. Les niveaux de langue dans ce cadre universitaire sont souvent fort hétérogènes. Par les procédés utilisés, les étudiants sont dans une constante attitude d'écoute réciproque et de reformulation active. La vie de groupe gagne en intensité et en qualité. 3. Approches intégrées : biographie éducative Depuis 1997, j organise des travaux de recherche-action dans le cadre universitaire, avec pour objectif l'émergence du sujet et de son identité narrative par la mise en relation de l écriture de récits de vie et la représentation scénique. La brochure de notre institut de langues et littératures romanes présente cet atelierlaboratoire comme Travaux pratiques Histoires de vie et parcours de formation. Ce cours se propose d entraîner les étudiants à la rédaction et à la représentation d histoires et de récits de vie. L approche biographique se comprend comme processus dynamique de formation à partir de l écriture à la première personne du sujet, à la découverte d un Je ; la rédaction d un journal personnel de récits et d histoires de vie pour favoriser l émergence d une «identité narrative» ; la représentation scénique de fragments de vie en ayant recours aux procédés dramaturgiques du théâtre-récit ; la recherche du Nous par la mise en correspondance thématique et collective. L approche biographique nous permet de mieux orienter notre regard et elle apporte des instruments de choix dans le travail de réflexion active pour aborder le pluriculturalisme et le plurilinguisme. La compréhension approfondie de situations vécues nous confronte à la complexité de phénomènes qui accompagnent de telles situations. En abordant les biographies pluriculturelles respectives, nous envisageons, tout en nous ouvrant à d autres thèmes sous-jacents, les aspects suivants : - rôle de la langue maternelle et des langues étrangères ; - phases d apprentissage et de socialisation scolaire ; - vécus de situations plurilingues et pluriculturelles ; - particularités de parcours plurilingues et pluriculturels ; - perception de l entre-deux et de l altérité ; - appréhension de la complexité d expériences transculturelles ; - ouverture au pluriculturalisme et au plurilinguisme. Les participants en formation sont invités à rédiger sous forme de portfolio des dossiers personnels de biographies plurilingues et pluriculturelles dans une démarche auto-réflexive. 6

3.1. Un dispositif méthodologique d anthropologie réflexive Le dispositif mis ainsi en place se précise au fur et à mesure du travail de recherche-action entrepris dans mes activités d enseignant-chercheur (Feldhendler, 2006, 2008). Il repose sur une approche relationnelle et dramaturgique de biographie éducative. Comme le souligne Dominicé (2002), la biographie éducative s inspire des méthodologies de recherche-formation pour aborder les récits et histoires de vie de parcours de formation. Elle propose une pluralité de pistes pour cerner les dynamiques des adultes en formation, pour faciliter le travail de conscientisation des processus sous-jacents et pour penser l action éducative, ainsi que les stratégies individuelles et collectives. Dans notre contexte universitaire spécifique, la production active de biographies langagières et de récits de parcours pluriculturels conduit à poser le sens d une approche herméneutique en tant qu anthropologie réflexive. Molinié (2006) coordinatrice du numéro spécial «Biographie langagière et apprentissage plurilingue» de la revue le français dans le monde Recherches et applications, souligne : «Produire, faire produire ou encore recueillir des biographies langagières, ( ) c est placer la réflexivité au cœur du travail biographique considéré comme un processus conduisant le sujet à développer sa capacité à penser l altérité comme constitutive de ses apprentissages» (2006 : 9). Dans le déroulement pratique d une approche intégrée de biographie éducative, plusieurs temps pédagogiques alternent de façon souple. Nous distinguons: - Une phase introductive ; - Des phases relationnelles de constitution de groupe ; - Des phases d écriture ; Des phases de mise en commun : le travail de reliance ; Des phases d approche dramaturgique des récits de vie ; Une pratique d auto réflexion et de méta communication. 3.1.1. Une phase introductive Au cours de cette première phase, les objectifs de cette approche spécifique sont présentés. La démarche relationnelle s inscrit dans une optique particulière : apprendre/enseigner autrement. Avec le support d exercices relationnels, les participants sont invités à faire connaissance et à se rencontrer différemment, d une façon plus individuelle et plus personnelle. Une forme contractuelle est envisagée (participation active, production écrite, contrat relationnel négocié avec le groupe sous la forme d engagements formulés en commun). La première séance, puis chaque séance suivante se termine par une phase de méta-communication, une forme d analyse réflexive pour permettre aux participants de mieux se situer rétroactivement dans leurs vécus des situations et des processus de formation. 3.1.2. Des phases relationnelles de constitution de groupe Ces phases fondamentales ont pour objectifs la mise en confiance, l ouverture progressive et réciproque des participants présents, à l aide d activités développant un climat relationnel. Dans le contexte universitaire, l implication relationnelle, que sous-tend l approche en situation de récits de vie, demande un important changement d attitude. Le cadre de travail proposé doit donc être très structurant. Il souligne les avantages que les participants du groupe auront à mieux apprendre à se connaître d une façon réciproque, à faciliter la prise de parole de chacun comme processus d autorisation pour être et devenir auteur de son histoire de vie. Devenir personnel et réfléchir sur soi induisent l auto-formation active et les dynamiques de transformation. 3.1.3. Des phases d écriture Les moments d écriture sont des moments privilégiés de l approche biographique. Ici, dans la démarche proposée, ils prennent le plus souvent la forme de pratique de journal : celui-ci est «un outil efficace pour celui qui veut comprendre sa pratique, la réfléchir, l organiser. L objectif du journal est de garder une mémoire, pour 7

Mise en scène de récits biographiques pluriculturels D Feldhendler soi-même ou pour les autres, d une pensée qui se forme au quotidien dans la succession des observations et des réflexions» (Hess, 1998). Les participants choisissent la forme de leur production écrite : journal, carnet de bord, récits, histoires, parcours. Les chemins de formation personnelle et leurs supports respectifs ont pour but de développer des démarches d autonomie. L approche «transversale» retenue se conçoit donc pour les participants, dans des pratiques d écriture relatant des parcours «d itinérance» (cf. Barbier, 1997). Selon les ateliers et leurs orientations, la structuration du journal de formation peut aussi faire l objet de propositions plus précises (un atelier portant sur les choix professionnels ou sur le devenir enseignant pourra conduire à une production écrite prenant la forme de portfolio avec multiples formes de mise en page et de présentation graphique). Les moments de l écriture varient aussi en fonction des objectifs didactiques et des déroulements des séances : un texte rédigé peut être éventuellement mis en partage (il pourra être lu en sous-groupe, par son rédacteur à des personnes de son choix; ce texte pourra ensuite être repris et approfondi à d autres moments dans l évolution des séances et faire l objet de lectures partielles en grand groupe, avec écho productif des auditeurs - sur quoi ceux-ci entrent en résonance). Les moments d écriture peuvent également se réaliser durant les séances, sous forme individuelle ou collective et être le résultat d inducteurs thématiques (mots clés, incipit, première impulsion d écriture, chaînes associatives, exercices de créativité etc.). Au cours du travail de formation, chacun est progressivement invité à réaliser son propre journal ou dossier, miroir de son parcours singulier. Ces dossiers peuvent être mis en commun et en partage (l écriture dans une langue étrangère peut aussi faire l objet de réécritures avec le soutien du groupe et de l enseignant). Dans le cursus universitaire, la production écrite est valorisée par une certification de participation. Soulignons que les moments de l écriture sont en étroite relation avec les autres phases de l atelier : l écriture n est qu une des démarches privilégiées pour donner forme et structure à l expérience vécue et pour catalyser la mise en partage collective. 3.1.4. Des phases de mise en commun : le travail de reliance Dans le déroulement du processus, les progressions thématiques reflètent l évolution qualitative de la vie de groupe. De nombreuses activités dynamisent la mise en partage des expériences singulières des participants. Ces activités développent l écoute sensible et réflexive : après la lecture d un fragment de journal, la mise en écho peut favoriser une perception empathique des membres du groupe (sur le principe de feedback ritualisé : «je me souviens que tu as dit que et cela évoque en moi telle ou telle expérience que j ai vécue»). L expression de résonances affectives permet d approfondir la dimension relationnelle dans les activités de mise en commun. Echos et résonances collectives se révèlent être instruments qualitatifs de mise en correspondance et d expression de l intersubjectivité. Ces instruments permettent d établir des fils conducteurs dans les expériences de participants venant d horizons culturels différents. La mise en commun dynamique constitue donc un travail de reliance, comme conscience dialogique (cf. Morin, 2000) pour aborder la complexité des situations vécues. 3.1.5. Des phases d approche dramaturgique des récits de vie Pour dynamiser la mise en relation et l échange interactif, j intègre la représentation de récits de vie en ayant recours à l approche novatrice du théâtre-récit, ci-dessus présenté. Dans notre contexte de travail, la méthode de théâtre-récit constitue un entraînement actif à la réflexivité dans la communication, car la démarche repose sur différentes phases : écoute sensible, compréhension active, expression globale, action en interaction, rétroaction spéculaire et mise en commun. Elle permet l'émergence d'attitudes relationnelles entre locuteurs et récepteurs. Ses formes spécifiques accentuent: - la capacité d'écoute attentive et de compréhension approfondie ; - la réceptivité intuitive et l'expressivité dynamique ; - la spontanéité et l immédiateté dans la parole et dans l'action ; - l'adéquation de la réponse donnée ; - la traduction d'un message avec des supports paralinguistiques (le corps, la voix, les sons) ; - l'intégration de l'expression verbale et non verbale ; - l'expression de l'affectivité et des émotions ; - la perception de soi et des autres ; - l expression authentique ; - l'ouverture à la diversité en situation de rencontre. 8

La philosophie de cette forme d'improvisation réside dans son enjeu fondamental : traduire en images sur scène, l'essence de ce qui a été exprimé. Idéalement, cette transposition se réalise sous une forme eidétique (c est-àdire, traduire d une façon imagée, par le corps et les sens, l essence d un message verbal), par condensation et déplacement (principe de la métonymie et de la métaphore), avec pour objectif la restitution de la quintessence d un message, ce qui pourrait être l essentiel de la parole exprimée. En d'autres termes, les récepteurs (acteurs et conducteur/metteur en scène) doivent saisir le sens propre et figuré d'un message, ses connotations et lui donner une figuration signifiante aussi authentique, congruente et empathique que possible, de sorte que l'émetteur de la narration puisse recevoir, voir, entendre, découvrir et comprendre sa propre histoire dans une restitution transposée. 3.1. 6. Une pratique d auto-réflexion et de méta-communication L instauration de pratiques réflexives intégrées à toute séance a pour objet de sensibiliser aux principes de démarches pédagogiques reposant sur l acquisition de connaissances comme processus expérientiel (faire l expérience de soi et celle des autres en situation d évolution permanente). Ainsi, apprendre à se situer, à se percevoir, à percevoir les autres, et à être perçus par eux, apprendre à mieux comprendre les moments de son parcours par de multiples procédés de feedback, de rétroaction, de méta-communication, et par des phases d écriture ou par des situations de représentation mobilisant les énergies créatrices, tout concourt à faire prendre conscience des enjeux du travail biographique. 4. Ouvertures pour un Agir Social Je privilégie les approches qui s'appuient sur les processus expérientiels, l implication personnelle et relationnelle des participants, considérés comme sujets de leur apprentissage. Par le récit de vie, le sujet en formation devient acteur et auteur de son histoire transculturelle. Une progression didactique peut être mise en œuvre dans les différentes étapes du travail de sensibilisation à la relation transculturelle. Les éléments clés de cette démarche reposent sur l approche biographique favorisant l écoute active, sensible et empathique. L écoute sensible développe la sensibilisation à la diversité transculturelle et le travail biographique affine la restitution et la reformulation de la parole de l autre. Les participants s ouvrent à leurs récits et à leur profondeur en entrant dans une communication réciproque. L expérience du lien entre soi et l autre conduit du singulier à l universel en nous sensibilisant aux «universels-singuliers». Ce concept selon Porcher (2003) semble constituer «la meilleure solution pour mettre en place un enseignement interculturel qui coordonne les capitaux culturels de tous et respecte l altérité en la considérant comme une richesse et la source d une diversité féconde». L'approche biographique telle qu elle a été mise en œuvre dans le dispositif de formation exploré, oriente le regard sur le quotidien, l'individuel et le collectif (Pineau & Le Grand, 2002). Cette démarche aborde les phénomènes identitaires comme meilleure connaissance de soi et de l autre en se constituant comme moyen de biographisation de trajectoires de vie (cf. Delory-Momberger, 2005). Étudiants et formateur se donnent ainsi pour tâche d explorer le sens du vécu et de le rendre signifiant dans un travail de réflexivité sur leur trajectoire linguistique et culturelle. Référence clé dans l approche biographique, Paul Ricœur (1985) a abordé, à maintes reprises, l'importance de la fonction narrative pour l'élaboration de l'identité du sujet humain. Il constate qu'individu et communauté se constituent dans leur identité à travers leurs récits qui deviennent pour l'un comme pour l'autre leur histoire effective. Pour Ricœur, être historien et conteur de sa propre vie introduit une dialectique particulière; le sujet apparaît comme lecteur et scripteur et il se reconnaît dans l'histoire qu'il se raconte à lui-même, sur lui-même. L'histoire d'une vie ne cesserait ainsi d'être refigurée par la narration et cette activité pourrait induire des changements d'ordre qualitatif. La refiguration constante de sa propre histoire avec transformation progressive conduirait à une identité narrative. Travail de mémoire et de réminiscence, la narration active la prise de conscience de soi et des autres, la connaissance de sa propre altérité et la reconnaissance de l Autre. La perspective formative de l approche biographique invite «à reconnaître le rôle déterminant de la médiation narrative dans les processus de construction de soi et de mise en forme de l existence ; elle tire justement parti de ce pouvoir du récit et du travail sur soi qu il convoque pour en faire le lieu d une appropriation de l histoire personnelle et un facteur de formation et de changement» (Delory-Momberger, Niewiadomski, 2009 : 15). Les pratiques de récit de vie en groupe s inscrivent, par ailleurs, dans des contextes culturels, sociaux, 9

Mise en scène de récits biographiques pluriculturels D Feldhendler sociohistoriques et politiques. Ce fait confère aux pratiques de récit de vie en formation un nouveau statut visant à promouvoir l inter-subjectivation entre le Soi et l Autre, entre l individu, le groupe et le social. Ainsi formulée cette perspective biographique de la formation pourrait enrichir la recherche actuelle concernant la perspective actionnelle du Cadre Européen commun de référence pour l apprentissage des langues (CECR). Puren (2009 a, b) propose dans ses réflexions de poser l Agir Social en tant que concept central d une nouvelle orientation générale en didactique des langues cultures. 10

Références bibliographiques Barbier, R. (1997). L approche transversale. Paris : Anthropos. Caré, J-M. (1999). Apprendre les langues étrangères autrement. Le français dans le monde, Recherches et applications. Conseil de l Europe (2001). Cadre européen commun de référence pour les langues. Paris : Didier. Delory-Momberger, C. (2005). Histoire de vie et Recherche biographique en éducation. Paris : Anthropos. Delory-Momberger, C. & Niewiadomski, C. (2009). Vivre/Survivre, Récits de résistance. Paris : Téraèdre. Dominicé, P. (2002). L histoire de vie comme processus de formation. Paris : L Harmattan. Dufeu, B. (1996). Les approches non conventionnelles des langues étrangères. Paris : Hachette. Feldhendler, D. -, (1990). Dramaturgie et interculturel. Le français dans le monde 234, 50-60. -, (1992). Psychodrama und Theater der Unterdrückten. Frankfurt : Verlag Nold. -, (1997). Mise en scène d histoires de vie. Le français dans le Monde 290, 39-44 et 49 52. -, (1999a). La dramaturgie relationnelle. Le français dans le monde, Recherches et applications, 125-133. -, (1999b). Formation à la relation interculturelle par des approches psychodramatiques et dramaturgiques. In Allemann-Ghionda, C. (Ed.): Education et diversité socioculturelle. Paris : L Harmattan, 249-264. -, (2005). Théâtre en miroirs, l histoire de vie mise en scène. Paris : Téraèdre. -, (2006). La vie mise en scène, théâtre et récit. In : Molinié. M. (Ed.): Biographie langagière et apprentissage plurilingue. Le français dans le monde, Recherches et applications 39, 155-168. -, (2008). Mise en scène de récits biographiques : Reliance et médiation transculturelle. In Alao, G. ; Argaud, E. ; Derivry-Plard, M. ; Leclercq, H. (Ed.): Grandes et petites langues. Pour une didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme. Transversales, vol. 24, Langues, sociétés, cultures et apprentissages. Peter Lan : Bern, 227 238. Fox, J. (1994). Acts of Service. New Paltz : Tusitala Publishing. Fox, J., Dauber, H. (1999). Gathering Voices. New Paltz: Tusitala Publishing. Hess, R. (1998). La pratique du journal. Paris : Anthropos. Molinié, M. (2006). Biographie langagière et apprentissage plurilingue. Le français dans le monde, Recherches et applications 39. Morin, E. (2000). Les sept savoirs nécessaires à l éducation du futur. Paris : Seuil. Pineau, G., Le Grand, L. (2002). Les histoires de vie. Paris : Presses Universitaires de France. Porcher, L. (2003). Interculturels : une multitude d espèces. Le français dans le monde. 329, 33-36. Puren, C. -, (2006a). De l approche communicative à la perspective actionnelle. Le français dans le monde 347, 37-40. -, (2006b). La perspective actionnelle Vers une nouvelle cohérence didactique. Le français dans le monde 348, 42-44. -, (2009a). La nouvelle perspective actionnelle et ses implications sur la conception des manuels de langue. In Lions-Olivieri, M-L, Lina, P. (Ed.) : L approche actionnelle dans l enseignement des langues. Paris : Editions Maison des langues. 119-137. -, (2009b). Variations sur la perspective de l agir social en didactique des langues-cultures étrangères. Le français dans le monde, Recherches et applications 45, 154-167 Ricœur, P. (1985). Temps et Récit III. Paris : Seuil. Salas, J. (1996). Improvising Real Life. New Paltz : Tusitala Publishing. Salas, J., Gauna, L (2007). Half of my Heart. True stories told by immigrants in Dutchess County, New York: Hudson River Playback Theatre. Todorov, T. (2002). Devoirs et Délices, une vie de passeur. Paris : Seuil. Daniel Feldhendler est enseignant-chercheur, maitre de conférences depuis 1979 à l Université Goethe de Francfort-sur-le-Main (Allemagne). Il participe à la formation des enseignants et intervient comme formateur dans l éducation permanente des pays de l Union européenne. Il est membre de l'association internationale de Théâtre Playback (IPTN) et de l Association internationale des Histoires de vie en formation (ASIHVIF). Il est de même membre d autres réseaux de recherche dont l Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC). E-Mail : feldhendler@em.uni-frankfurt.de 11