III LE FONDEUR DE BRIQUES «D ER ZIEGELBRENNER n est pas une revue et ne l a jamais été. Je suis hélas bien obligé d employer le mot revue car je n ai pas d autre vocable à ma disposition. À l avenir, il me faudra chercher bien autant que jusqu à présent la forme adéquate sous laquelle j ai quelque chose à dire», indique Marut dans le numéro 9-14 du 15 janvier 1919 du Ziegelbrenner. Ce numéro de la revue a pour thème, énoncé en page de titre : «La censure. Tous les articles, commentaires critiques et comédies censurés pendant la guerre.» Et Ret Marut de compléter sa pensée : «J avais l intention, dès l armistice, de laisser disparaître Der Ziegelbrenner sans mot dire. Mais la révolution n avait que quelques semaines lorsque j eus soudain un sentiment qui ne trompait pas : Der Ziegelbrenner avait encore un devoir à remplir, égal en ampleur et en importance à celui qu il avait assumé durant la guerre. Je souhaite de tout cœur à l humanité que ce sentiment n ait été que le fruit d une vision inconsistante qui m était venue parce que j étais recru de fatigue.» Les cahiers du Ziegelbrenner furent comparés pendant la guerre à telle ou telle autre revue, notamment à celle de Karl Kraus à Vienne, Die Fackel [«le flambeau»], ou à Die Aktion de Franz Pfemfert à Berlin. Qu en pense Ret Marut? «On ne saurait nier toute similitude avec Karl Kraus. [ ] Mais je n ai appris l existence de Karl Kraus que je ne connais pas personnellement que quand le premier numéro du Ziegelbrenner était déjà bouclé et déjà sous presse.»
66 INSAISISSABLE Mais pourquoi un tel rapprochement? «Parce que le brave Allemand moyen a l épouvantable habitude de consigner dans un registre, d étiqueter tout ce qui lui tombe sous les yeux. [ ] Pourquoi n aurais-je pas moi qui fais des efforts pour m appuyer sur une civilisation qui a eu besoin de quatre mille ans pour revenir à son point de départ en quatre ans de prédécesseur, de compagnon de route et de continuateur? Tout homme doit au fond, dans son travail, sa pensée et son vouloir, tout recommencer du début. [ ] Et même si Le Fondeur de briques n avait pas la moindre originalité et n avait nullement adopté de position particulière, mais n était au contraire qu un cas fort banal, il n en demeurerait pas moins que la cause de cette insuffisance ne tiendrait pas à ce qu on puisse trouver de meilleurs écrits, mais uniquement au fait que je nie être un écrivain. Les écrivains sont évidemment à même de faire un bien meilleur travail que moi. Voilà ce que je n ai jamais contesté. Mais alors, faites-le donc! Accomplissez enfin cette œuvre supérieure que nous attendons tous. Et pourquoi ne l avez-vous pas fait lorsqu il a fallu répondre de son œuvre en payant de sa propre personne, lorsque douze balles bien ajustées, lorsque le pénitencier, lorsque l internement attendaient celui qui menaçait d étrangler le mensonge et l hypocrisie? Maintenant, voilà qu ils la ramènent, tous ceux qui chiaient dans leur froc, voilà qu on fonde, chaque jour, de nouveaux journaux révolutionnaires et portés par l esprit nouveau. Vous devriez en éprouver quelque honte. Mais je ne fais pas partie de vos concurrents. 1» Marut et Mermet étaient mus par le désir de diffuser leur revue auprès de libraires dignes de confiance et prêts à promouvoir les «projets de construction» du Ziegelbrenner. La plupart de ces libraires étaient considérés comme «compagnons briquetiers», à l instar de Richard Lányi à Vienne ou d A. Brüning qui tenait une succursale de la Junfermann s Buchhandlung à Paderborn. Un émissaire se rendit dans quelques villes (à Paderborn et à Francfort-sur-le-Main, par exemple) afin de visiter des libraires et des amis partageant leurs convictions dans le but d organiser la diffusion du Ziegelbrenner. Le 21 mars, Marut écrivait à Brüning : «Pour chaque nouveau numéro paru, la
Couverture du premier numéro du Ziegelbrenner. Titre : le jour va se lever.
68 INSAISISSABLE firme Junfermann [dont A. Brüning n était que l employé] vous jetterait un anathème. Aussi vaut-il peut-être mieux que nous passions en compte tous les cahiers [ ] en tant que souscription individuelle, mais au prix des abonnements. Si de votre côté vous vous retiriez de l entreprise, nous suspendrions nos envois [ ] Nous pensons que cette proposition vous garantit une certaine liberté de manœuvre personnelle. [ ] Et puis nous vous prions encore de rester, une fois la paix conclue et au cas où vous vous retireriez de la firme Junfermann, en contact avec nous, même si ce n était que pour l occasion de nous fournir une adresse où envoyer la revue. Il se pourrait qu avec le temps s offrent des moyens d en arriver à collaborer sous une forme plus intéressante qu aujourd hui.» Certaines lettres du Fondeur de briques sont estampillées «Der Ziegelbrenner-Schriftleitung» [«rédaction en chef»] sans signature, tandis que les autres arborent le tampon «Der Ziegelbrenner-Verlag» [«éditions»], agrémenté d un M ou d un Z manuscrit. De même que dans les lettres dactylographiées de B. Traven, on ne trouve pas, dans le courrier signé Marut, d espace après les virgules et certaines corrections manuscrites sont identiques d un signataire à l autre. Quelques ajouts ou commentaires écrits à la main dans le courrier émanant des Éditions du Fondeur de briques montrent que les écritures concordent. Au fur et à mesure que Der Ziegelbrenner se développe, les deux auteurs nous fournissent des données ne correspondant pas toujours aux indications des lettres du Fondeur de briques. Le 27 juillet 1918, ils prétendent que «Der Ziegelbrenner a obtenu son premier abonné dix jours après la parution de la première livraison, le deuxième, dix-sept jours après et, au bout de trente jours (le 30 septembre), il avait trois abonnés. Il avait encore ces trois abonnés, pas un de plus, le 30 novembre, soit trois mois après la publication du premier numéro. Quoique la deuxième livraison ait paru entre-temps, la recette globale se monte à ce jour à 14,20 marks.» Et le 9 novembre 1918 : «Le nombre des abonnés du Ziegelbrenner est si gros (ou si mince) qu un enfant ayant passé six mois dans la plus basse classe de l école communale pourrait
LE FONDEUR DE BRIQUES 69 aisément avec ce nombre faire toutes les opérations de calcul qu il a apprises. [ ] J ai aussi peu de suiveurs que d éclaireurs, je n ai qu un collaborateur, mais qui, en revanche, vaut pour moi autant que tout un monde! 2» C est souvent que Marut dut «compter avec une interdiction complète du journal», car son travail pendant la guerre «n a consisté, très exactement et jusqu au dernier moment, qu à trouver la forme sous laquelle [il s évertuait] à désarmer la censure. À celui qui lit et a lu avec attention ces cahiers, cette recherche de la forme n aura pas échappé». Marut nous avoue qu il aurait été reconnaissant aux «autorités de la censure d être interdit» : «Je n avais en effet que trois abonnés et tout un lot de numéros que personne ne m achetait et qui dévoraient avec autant d avidité que d absence de scrupules mon avoir, lequel n était pas destiné à cela. Ma seule satisfaction consistait à être propriétaire d un journal allemand qui ne participait pas à l imposture et refusait de mentir au peuple allemand et à l humanité et de les duper. En fin de compte cette possession valait largement l argent perdu.» La facture nous est présentée le 10 mars 1919 : «Aujourd hui chaque abonné au Ziegelbrenner me coûte 25 marks de frais de publicité et chaque lecteur du journal environ 150 marks.» Huit mois auparavant, le 27 juillet 1918, Marut avait déjà confié : «Depuis trois ans, mon revenu n est plus que le tiers de ce qu il était avant la guerre ; ce qui s explique par le fait que je ne suis impliqué dans la production de munitions ni directement ni indirectement. Et comme je ne fais pas travailler ma fortune personnelle au marché noir, dans l agiotage sur les subsistances ou dans les fournitures de guerre, mais qu au contraire je la dilapide à me rendre violemment impopulaire et indésirable en rappelant sans relâche que nous ne voulons pas être un peuple d épiciers, mais le peuple des poètes et des critiques dont est issu Goethe, on me dit : Ce journal n est pas nécessaire!» Pour produire les quatre premières livraisons du 1 er septembre 1917 au 27 juillet 1918, Marut eut besoin approximativement de 6 000 marks-or.
70 INSAISISSABLE Avec la révolution de novembre 1918 et la fin du régime impérial, le Ziegelbrenner trouva soudain ses abonnés et ses lecteurs. Le courrier des lecteurs fournit néanmoins à Ret Marut une révélation : «Je vois que j ai trop d abonnés.» D où : «Un peu de patience, je vais réduire votre nombre! [ ] J ai besoin de véritables lecteurs : les consommateurs n ont qu à se tourner vers la presse quotidienne ou harceler les revues qui ont besoin d abonnés. Moi, je n en ai pas besoin. [ ] Les lecteurs qu il me faut et que j aurai, parce qu ils sont des hommes, ils arrivent! Ce n est pas là mon espoir, mais bien ma certitude.» Der Ziegelbrenner va lors des prochaines livraisons «remettre sur leurs jambes un grand nombre d abonnés qui persistent à tort ; selon mon estimation, il s agit là d environ centsoixante non-lecteurs que j aimerais reconduire chez la catin publique. À propos du dernier numéro, je sais pertinemment qu il en est parti neuf en Angleterre, cinq en Écosse, deux en Irlande, dix aux États-Unis, quatre en France, trois en Hollande, neuf en Scandinavie, vingt en Suisse, six en Belgique, quatorze en Italie, six en Espagne, deux en Argentine, un au Brésil, un au Mexique, un au Chili, trois en Inde, trois au Japon, un en Chine. Combien de numéros sont partis pour d autres pays par le commerce de librairie, c est ce que je ne sais pas encore. [ ] Un vieux proverbe dit que nul n est prophète en son pays. Il se peut que ce soit vrai. En tout cas, ça m est égal.» Dans Der Zwiebelfisch [«la coquille», au sens typographique], «petite revue à propos de livres et autres» (Munich, 1918), Hans von Weber qualifia en ces termes, après quelques livraisons du Ziegelbrenner, l opiniâtre revue de Ret Marut : «De petits cahiers, d une alerte écriture, qui distribuent des coups tous azimuts, dans un style très personnel, pleins d une rage honorable. Personne n acquiescera à tout ce qu écrit Ret Marut, son éditeur, mais quiconque préfère la rudesse sincère à l insipidité polie trouvera à s y réjouir sur bien des sujets.» Ret Marut y alla d une assertion bien dans sa manière : «Je n acquiesce pas toujours moi-même à tout ce qu écrit l éditeur. [ ]» D une part le «rédacteur en chef» prenait ses distances avec l «éditeur», d autre part il avouait indirectement les faiblesses de sa revue. On relève à ce sujet dans le courrier des lecteurs :
LE FONDEUR DE BRIQUES 71 «Vous parlez des droits de l homme, de la liberté, des mensonges de l ancien régime ; mais ce que devrait être le nouveau régime, vous n en parlez pas, ou vous ne l évoquez que confusément.» Face à de telles critiques, le Fondeur de briques se prévaut le plus souvent de son «sens des êtres humains», de sa «manière de penser», vu qu il n aurait pas de «science politique» et parce que les «convictions» peuvent varier. * * * En novembre 1918, Munich fut l une des places fortes de la Révolution allemande qui mit fin à la Première Guerre mondiale. Dès le 7 novembre, un meeting de masse eut lieu sur la Theresienwiese. Les orateurs socialistes se succédèrent à la tribune, parmi lesquels le journaliste Kurt Eisner qui appela les soldats à se mutiner, à prendre le contrôle des casernes et des stocks d armes, ce qu ils s empressèrent de faire, occupant les édifices publics et parcourant la ville en tous sens. Eisner entérina ensuite la constitution des premiers conseils d ouvriers et de soldats à la brasserie Matthäser ; puis, au cœur de la nuit, la Diète, située Prannerstrasse, accueillit la première session des conseils (le «Parlement de la révolution») qui proclama la République et nomma Eisner président du Conseil. Le roi Louis III s enfuit le 8. Le 9, alors qu une grève générale paralysait le pays, ce fut au tour du Kaiser Guillaume II d abdiquer. Le 11 était signé l armistice qui sonnait le glas des dynasties bavaroise et prussienne des Wittelsbach et des Hohenzollern, tandis que les sociaux-démocrates d Ebert et de Noske étaient portés au pouvoir à Berlin avec l appui de la rue, des soldats et marins mutinés et de la classe ouvrière insurgée qui sortait de sa léthargie après quatre ans de boucherie dans les tranchées. Kurt Eisner.
72 INSAISISSABLE Eisner avait compris les aspirations des masses allemandes et, remettant à des temps moins troublés la convocation d une assemblée constituante, il invita le peuple à se gouverner en s appuyant sur les «forces vives élémentaires» des conseils révolutionnaires. Il prônait un État ouvrier qui soit en même temps un État paysan la Bavière rouge d Eisner fut la seule région allemande où les conseils de paysans jouèrent dès le début un rôle non négligeable. Mais si la bourgeoisie, discréditée par la guerre et sa funeste issue, se faisait discrète, les sociaux-démocrates du SPD, soucieux de rétablir l ordre et de préserver les intérêts des grands groupes industriels, ne s avouaient pas vaincus. En décembre, ils manœuvrèrent les conseils pour fixer au 12 janvier les élections à la Diète, remportées par les catholiques du Parti populaire (Bayerische Volkspartei). Mais l hostilité des Bavarois à l endroit de la Prusse était telle que les prises de position d Eisner lequel avait dès le 26 novembre rompu les relations avec Berlin lui permirent de se maintenir à la présidence, malgré la sévère défaite électorale de son parti, les socialistes indépendants (trois sièges sur cent quatre-vingts). Conrad Felixmüller, Vive la révolution mondiale, 1919.
LE FONDEUR DE BRIQUES 73 Cependant le ferment révolutionnaire couvait chez les ouvriers et les soldats munichois ; ils exigeaient une «deuxième révolution» pour défendre les conseils de Bavière tandis que ceux du reste de l Allemagne avaient été dissous sous la pression sanglante des troupes du ministre de l Intérieur Noske. Politiquement affaibli, Eisner dut se résoudre à démissionner mais, en se rendant le 21 février à la Diète, il tomba sous les balles d un extrémiste de droite, le comte Arco-Valley, lié à la société de Thulé, une confrérie clandestine proto-nazie. La nouvelle de son assassinat souleva immédiatement une intense émotion à Munich : sous l effet de la panique, la Diète se Couverture du premier numéro de Revolution, journal paraissant à Munich juste avant la guerre et qui ne connut que cinq numéros (avec un bois gravé de Richard Seewald).
74 INSAISISSABLE dispersa. La Bavière se retrouvait sans gouvernement. Une grève générale se déclencha à Munich, placée en état de siège. Il n y avait plus d autorité constituée en dehors des conseils. Après des semaines de tractations confuses, un nouveau gouvernement de coalition socialiste dirigé par le social-démocrate Johannes Hoffmann fut investi le 17 mars, sans obtenir la confiance des conseils. Le 7 avril, la République des conseils de Bavière est proclamée dans des circonstances assez dramatiques qu Erich Mühsam a relatées dans La République des conseils de Bavière, rédigé plus tard en prison. Les ouvriers en grève d Augsbourg pressaient les Munichois d instaurer la dictature du prolétariat. Elle fut finalement le fruit d un compromis entre plusieurs tendances. Membres de la garde ferroviaire dans la gare centrale de Munich, en mai 1919.
LE FONDEUR DE BRIQUES 75 Les difficultés surgirent immédiatement à cause des divergences de vues entre deux factions rivales au sein du mouvement révolutionnaire. D un côté, un groupe d intellectuels, hommes d une grande probité mais dotés d une insuffisante maturité politique des poètes expressionnistes comme Erich Mühsam et Ernst Toller, des théoriciens universitaires tel l historien de la littérature Gustav Landauer, auxquels se joindront les Eugen Leviné. économistes Otto Neurath et Silvio Gesell ainsi que Ret Marut. De l autre, les communistes c est une première dans l histoire de la révolution allemande. Ou plutôt un communiste : Eugen Leviné, jeune homme d une indomptable énergie. Leviné était arrivé à Munich au début de mars, pour y organiser le Parti communiste naissant qui n y comptait que sept membres. Il commença par en exclure cinq et entreprit de bâtir une organisation de combat susceptible de mener à la dictature du prolétariat. Remarqué pour ses interventions tranchantes et sans illusions au sein des conseils, il s opposa dans un premier temps à la République des conseils : à ses yeux, les conseils n étaient pas encore mûrs. Mais, une semaine plus tard, le 13 avril, les communistes s emparèrent des commandes de cette même république Entre-temps s était déclenchée une véritable guerre civile. Ce même 13 avril, une tentative de putsch, fomentée par le ministre de la Guerre du gouvernement Hoffmann, Schneppenhorst, échoua à la suite d une sanglante bataille de rues qui débuta sur la Marienplatz et s acheva cinq heures plus tard par la prise d assaut de la gare : les troupes de Schneppenhorst furent battues par des forces ouvrières improvisées, commandées par le matelot Rudolf Eglhofer. Une deuxième tentative de reprendre Munich aux Rouges se solda trois jours plus tard par une nouvelle défaite des contrerévolutionnaires : le 16 avril, l «armée rouge» commandée par le poète Ernst Toller défit ses adversaires «blancs» à Dachau et occupa la ville.
76 INSAISISSABLE Tandis que Leviné se hâtait d organiser une armée prolétarienne de quelque 10 000 hommes, Hoffmann appela, de mauvaise grâce, Noske à la rescousse. On lui envoya 20 000 hommes des corps francs prussiens et wurtembourgeois qui firent irruption en Bavière par l ouest et le nord, où ils se comportèrent comme des troupes d occupation en pays conquis. Le territoire contrôlé par Munich fut isolé et soumis au Gustav Landauer. blocus alimentaire. Devant la pénurie de réserves monétaires, Leviné dut réquisitionner les comptes bancaires et les stocks de vivres. Ce fut aussi le premier révolutionnaire allemand à faire emprisonner des adversaires politiques. Et la fin approchant, alors que le canon tonnait déjà dans les faubourgs, huit d entre eux, six membres de la société de Thulé et deux officiers, furent passés par les armes. Ce fut l unique acte de terreur que l on pût imputer à la révolution allemande et il sera abominablement vengé. Le 30 avril, les troupes de Noske entrèrent dans Munich et toute résistance cessa dans l après-midi du 2 mai. Alors s ensuivit une «terreur blanche» telle qu aucune ville d Allemagne n en avait encore connue. La chasse aux spartakistes se prolongea une semaine entière. C est l ensemble de la classe ouvrière qui se retrouva hors la loi. Le sadisme des troupes se déchaîna, lors du massacre, dans la cour de la prison de Stadelheim, du brillant ministre de l Éducation de la première République des conseils Gustav Landauer, comme lors d atroces scènes dont furent victimes nombre de femmes traitées de «femelles spartakistes». Les tribunaux militaires et spéciaux prirent la relève : les condamnations à mort tombèrent comme grêle. Eglhofer fut fusillé, Mühsam condamné à quinze ans de forteresse, Toller à cinq ; l écrivain Oskar Maria Graf fut arrêté, puis relâché, et le domicile de Rainer Maria Rilke lui-même fut perquisitionné à deux reprises. Quant à Marut, nous verrons qu il n échappa que de justesse à la vindicte des soudards.
LE FONDEUR DE BRIQUES 77 Berta Döring-Selinger, compagne de lutte de Clara Zetkin, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, confirme rétrospectivement la turbulence des points de vue et des opinions qui marqua les dernières années de la guerre et les premières de l aprèsguerre. Elle rapporte l impression que lui fit alors Der Ziegelbrenner : «Dès le premier numéro, ce qui me fascina, ce fut sa vision volontaire, parfois crispée comme sous l emprise du défi ou de la George Grosz, Rue libre, 1924. douleur et d une agressivité exacerbée, mais toujours valeureuse et spirituelle. D un esprit non pas imprégné de la lecture de Marx, mais plutôt de celle de Rousseau ou de Bakounine, de Kropotkine ou de Sorel, de cet esprit libertaire qui animait les socialistes révolutionnaires russes dans leur combat pour les droits du moujik piétiné» Berta Döring- Selinger évoque ici l esprit critique qui prévalait à l époque parmi les intellectuels se revendiquant de l opposition et de la révolution. Ces rebelles et ces révoltés se manifestèrent en masse, en particulier dans la vie munichoise et ils contribuèrent à préparer la révolution de Novembre, mais aussi à encourager le pouvoir des conseils ouvriers, dont le prolétariat avait fait, dans la foulée de la révolution russe, l objectif de ses combats. Or Der Ziegelbrenner est justement un exemple d une dissonance entre utopie subversive et politique réaliste. Son «contre quoi?» est en contradiction avec le «pour quoi?». Le 15 janvier 1919, Der Ziegelbrenner tenta de résumer sans détour la tâche qu il s était fixée avec ses publications : il voulait «préserver deux choses du naufrage : 1. L idée que l homme a plus de valeur que l État ne doit pas se perdre. 2. Celui qui ne veut pas mentir n a pas besoin de mentir. On peut tout dire, même la vérité, quand on place la vérité au-dessus de son confort personnel».