La migration interne et son impact sur la fécondité en Afrique subsaharienne Abdelaziz KHALFAOUI [1] Enseignant-chercheur à la faculté pluridisciplinaire de Nador, Université Mohamed 1er Oujda Roger WAKA MODJO [1] Chercheur associé à l Institut d Etudes Démographiques de l Université Montesquieu IV Introduction Au lendemain des indépendances, on assiste dans la quasi-totalité des pays d Afrique subsaharienne, à des vagues d exode rural qui vont dissimuler l émergence des mouvements inverses, c'est-à-dire les déplacements des villes vers les zones rurales. Ces déplacements massifs de populations rurales vers les villes ont conduit à une perception de la migration à l intérieur d un même pays comme n étant que de l exode rural et cela jusqu à pratiquement la fin des années 198. Cette vision unilatérale de la migration n est pas sans conséquences sur l analyse différentielle des phénomènes démographiques et notamment celle de la fécondité. La plupart des chercheurs qui se sont intéressés à l analyse de la fécondité différentielle en Afrique subsaharienne, se sont toujours focalisés sur les différences de niveaux entre milieu urbain et milieu rural ou entre les différents groupes ethniques ainsi qu aux facteurs de différenciation. Or, depuis le début des années 199, nombre d études 1 soulignent une désurbanisation due à un solde migratoire favorable au milieu rural. Si plusieurs arguments ont été avancés pour expliquer ces déplacements importants des populations urbaines vers le milieu rural, la question que l on se pose, porte sur les facteurs qui différencient les populations qui migrent de l urbain vers le rural de celles qui font le chemin inverse (exode rural), sachant que ces populations migrantes ont passé au moins une partie de leur enfance dans un milieu différent de celui dans lequel ils vivent aujourd hui, et que durant ce temps, elles ont acquis un certain nombre de valeurs. Une autre question qu on se pose également est celle de savoir quel est leur comportement fécond? En d autres termes, ont-elles un comportement fécond proche de celui du milieu dans lequel elles viennent ou de celui du milieu dans lequel elles vivent? Pour répondre à ces questions, nous utiliserons comme sources de données, les enquêtes démographiques et de santé () réalisées dans un certain nombre de pays d Afrique 1 Nous pouvons citer à titre d exemple, Becker. C., A. Hamer., A. Morrison., Beyond urban biais in Africa. Urbanization in an Era of Structural Adjustment, Portsmouth Heineman, 1994 1
subsaharienne. De ce fait, notre analyse ne portera que sur les femmes en âge de procréer dans cinq pays qui recouvrent les quatre sous régions de l Afrique subsaharienne (il s agit du Cameroun pour l Afrique du Centre, du Kenya pour l Afrique de l Est, du Mali et du Niger pour l Afrique de l Ouest, du Zimbabwe pour l Afrique du Sud). I) La migration interne en Afrique subsaharienne Par la migration interne, nous entendons les mouvements de déplacements des femmes à l intérieur d un pays dans les deux sens : les déplacements du milieu rural vers le milieu urbain (exode rural) et les déplacements du milieu urbain vers le milieu rural. Tableau 1: Proportion (en %) des femmes ayant migré selon le lieu de la migration, le pays de résidence et l année de l enquête Lieu de la migration Cameroun Kenya Mali Niger Zimbabwe 1991 24 1993 23 1995 21 1992 26 1994** U vers R 19,7 28,6 15,1 29,2 28,1 44,1 12,4 19,3 18,3 15,2 1,2-26,7 - R vers U 19,7 15,2 28,8 9,34 12,5 17,2 9,6 1,6 6,19 5,59 4,58-26,3 - U vers R : migration de l urbain vers le rural. R vers U : migration du rural vers l urbain (exode rural) ** Pas d information. Source : résultats calculés à partir des enquêtes (). 1999 25** Globalement la proportion des femmes émigrantes dans ces pays reste importante. Contrairement à certaines idées reçues, la migration du milieu urbain vers le milieu est considérable dans les cinq pays étudiés, elle est même plus fréquente que l exode rural dans certains pays, elle atteint par exemple, 44,1% en 23 au Kenya et 28,6% au Cameroun en. L analyse longitudinale des femmes émigrantes vers le milieu urbain confirme l importance de celles-ci, et révèle son ancienneté. Tableau 2: Proportion (%) des femmes ayant émigré de l urbain vers la campagne selon la génération et selon le pays de résidence Générations Cameroun Kenya Mali Niger Zimbabwe 1947-1952 23,61 36,54 11,94 2,26 39,9 1953-1958 22,82 48,14 24,8 16,54 33,45 Source : résultats calculés à partir des enquêtes (). 2
Tableau 3: Proportions (en %) des femmes mariées au plus tard à l âge de la migration parmi celles ayant émigré selon le lieu de la migration, le pays de résidence et l année de l enquête U vers R* R vers U* Cameroun Kenya Mali Niger Zimbabwe 1991 24 1993 23 1995 21 1992 26 1994** 1999 25** 66,1 59,6 69,4 56,8 71,7 67,2 73,8 78,8 8,9 69, 85,7-64,4-71,5 62,1 62,7 4,5 54,2 54,8 76,7 66,2 76,9 77, 7,2-56,6 - U vers R : migration de l urbain vers le rural. R vers U : migration du rural vers l urbain (exode rural) ** Pas d information. Source : résultats calculés à partir des enquêtes (). Dans les cinq pays, plus de la majorité des femmes migrantes sont mariées, cette proportion atteint des niveaux proches des 1 % (au Niger pour les enquêtes 26, par exemple). Les femmes mariées migrent, globalement, dans des proportions quasi-équivalentes d un milieu vers l autre. L hégémonie de la proportion des femmes déjà mariées parmi les femmes migrantes, dément les explications qui citaient la scolarisation comme principal motif de la migration féminine (notamment l exode rural) dans les pays de l Afrique subsaharienne. II) Relation entre migration interne et fécondité Les migrants sont, le plus souvent, confrontés à des problèmes d identification des valeurs socioculturels qui ne sont pas toujours les mêmes que celles acquises durant leurs enfance, dans leur milieu d origine et auxquels ils doivent faire face. Si ces acquis culturels ne figurent pas parmi les facteurs les plus importants dans l étude de la fécondité, il n en reste pas moins que leur influence est pas considérable. Ainsi, pour étudier la relation entre la migration interne et le niveau de fécondité, nous allons comparer le niveau de fécondité des femmes ayant migré avant l âge de fin de la vie féconde à celui des populations dont elles sont originaires, mais aussi à celui des autochtones, c'est-à-dire des populations d accueil. L objectif ici étant de voir s il existe une liaison entre la migration interne et le niveau de fécondité. La comparaison se fera sur un niveau micro, c est-à-dire que nous allons observer les niveaux de fécondité de femmes vivantes dans un même pays. 3
Tableau 3: Indice synthétique de fécondité selon le milieu d enfance, le milieu de résidence au moment de l enquête, selon le pays et selon l année de l enquête Cameroun Kenya Mali Niger Zimbabwe 1991 24 1993 23 1995 21 1992 26 1994 1999 25* U- 5,1 3,6 3,7 3,1 2,8 3,2 5,3 5,3 6, 5,6 5,9 3, 3, - U R- 5,4 4,4 4,8 3,5 3,1 3,5 7,5 6, 7,2 6,5 6,4 3,3 3, - U U- 6,1 4,8 5,9 5,3 5,5 5,6 6,2 7,1 6, 7,7 6,5 4,5 4,5 - R R- R 6,5 6, 6,3 6,13 5,1 5,4 7,5 7,4 7,4 7,8 7,4 5,1 4,6 - U-U= enfance urbaine et résidence urbaine au moment de l enquête. R-U= enfance rurale et résidence urbaine au moment de l enquête. U-R= enfance urbaine et résidence rurale au moment de l enquête. R-R= enfance rurale et résidence rurale au moment de l enquête. * Pas d information sur le lieu où la femme a passé son enfance. Source : résultats calculés à partir des enquêtes (). Quel que soit le pays et quelle que soit l enquête, les femmes rurales (de naissance et de résidence au moment de l enquête) ont une fécondité plus élevée que les femmes urbaines (de naissance et de résidence au moment de l enquête). Il existe donc une fécondité différentielle selon le milieu d appartenance. Si nous s intéressons maintenant aux femmes émigrantes (du rural vers l urbain ou du urbain vers le rural), il s avère que, à l exception des deux dernières enquêtes au Kenya : -Les femmes émigrantes vers le milieu urbain ont une fécondité largement plus faible que celle des femmes rurales (celles nées et restées à la compagne), et elles ont, en revanche une fécondité, à peine plus élevée que celles des femmes citadines (nées et enquêtées en milieu urbain). -Les femmes émigrantes vers le milieu rural ont une fécondité plus faible que celles des femmes du lieu d accueil (celles nées et résidantes dans le milieu rural), mais elles ont une fécondité notablement plus forte que celles des femmes urbaines (nées et résidantes en milieu urbain). Par conséquent, nous pouvons conclure que le niveau de fécondité, dans les cinq pays étudiés, est influencé par les mouvements migratoires et que les femmes qui migrent, ont un comportement fécond plus proche de celui des populations d accueil, à moins que la sélection joue son effet, c est-à-dire que les femmes qui ont plus de probabilité de migrer d un milieu vers l autre, sont celles ayant un comportement fécond plus proche des femmes du milieu 4
d accueil que de celui des femmes du milieu d origine 2. (Les femmes nées en milieu rural émigrante en une fécondité plus proche des femmes du milieu urbain, parce qu elles avaient plus de chance d émigrer que les femmes qui ont resté en milieu rural et vice versa). Pour vérifier l existence de cet effet de sélection, nous chercherons à savoir les sources de différenciations du niveau de fécondité des femmes émigrantes, pour cela, nous allons étudier les taux de fécondité par âge des femmes migrantes et des femmes non migrantes. D après la figure 1, hormis l enquête 26 au Niger à partir du groupe d 35-39, pour tous les groupes d âge, les femmes urbaines de naissance et émigrantes au moment de l enquête, ont des taux de fécondité supérieurs à celles nées en milieu urbain et y résidantes. Le même constat se dégage, s agissant des femmes nées dans le milieu rural et résidant en milieu urbain au moment de l enquête, elles ont, à tous les, des taux de fécondité inférieurs à ceux enregistrés par les femmes du milieu urbain (voir figure 2). 2 Henry.L, «D un problème fondamental de l analyse démographique», Population, n 1, 1959, 5
Figure 1 : Taux (en pour 1) de fécondité par âge des femmes nées en milieu urbain selon son milieu de résidence au moment de l enquête, le pays et l année de l enquête 1 ) 35 cameroun 24 1 ) 35 kenya 23 3 3 25 résident ural 25 résidente rural 2 2 15 15 résident urbain résident e urbain 1 1 5 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 taux (en pour 1) 35 mali 21 1) 35 niger 26 3 résidente rural 3 résidente rural 25 25 2 2 15 résident e urbain 15 résidente urbain 1 1 5 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 1) 35 zimbabwe 1999 3 25 2 résidente rural 15 1 résidente urbain 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 6
Figure 2: Taux (en pour 1) de fécondité par âge des femmes nées en milieu rural selon son milieu de résidence au moment de l enquête, le pays et l année de l enquête 1) 35 cameroun 24 1) 35 kenya 23 3 3 25 résident rural 25 résident e rural 2 2 15 résident urbain 15 résidente urbain 1 1 5 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 taux (en pour 1 ) 35 3 mali 21 résidente rural 1 ) 35 3 niger 26 résident e rural 25 25 2 résidente urbain 2 résident e urbain 15 15 1 1 5 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 1 ) 35 zimbabwe 1999 3 25 2 résident e rural 15 1 résident e urbain 5 15-19 2-24 25-29 3-34 35-39 4-44 45-49 7
Les deux figures penchent dans la direction de l effet de sélection. Ainsi, il est fort probable que ce qui pouvait être considéré comme provenant de l influence des acquis culturel et/ou du poids de l environnement ne soit peut être que le résultat d un effet de sélection. Car les femmes qui partent à la campagne sont en effet celles qui ont un comportement fécond qui se rapproche le plus de celui de femmes nées en milieu rural et qui y résident et de même pour celles qui migrent du rural vers l urbain. 8
Conclusion A travers l analyse de l interférence entre deux phénomènes démographiques, en l espèce la fécondité et la migration interne dans cinq pays de l Afrique subsaharienne, nous avons, d une part, cherché à vérifier l impact que peut exercer le changement du milieu de résidence avec toutes les conséquences qu implique le départ du milieu de naissance vers un milieu d accueil différent, par son mode de vie, par ses coutumes et par ses usages sur la fécondité des migrantes, et d autre part, essayé de caractériser la population des femmes migrantes. Nous avons constaté qu en matière de fécondité, le comportement des femmes émigrantes est plus proche de celui des femmes du milieu d accueil que celui des femmes du milieu d origine, ceci peut-être dû à une influence de la migration interne sur la fécondité ou le simple résultat d un effet de sélection. S agissant des femmes migrantes, elles émigrent plus du milieu urbain vers le milieu rural, elles sont majoritairement mariées au moment de la migration interne, ce phénomène est par ailleurs, ancien dans ces pays. 9
Bibliographie Becker. C., A. Hamer., A. Morrison., (1994), «Beyond urban biais in Africa». Urbanization in an Era of Structural Adjustment, Portsmouth Heineman. Bella N., (1995), «La fécondité au Cameroun : Niveaux et tendances» in Population n 1 janvier-février. Belliot N, (24), La fécondité en Bretagne au XIX et XX siècle, Thèse de doctorat en démographie Université Montesquieu Bordeaux IV. Blayo C., (1968), «Fécondité des mariages de 1946 à 1964 en France» in Population N 4. Blayo C et Bergouignan C., (25) «Fécondité et pression sociale en France dans les cinquante dernières années. In La population de la France : évolutions démographiques depuis 1946. Tome 1. Calot. G., (1979), «Données comparées sur l évolution de la fécondité selon le rang de naissance en Allemagne Fédérale et en France (195-1977)» in Population 34 Numéro spécial. Henry. L. (1959), «D un problème fondamental de l analyse démographique» in Population N 1. Henry. L (1966), «Analyse et mesure des phénomènes démographiques par cohortes» in Population N 3. Henry. L (1984) : Démographie : analyse et modèles. Editions de l INED. Locoh T., (1984), «Fécondité et Familles en Afrique de l ouest : le Togo méridional contemporain» P.U.F. Travaux et Documents. Cahier N 17 Pressat R. (1983), «L analyse démographique : Concepts, Méthodes, Résultats». PUF, Paris. Tabutin D., (1988), «Réalités démographiques et sociales de l Afrique d aujourd hui et de demain : une synthèse» in Population et sociétés en Afrique au sud du Sahara. ed L Harmattan. Tabutin D.et Schoumaker B., (24), «La démographie de l Afrique au sud du sahara des années 195 aux années 2 : synthèse des changements et bilan statistique» in Population 3-4. 1