Faut-il tout démontrer?



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Faut-il tout démontrer? Introduction et énoncé du problème L acte de démontrer consiste à mettre en ordre logique, à disposer de façon rationnelle et déductive des propositions afin d assurer que la conclusion du raisonnement est valide. La démonstration est une façon de prouver de façon rationnelle et non factuelle ( par de faits tirés de la réalité empirique). Ce mode d exposition logique constitue un modèle de rationalité et de rigueur. Si bien que nous pouvons être séduits par le projet de mettre toutes nos connaissances en ordre démonstratif. Ainsi nous pourrions garantir à tout notre savoir une justification rationnelle, sa certitude et sa vérité indubitable. En un sens le modèle de raisonnement mathématique et démonstratif deviendrait la norme universelle de toutes les connaissances vraies et certaines. Quoi de plus idéalement rationnel et intellectuellement exaltant qu un tel projet? Cependant, bien qu il soit séduisant et convaincant, est-il pertinent hors du cadre logico-mathématique? Convient-il d entreprendre de démontrer toutes nos connaissances par le biais de la démonstration? Mais est-il possible et légitime d étendre à toutes nos connaissances ce modèle démonstratif? Dans quelle mesure est-ce concrètement faisable ; toutes nos connaissances se prêtent-elles à une mise en forme déductive et logique? Il y a peut-être des formes de savoirs et des types de vérités qui n entrent pas dans la norme de la démonstration mais qui sont pourtant vraies!? Tous les types de vérités peuvent-ils et doivent-ils être exposés selon un raisonnement déductif, logique et cohérent? Cela suffit-il à fonder leur vérité? Nous venons d évoquer de possibles limites externes à la démonstration, mais à y regarder de plus près nous nous apercevons que le modèle démonstratif pour être complet et assuré devrait s appliquer aux principes mêmes de la démonstration. Plus simplement : tout démontrer exigerait de démontrer également les principes de la démonstration. Or estce possible? Et si l esprit bute sur de l indémontrable, est-ce une marque de faiblesse pour la méthode démonstrative? I. En quoi est-il souhaitable de toute démontrer? Il va s agir dans un premier temps de justifier le projet selon lequel il faudrait démontrer toute connaissance afin de lui assurer véracité et certitude. Pourquoi la démonstration constitue-t-elle un modèle de vérité certaine, qu il faudrait imiter le mieux possible? 1. La démonstration est un chemin assuré vers la vérité Tout esprit philosophique est, par principe rationnel, mais tous ne sont pas rationalistes. Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant, etc. comptent parmi les plus importants. Une des caractéristiques, qui nous intéresse ici, de l esprit rationaliste est d avoir confiance en la raison pour nous approcher de la vérité et pour justifier nos connaissances. Or ce sont aux raisonnements et aux connaissances mathématiques que les esprits rationalistes empruntent leur modèle de vérité et de rigueur intellectuelle. Platon s est formé aux mathématiques auprès de l école pythagoricienne ; Descartes mathématicien et philosophe aimait les vérités mathématiques pour leur simplicité, leur ordre rationnel et leur clarté, etc. Il a exposé la puissance du modèle mathématique dans ses Règles pour la direction de l esprit. Dans le Discours de la méthode il forme le souhait d une «mathesis universalis», 1

qui serait comme une mise en forme démonstrative et rationnelle de toutes les connaissances humaines. Chacun de nous peut faire une expérience simple : comparer les conclusions d une discussion avec un interlocuteur, avec celles d un raisonnement démonstratif. D un côté, en discutant ou en dialoguant nous pouvons avoir l impression d être dans le vrai alors que nous demeurons fondamentalement dans l incertitude ; de l autre nous aboutissons si nous raisonnons correctement à des conclusions vraies et certaines. S il nous importe de progresser vers la vérité, c est donc plutôt à une connaissance par démonstration plutôt que par discussion que nous porterons notre choix. Nous préférons être convaincus par les démonstrations purement rationnelles qu être persuadés par d apparentes vérités. 2. Démontrer permet de vérifier mais aussi de découvrir de nouvelles vérités Que ce soit en un sens faible quand il s agit de démontrer l innocence ou la culpabilité d un individu, ou que ce soit au sens fort à propos d une démonstration logique ou mathématique, la démonstration apparaît d abord comme une façon de prouver de façon rigoureuse une thèse. Démontrer c est exposer des arguments organisés, c est exhiber des raisons ordonnées et convaincantes le tout selon un ordre rationnel et rigoureux. Mais c est également découvrir de nouvelles connaissances, et non pas simplement tester celles que l on possède déjà. C est le cas lorsque la conclusion d une conclusion fait découvrir un fait ou un argument que l on n attendait pas. L inspecteur de police raisonne : Si M. Bertrand est bien rentré chez lui après 19h00, et si les traces de sang découvertes ne sont pas celles d un humain, alors contrairement à ce que l on pensait jusqu à maintenant, il est probable que le criminel ne soit pas M. Bertrand, mais un animal féroce. Cet exemple de raisonnement fait arriver à une conclusion qui donne une information nouvelle, inouïe, qui peut changer le cours de l instruction juridique. Ce type de raisonnement déductif permet, de façon générale, de faire des découvertes scientifiques ou ( à moindre échelle) de nouvelles hypothèses explicatives qu il faudra ensuite tester par une expérience. 3. Démontrer permet d éviter l incertitude de la connaissance empirique Lorsque Kant ( dans son introduction à la Critique de la raison pure) fait un bref bilan des connaissances humaines, il constate que les connaissances scientifiques particulièrement les mathématiques ont sur progressé alors que les autres stagnent. Kant constate avec amertume que jusqu à lui l histoire de la philosophie ne fut qu un vaste champ de bataille où se sont affrontées des doctrines, sans arriver à un connaissance sûre et définitive. Comment hisser la philosophie au statut d authentique science, sur le modèle des sciences physiques et mathématiques? La supériorité des connaissances mathématiques sur les connaissances empiriques ( issues de l expérience et des sensations) tient précisément au fait qu elles sont issues de la raison pure. Les connaissances rationnelles, seules, peuvent avoir une certitude indubitable car elles reposent sur l enchaînement rigoureux de propositions en ellesmêmes évidentes. Les connaissances qui ont leur source dans notre expérience recèlent toujours une part d incertitude. Celle-ci vient des possibles erreurs de perception, de mesure et d observations. De plus, l expérience ne nous enseigne que ce qui peut être probablement vrai selon les circonstances et la complexité de la réalité. La réalité n est pas aussi stable et simple que les propositions ( énoncés) purement rationnelles. Hume ( empiriste Ecossais du XVIIIè s.) notait déjà, avant Kant, une différence de certitude entre 2

les vérités de faits ( venant des sensations) et les vérités de raison ( venant des raisonnements). Dans le domaine des connaissances par expérience, nous pouvons tout au mieux former des explications et des prévisions fortement probables, tandis que dans le domaine des vérités rationnelles, l esprit peut produire des énoncés évidents et certains. Transition : qu elle serve à exposer rationnellement un théorème, ou bien à forcer à l assentiment un esprit par sa rigueur déductive ou encore à formuler de nouvelles hypothèses et à découvrir de nouvelles vérités, la démonstration est chaque fois un raisonnement fructueux, qui prouve l heureuse puissance de notre raison. Cependant, passées ces victoires et ces victoires il nous faut nous demander si la démonstration n a pas de limites. Tout est-il par principe démontrable et est-ce que la démonstration ellemême peut assurer et fonder ses propres principes? Peut-on prouver les principes de la démonstration ; et si c est impossible est-ce une faiblesse majeure? II. S il faut tout démontrer, peut-on le faire au sujet des principes mêmes de la démonstration? Le terme «tout» peut renvoyer à deux réalités distinctes, soit à l ensemble des connaissances, soit aux principes mêmes de la démonstration. Cette question pose donc le problème des limites de toute démonstration. Celles-ci sont de deux types : les limites internes à la démonstration même et les limites externes le savoir qui ne peut être démontré. 1. Il faudrait démontrer les principes de la démonstration Pascal livre une véritable méthode pour produire des démonstrations parfaites ( l Esprit de la géométrie) : «elle consisterait en deux choses principales : l une, de n employer aucun terme dont on n eût auparavant expliqué nettement le sens ; l autre, de n avancer jamais aucune proposition qu on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. Mais ceci est absolument impossible car les premiers termes et les propositions premières toujours «en supposeraient d autres qui les précédassent». Par cette citation Pascal nous livre à la fois l idéal démonstratif et son défaut majeur. Celui-ci réside dans le fait que s il fallait tout démontrer nous devrions démontrer les principes mêmes de notre démonstration. De la même façon qu il nous faudrait prouver la preuve de notre preuve, il nous faudrait démontrer les principes de notre démonstration. Projet vertigineux qui est une mise en abîme, mais qui est impossible à réaliser. Alors existent deux possibilités logiques : soit nous décrétons l existence d un premier principe indémontrable mais certain, soit nous reconnaissons que toute démonstration est fragile car ses principes sont incertains. 2. Les principes d une démonstration sont des hypothèses incertaines Les maths sont enseignées et font autorité car elles représentent le modèle des vérités nécessaires et universelles. Leur certitude dérive de la rigueur déductive, de la cohérence logique et de l intuition de l évidence à propos de chaque proposition de la chaîne démonstrative. 3

Mais la méthode démonstrative recèle une fragilité, un talon d Achille, et Platon l avait bien remarqué : les principes mêmes de la démonstration ne sont en réalité que des hypothèses provisoires. Platon, à la fin du livre VI de son dialogue République, fait remarquer que les géomètres se bornent à poser par hypothèse l existence du pair et de l impair, des figures, etc. Puis il ajoute : «les prenant pour point de départ, parcourant dès lors le reste du chemin, ils finissent par atteindre, en restant d accord avec eux-mêmes, la proposition à l examen de laquelle ils ont bien pu s attaquer en partant», République, 510d La cohérence interne et la rigueur logique ne suffisent pas à garantir la vérité de l ensemble de l édifice, puisque les fondements de la démonstration ne sont qu hypothétiques. Les principes ne sont pas eux-mêmes démontrés. Une hypothèse n a pas valeur de certitude. Le savoir mathématique est insuffisant car il consiste à produire des déductions à partir de principes qui ne sont que des hypothèses provisoires et incertaines. Platon comme bien plus tard Descartes cherchent un fondement ultime, un principe premier et indubitable sur lequel pose le savoir humain. Platon le trouvera dans le «Bien en soi», principe ultime «anhypothétique» alors que Descartes le découvrira dans l expérience du cogito. 3. Démontrer les principes de la démonstration c est tomber dans une pétition de principe Commençons par cette pensée d Aristote: «Quant à nous, nous venons de reconnaître qu il était impossible, pour une chose, d être et de n être pas en même temps 1, et c est par ce moyen que nous avons démontré que ce principe était le plus certain de tous. Quelques philosophes demandent une démonstration même pour ce principe 2, mais c est un effet de leur ignorance de la logique : c est de l ignorance, en effet, que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et ce qui n en a pas besoin. Or, il est absolument impossible de tout démontrer : on irait à l infini, de telle sorte qu il n y aurait encore pas de démonstration. Et s il est des vérités dont il ne faut pas chercher de démonstration, qu on nous dise pour quel principe il le faut moins que pour celui-ci? ( ) Une démonstration ne semblerait être qu une pétition de principe ( )», Métaphysique, livre IV, chapitre 4. Afin de comprendre la pensée d Aristote, il convient de connaître les deux définitions suivantes, celle de la pétition de principe et celle du cercle vicieux : La pétition de principe consiste à tenir pour admis ce qui est à démontrer : par exemple, si pour prouver qu un livre sacré a été dicté par Dieu on se réfère à un passage de ce livre qui affirme son origine divine, on suppose admis ce qu il fallait justement établir. Le cercle vicieux consiste à prouver réciproquement deux propositions l une par l autre : par exemple, affirmer que pour apprendre à nager, il faut se mettre à à l eau et que pour se mettre à l eau il faut savoir nager. Ce que veut dire Aristote, c est qu on ne peut pas démontrer un principe que l on utilise pour faire cette démonstration. Ce serait comme avoir le marteau pour briser la boîte qui permet d avoir le marteau. De ce fait, il n est pas utile de démontrer le principe de non- 1 C est le principe logique dit de «non-contradiction». Il signifie qu on ne peut pas défendre deux idées contraires en même temps et sous le même rapport, sous peine de se contredire. Il faut donc choisir entre l une des deux idées contradictoires. Une porte ne peut être ouverte et fermée en même temps ; un célibataire ne peut pas être marié, etc. 2 Ces philosophes voudraient démontrer ce principe de non-contradiction, qui interdit de se contredire. 4

contradiction puisque nous supposons qu il est vrai pour faire n importe quelle démonstration. Ce principe est indémontrable car supposé vrai par toute démonstration. Transition : Je viens d exposer quelques limites internes à toute démonstration. Ces limites forcent à reconnaître que tout n est pas démontrable, que les principes d une démonstration doivent être supposés vrais sans être justifiés eux-mêmes de façon rationnelle et certaine. Mais il existe d autres limites à la démonstration et qui sont externes. Elles portent sur les connaissances qui ne peuvent pas entrer dans le cadre d un raisonnement déductif et rationnel. Je vais donc montrer en quoi il n est pas souhaitable de vouloir tout démontrer III. Il n est pas souhaitable de chercher à tout démontrer 1. Les vérités de faits Une vérité de fait peut être banale ( «je suis en train d écrire un corrigé de dissertation»), comme elle peut être scientifique ( «la pression atmosphérique normale, au niveau de la mer à la température de 25 Celsius, est égale à 101 325 pascals»). Ces vérités de faits ne peuvent pas faire l objet d une démonstration puisqu on ne peut que les constater telles qu elles sont. Il est bien sûr possible d en proposer une explication par des causes ou des lois naturelles, ou encore d en proposer une compréhension par des raisons. Mais expliquer et comprendre sont deux actes différents de démontrer. On explique pourquoi une chose est telle qu elle est, on ne peut pas pour autant le démontrer par un raisonnement déductif. Le philosophe Leibniz a formulé une question ontologique radicale : pourquoi y a t-il quelque chose plutôt que rien? Eh bien aucun esprit ne peut démontrer pourquoi il est nécessaire que les choses soient ainsi. On ne peut a fortiori démontrer pourquoi il y a de l être c est-à-dire des choses qui existent. On a affaire ici à de la contingence radicale, qui ne se justifie pas par un raisonnement déductif même le plus cohérent et le plus rigoureux. En généralisant nous pourrions soutenir l idée que l existence de l univers n est pas en elle-même démontrable - on peut éventuellement en expliquer le fonctionnement par des mécanismes. 2. Les jugements de goût et de valeurs Il est un adage que des goûts et des couleurs on ne discute pas. Ils relèvent de la sensibilité individuelle, des préférences personnelles et des perceptions subjectives. Il serait absurde de confronter des avis et des préférences pour essayer d en tirer une vérité objective et définitive. Si bien qu il ne faut pas chercher à démontrer de façon méthodique et cohérente pourquoi l on a telle ou telle préférence. Nous pouvons éventuellement identifier les origines et les influences qui ont façonné nos goûts artistiques et culinaires ( le plat de mon enfance, la musique préférée de mon grand-père ), mais en aucun cas nous ne pouvons en donner une démonstration. Les choix de valeurs relèvent également des orientations morales propres à certains groupes. Certes il est possible et souvent souhaitable de discuter le plus rationnellement possible de nos valeurs et de nos choix de vie avec les autres, mais il serait inadapté de chercher à démontrer pourquoi on a fait tel ou tel choix de vie. Les valeurs et les goûts échappent donc au processus rationnel de la démonstration. 5

3. Les vérités religieuses Enfin, au sujet des «vérités révélées» ( les dogmes transmis par Dieu lui-même ou un prophète) il n est pas non plus possible de démontrer pourquoi elles sont nécessairement ainsi. Chaque religion entretien et transmet à ses membres un ensemble de croyances, de credo, d actes de foi, de rites et de dogmes. Ces connaissances et ces comportements sont jugés fondamentaux et sacrés. Mais il serait incongru qu un esprit rationaliste veuille en proposer une démonstration sur le modèle logico-mathématique. Les croyances et les dogmes religieux ont souvent une valeur qui dépasse le pouvoir de la raison humaine et qui témoigne d une transcendance. Si bien que démontrer reviendrait à ramener à un niveau logique et humain, un message transmis par la transcendance. Enfin, démontrer des dogmes ou l existence de Dieu, au nom des exigences de la raison humaine revient à satisfaire l esprit de son besoin de logique, mais pas à contenter son besoin de foi et de confiance. Démontrer est un acte rationaliste qui peut être jugé comme vaniteux, iconoclaste, blasphématoire et irréligieux. En religion il ne faut donc pas chercher à tout démontrer. La raison doit avouer ses limites et faire place à la foi. Conclusion Au terme de ce parcours philosophique il apparaît que la démonstration est une nécessité dans l ordre logique et mathématique car la raison y discute avec elle-même. Mais en dehors du domaine rationnel, chercher à tout démontrer consisterait à commettre une erreur de compréhension, voire une faute morale. La raison doit reconnaître ses propres limites et ne pas chercher à tout démontrer. Cela n implique pas que ce qui est indémontrable est faux, cela implique plutôt que toute vérité n est pas démontrable. 6