Gestion de fortune et dommage causé au client



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Transcription:

www.jusletter.ch Carlos Jaïco Carranza / Sébastien Micotti Gestion de fortune et dommage causé au client Quelques commentaires à l'arrêt 4A_351/2007, du 15 janvier 2008 Le Tribunal fédéral a rendu un arrêt fort intéressant sur la responsabilité du gérant de fortune (4A_351/2007 du 15 janvier 2008) qui clarifie plusieurs problèmes débattus en doctrine. Il laisse d'autres questions indécises, sur l'évaluation du dommage. Le portefeuille hypothétique apparaît inévitable pour établir l'intérêt positif du lésé, mais les éléments à prendre en compte ne vont pas sans difficultés. L'arrêt met fin à la controverse quant au choix de la date de résiliation du mandat de gestion comme moment déterminant pour arrêter la période de comparaison. L'incertitude demeure quant à la prise en compte de l'évolution des actifs en portefeuille après la résiliation. Catégorie(s) : Mandat Proposition de citation : Carlos Jaïco Carranza / Sébastien Micotti, Gestion de fortune et dommage causé au client, in : Jusletter 26 mai 2008 ISSN 1424-7410, www.jusletter.ch, Weblaw AG, info@weblaw.ch, T +41 31 380 57 77

Table des matières I. Le contexte général et les questions de base II. L'arrêt du 15 janvier 2008 A. L'état de fait B. Les règles du mandat et la faute grave C. L'évaluation du dommage C.1. La notion juridique du dommage et l'art. 42 al. 2 CO C.2 Le portefeuille hypothétique comme étalon de comparaison C.3 Le moment déterminant pour l'évaluation du dommage a. La résiliation du mandat de gestion b. La conservation des titres acquis en violation du mandat III. Conclusions I. Le contexte général et les questions de base [Rz 1] Ces dernières années ont vu le Tribunal fédéral rendre un nombre croissant d'arrêts en matière de gestion de fortune, témoins de l'importance tant quantitative que qualitative que connaît ce domaine d'activité, tant auprès de banques que dans le cercle des gestionnaires indépendants. Dans la plupart des cas, ces décisions de justice résultent d'actions judiciaires menées par des clients mécontents des prestations de leurs mandataires et estimant à tort ou à raison avoir subi un dommage patrimonial en lien avec cette même activité. Se pose alors la question de la responsabilité du mandataire, et donc celle d'une violation de ses obligations contractuelles ou de ses devoirs de diligence, puis celle du lien de causalité avec le dommage supposé. Enfin, ce dommage doit être déterminé. Sur ce dernier point, qui sera l'objet de notre réflexion, les questions fondamentales sont celles de sa quotité et du moment où il se réalise. [Rz 2] Le corpus de décisions topiques est d'ores et déjà bien étoffé, mais relativement disparate car lié aux circonstances de chaque cas d'espèce. Un arrêt récent, du 15 janvier 2008 (4A_351/2007) qui traite de la responsabilité d'un gérant de fortune indépendant à l'égard de son client, apporte des éclaircissements bienvenus sur la question de la détermination du dommage. Il laisse cependant certains points dans l'ombre et soulève de nouvelles interrogations. II. L'arrêt du 15 janvier 2008 A. L'état de fait [Rz 3] Les faits de la cause sont en substance les suivants. La cliente Y avait signé, le 25 septembre 2000, un mandat de gestion en faveur de la société de gestion de fortune X SA, portant sur les fonds déposés auprès de la banque A, laquelle n'était pas partie à la procédure. Ce contrat qualifiait le profil de la cliente de «pondéré» ; la gestion requise n'était en aucun cas spéculative, mais conservatrice, visant le «maintien ou l'amélioration du pouvoir d'achat» dans une attitude «défensive» quelques options risquées limitées n'étant pas exclues. [Rz 4] De CHF 500'000 à la conclusion du contrat, la valeur des avoirs de Y sous gestion était tombée à CHF 251'000 le 12 septembre 2002 (compte tenu de retraits opérés), date à laquelle la cliente a résilié le mandat, avant de réclamer judiciairement des dommages intérêts à hauteur de CHF 183'660.- en capital. Un montant de CHF 10'000 a été par la suite offert à Y par X SA à titre de dédommagement. Statuant par jugement du 6 août 2007, la 1ère Cour civile du Tribunal cantonal de la République et canton de Neuchâtel, suivant l'avis de l'expert judiciaire, a admis un dommage de CHF 124'000 plus intérêts, en vertu d'une estimation fondée sur la comparaison avec l'évolution de parts d'un fonds de placement géré selon le même profil. [Rz 5] Dans son recours au Tribunal fédéral (TF), X SA a contesté notamment, outre l'existence d'une faute grave faisant échec à l'exclusion contractuelle de sa responsabilité, le mode de calcul du dommage. B. Les règles du mandat et la faute grave [Rz 6] Il est désormais bien établi, tant en doctrine qu'en jurisprudence, que l'activité de gérant de fortune indépendant est régie par les règles du mandat (art. 397 ss CO). Il en découle l'obligation pour le gérant d'exécuter avec soin la mission qui lui est confiée et sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de sa mandante (art. 321a al. 1 CO applicable par renvoi de l'art. 398 al. 1 CO). Ceci est d'autant plus vrai lorsque le mandant a donné, comme en l'espèce, des instructions spécifiques au gérant, notamment sous la forme d'une définition claire du profil de gestion (cf. consid. 2.2 de l'arrêt). Ce n'est qu'en cas d'instructions à caractère déraisonnable qu'existe un motif de justification permettant au mandataire de s'en écarter. C'est donc bien le critère de l'intérêt du mandant qui dicte l'étendue de la diligence du gérant. [Rz 7] Constatant qu'en adoptant, en cours de mandat (avril 2001) une stratégie spéculative totalement incompatible avec une politique de gestion pondérée, avec un cumul des risques trop important et une diversification des valeurs insuffisante, le TF a déduit l'existence d'une faute grave du gérant de fortune, la violation des instructions de la cliente étant manifeste. C. L'évaluation du dommage [Rz 8] Aux vu de l'expertise judiciaire mise en Suvre, les juges cantonaux, se fondant (implicitement) sur l'art. 42 al. 2 CO, ont considéré que le dommage de la cliente correspondait à la différence entre la valeur hypothétique qu'aurait présenté son portefeuille si elle avait investi son capital dans un fonds de placement «CHF-pondéré» et la valeur effective de son portefeuille à la même date, étant précisé qu'en cas d'investissement dans le moins performant des fonds de placement précités, la cliente aurait enregistré une perte de 25% au cours de la période considérée, soit jusqu'à la 2

résiliation du mandat de gestion. La société de gestion critiquait cette manière de procéder, tant sur le mode de calcul que sur la période prise en compte. C.1. La notion juridique du dommage et l'art. 42 al. 2 CO [Rz 9] Dire s'il y a eu dommage et quelle en est la quotité est une question de fait et l'estimation du dommage selon l'art. 42 al. 2 CO repose sur le pouvoir du juge d'apprécier les faits, que le Tribunal fédéral ne peut en principe revoir (art. 105 al. 1 et 2 LTF). En revanche, c'est une question de droit que de savoir si la notion juridique de dommage a été méconnue par le juge cantonal. De jurisprudence constante, le dommage juridiquement reconnu réside dans la diminution involontaire de la fortune nette ; il correspond à la différence entre le montant actuel du patrimoine du lésé et le montant qu'aurait ce même patrimoine si l'événement dommageable ne s'était pas produit. Il peut donc s'agir d'une diminution de l'actif, d'une augmentation du passif, d'une non-augmentation de l'actif ou d'une non-diminution du passif (consid. 3.2.1). Il s'agit là de la théorie la plus classique. Il convient de relever au passage que le TF retient bien l'intérêt positif (Erfüllungsinteresse) du client et non l'intérêt négatif en cas de mandat de gestion : le client ne doit ainsi pas être simplement remis dans la situation qui aurait été la sienne s'il n'avait pas conclu le mandat de gestion concerné. [Rz 10] L'art. 42 al. 2 CO, qui permet au juge de déterminer équitablement le dommage en considérant le cours ordinaire des choses et les mesures prises par la partie lésée, trouve à s'appliquer lorsque le montant exact du dommage ne peut pas être établi soit que les preuves fassent défaut, soit que leur administration ne puisse raisonnablement être exigée du lésé (pour une référence de doctrine récente, cf. notamment Lorenzo MOOR, Giovanni MOLO, Qualificazione del danno e facilitazione probatorie (ex art. 42 cpv. 2 CO) nelle vertenze di diritto bancairio, in RSPC 4/2007, p. 431 ss). Le recours à cette disposition est précisément utile en cas de gestion de fortune non conforme au mandat ayant occasionné des pertes pour le client, dans la mesure où le dommage est alors très difficile à établir puisque le juge ne peut connaître avec certitude ni le lésé établir définitivement quelles sont les opérations de gestion conformes ou quelles sont celles que le client aurait acceptées, et surtout quelle serait la valeur exacte du patrimoine du lésé s'il avait été géré conformément au mandat. Le TF a ainsi à plusieurs reprises admis l'application de cet article par les juridictions cantonales (à titre d'exemple, notamment dans les arrêts suivants : 4C.295/2006, du 30 novembre 2006, où les lésés avaient conservé en portefeuille certains des titres acquis sans droit par le gestionnaire, entre la découverte de la violation du mandat et la résiliation de celui-ci, 18 mois plus tard, l'art. 42 al. 2 CO ayant ici permis aux juges de réduire le montant du dommage d'un tiers pour tenir compte de ce fait ; 4C.243/2006, du 10 juillet 2007, où la valeur des titres vendus sans droit par le gestionnaire a été comparée à leur cours en bourse au jour de leur démontage). Il en donne dans l'arrêt en question une nouvelle confirmation, dans le cadre de l'établissement d'un «portefeuille hypothétique» de comparaison. C.2 Le portefeuille hypothétique comme étalon de comparaison [Rz 11] De manière générale, en cas de mandat de gestion, le gestionnaire dispose du pouvoir décisionnel en matière d'investissement des avoirs de son client, sous réserve de son devoir d'information découlant du mandat (Lorenzo MOOR, Giovanni MOLO, op. cit., p. 436). Lorsque le gestionnaire s'écarte fautivement de ses obligations contractuelles, cela a pour conséquence que c'est en principe la politique de gestion et d'investissement dans son entier qui doit être considérée comme viciée. Dans un tel cas, les pertes occasionnées au client ne sont pas causées par un investissement particulier et identifiable, mais bien par un ensemble de transactions, souvent sur une période étendue. Ainsi, si l'on considère qu'une transaction ne devait pas s'inscrire dans le profil du client, et que l'on entend déterminer le dommage que cette opération a causé, il faut admettre qu'un autre investissement aurait pris sa place, avec un résultat que l'on ne peut pas estimer (cf. rapport d'expertise cité par l'arrêt cantonal neuchâtelois du 6 août 2007, p. 8, consid. 5). La détermination du dommage nécessite donc le recours à des critères de comparaison extérieurs. [Rz 12] L'arrêt du 15 janvier 2008 vient ainsi confirmer le principe, en matière d'action en responsabilité contre le gestionnaire de fortune, de l'évaluation du dommage par comparaison du résultat du portefeuille administré en violation du mandat de gestion avec un portefeuille hypothétique. Ce principe a été posé dans l'arrêt 4C.18/2004, du 3 décembre 2004, pour être repris dans l'arrêt 4C.295/2006, précité. Le TF avait posé que le portefeuille hypothétique de comparaison doit être de même ampleur, géré sur la même période conformément aux instructions ou au contenu dudit mandat, sur la base des connaissances spécifiques que l'on peut attendre de la branche et des attentes du marché à l'époque considérée. L'évaluation du dommage ne doit pas avoir lieu en considérant a posteriori ce qu'un gestionnaire performant aurait obtenu, mais de ce qui correspond à la tendance générale des placements usuels au moment pertinent, compte tenu des objectifs du client. Il convient donc d'établir ce qu'aurait été une gestion moyenne conforme au contrat de mandat. [Rz 13] Dans le cas d'espèce, il a été admis que la quotité du dommage soit calculée sur la base des résultats d'un échantillonnage de fonds de placement de différentes banques, jugés comparables, retenant in fine les performances du fonds ayant enregistré les moins bons succès au cours de la période critique. [Rz 14] Se pose la question de savoir comment doit être 3

établi le portefeuille hypothétique de comparaison, ou comment et sur l'initiative de quelle(s) partie(s) les éléments le composant doivent être réunis. L'art. 42 al. 2 CO n'est pas un blanc-seing pour le tribunal, ni ne permet au lésé de se reposer entièrement sur le juge. L'application de cette disposition suppose en outre que la partie à laquelle incombe le fardeau de la preuve fournisse au juge, dans la mesure du possible, tous les éléments permettant l'évaluation ex aequo et bono du montant du dommage tels que les documents faisant état de sa relation avec le gérant fautif, permettant d'établir son profil d'investissement contractuel, mais aussi démontrant l'évolution du portefeuille et à tout le moins les manquements dont le mandataire se serait rendu responsable. Dans certaines circonstances, le lésé peut encore être tenu d'établir s'être défait des titres acquis en violation du mandat (cf. ci-dessous, ch. C.3.b). C'est ainsi que le plaideur peut se voir débouter, faute d'avoir fourni au juge les éléments nécessaires à l'application de cette disposition (arrêt 4C.412/2004, consid. 3.2). [Rz 15] En l'espèce, l'expertise judiciaire paraît s'être fondée sur des portefeuilles d'investissements dans des fonds de placements, tenus par quatre banques de la place neuchâteloise et d'importance internationale. L'étalon de référence utilisé par l'expert puis par les juges était le niveau de performances du moins bon de ces fonds sur la période considérée. Si une telle méthode peut s'appliquer encore relativement aisément à un profil de gestion pondéré et conservateur, il n'est pas du tout certain qu'il soit toujours possible d'établir un portefeuille de comparaison fiable lorsque le profil du client prévoit des investissements présentant un degré de risque plus élevé ou dans des instruments financiers plus complexes. La possibilité d'établir un portefeuille comparatif varie aussi selon que la gestion a d'abord été conforme au mandat, avant de diverger (auquel cas le juge dispose d'une base de comparaison réelle) ou si au contraire, la stratégie de gestion a d'emblée été viciée. [Rz 16] Dans certaines circonstances, la détermination du profil du client peut elle-même s'avérer délicate. En l'espèce, certes, le tribunal pouvait s'appuyer sur un mandat indiquant expressément un profil «pondéré», ce qu'il faut entendre par ce terme étant précisé par ailleurs comme résumé au point II. A ci-dessus. L'expert et avec lui le tribunal cantonal pouvait considérer aisément que la composition du portefeuille de Y, avec 70% d'instruments financiers de type «actions» ou présentant le même degré de risque, et des concentrations de 15 à 20% de la fortune sur certaines sociétés en particulier, s'écartait de manière très importante du profil souhaité. Restait cependant à déterminer la composition d'un portefeuille «pondéré». La référence à un échantillon de portefeuilles gérés par un autre gérant ou une banque et dont le mandat mentionne un profil «pondéré» est possible, ce d'autant plus que les formulaires utilisés pour indiquer le profil du client sont souvent similaires. [Rz 17] Dans d'autres cas, la situation est moins claire. Ainsi en est-il lorsque le mandat ne définit pas le profil de gestion ou utilise un terme générique susceptible d'interprétation ou encore qu'il se trouve en contradiction avec le profil personnel du client. A titre d'exemple, un client jeune, bénéficiant d'une formation universitaire, occupant un poste élevé et bien rémunéré dans une multinationale, sans charge de famille mais avec des expectatives successorales conséquentes, propriétaire de sa maison, avec un horizon de placement à long terme, présente un profil personnel que l'on peut qualifier d'agressif ; celui-ci peut se trouver en contradiction avec un mandat sous forme de texte préimprimé faisant référence à une stratégie de «conservation et croissance à long terme du patrimoine», autrement dit de «père de famille» ou n'utilisant que des termes vagues tels que «stratégie à définir avec le client» que l'on rencontre parfois. Si une analyse suffisante du profil objectif et subjectif du client n'a pas eu lieu, ou si elle n'est pas suffisamment documentée au dossier du gérant, il convient de rappeler que c'est essentiellement ce dernier qui supporte le risque de voir le juge retenir, dans le doute, un profil d'investissement plus conservateur que celui pratiqué. La quotité du dommage s'en trouvera forcément modifiée. Le pouvoir de l'expert est ici particulièrement important, dans le choix des portefeuilles retenus pour la comparaison, s'agissant par exemple de déterminer si le profil «père de famille» correspond ou non à une composition de portefeuille variant entre 40 et 60% d'actions. C.3 Le moment déterminant pour l'évaluation du dommage [Rz 18] Le moment déterminant pour l'évaluation du dommage est souvent un sujet de discorde entre les plaideurs. Selon le moment auquel le montant du dommage est arrêté ou selon la période prise en considération pour mesurer l'évolution d'un portefeuille, la quotité du dommage est susceptible de varier considérablement. En l'espèce, X SA contestait le fait que la période considérée par l'expertise judiciaire était arrêtée au 12 septembre 2002, date de la résiliation par la cliente du mandat de gestion. A son sens, il y avait lieu de prendre en compte le fait qu'une performance sur titres se déterminait sur une période usuelle de cinq ans et que les investissements incriminés auraient pris de la valeur dans l'intervalle, si la cliente n'avait pas prématurément résilié le mandat. Au surplus, le portefeuille de Y aurait continué à prospérer dans l'intervalle, après son transfert à une banque tierce. [Rz 19] Ceci soulève plusieurs questions. Peut-il être reproché au client d'avoir «prématurément» résilié le mandat de gestion, autrement dit, peut-il être exigé du lésé qu'il s'accommode d'une situation présentant des pertes, au motif que la situation pourrait s'améliorer à terme? Le lésé est-il au contraire tenu de résilier le mandat de gestion s'il entend arrêter le dommage de manière à pouvoir le chiffrer avec suffisamment d'exactitude dans le cadre du litige à venir voire même, le client doit-il vendre les titres ou positions acquises en violation du mandat de gestion s'il entend réclamer le 4

dommage constaté au moment de la résiliation du mandat? Si le lésé ne s'est pas défait des titres litigieux, faut-il imputer sur le dommage qu'il invoque les bénéfices obtenus par la suite, sur les mêmes titres? a. La résiliation du mandat de gestion [Rz 20] Dans l'arrêt examiné, le moment à prendre en considération était celui de l'état du portefeuille de Y au moment de la résiliation du mandat. A donc été exclue la prise en compte d'une durée hypothétique du mandat fondée sur une période de trois à cinq ans, comme le prétendait X SA, au motif que ceci reviendrait à faire échec à la faculté de révoquer en tout temps le mandat en application de l'art. 404 CO disposition dont le TF rappelle qu'elle est de droit impératif. [Rz 21] De toute évidence, le TF n'a pas fait de la vente des titres litigieux une condition de la survenance du dommage (sa «matérialisation» en d'autres termes). Il ressort des faits que la cliente Y a dû prendre connaissance d'une atteinte dommageable à son patrimoine en début d'année 2002 et interpellé la gérante X SA à ce moment. Ce n'est cependant qu'en septembre de la même année qu'elle a résilié le mandat de gestion, faute d'avoir trouvé une solution amiable avec X SA. En arrêtant le dommage au 12 septembre, le TF paraît donc avoir marqué sa préférence pour la fin de la période de gestion, par résiliation unilatérale par la cliente, comme moment déterminant pour le dommage, plutôt que celui de la prise de connaissance de l'atteinte, celui de l'ouverture d'action ou encore du prononcé du jugement. b. La conservation des titres acquis en violation du mandat [Rz 22] Toutefois, l'arrêt du 15 janvier 2008 précise que peut demeurer indécis le point de savoir si la cliente était tenue d'imputer sur son dommage, par le mécanisme de la compensatio lucri cum damno invoqué par la gérante, les résultats positifs de son portefeuille réalisés après son transfert à une autre banque (du fait d'une hausse de la valeur des titres acquis en violation du mandat). En effet, il appartenait à X SA, recourante, d'alléguer et de prouver en instance cantonale les faits pertinents à cet égard, soit que Y avait conservé les titres litigieux dans son portefeuille, qui avait évolué favorablement depuis la résiliation du mandat. [Rz 23] Ces considérations ont de quoi surprendre, car elles laissent selon toute apparence subsister partiellement du moins la question de l'obligation pour le lésé de se défaire des titres litigieux, de manière à fixer définitivement le dommage qu'il invoque. Si la vente des titres n'est pas nécessaire pour chiffrer le préjudice du client, la conservation d'un portefeuille composé de titres acquis en violation du mandat de gestion peut entraîner, selon cette récente jurisprudence, des incidences sur le montant finalement dû au client par le gestionnaire fautif. Ayant retenu le moment de la résiliation du mandat comme moment pertinent pour la détermination du montant du dommage, on pouvait logiquement s'attendre à ce que notre Haute Cour écartât par principe la possibilité d'imposer au lésé la compensation de son dommage à ce moment avec les gains réalisés ultérieurement. Cette situation est d'autant plus gênante qu'elle introduit une incertitude sur le point de savoir jusqu'à quel moment il convient alors de prendre en compte les gains ou pertes réalisés par le client après la résiliation du mandat de gestion, si le client ne s'est pas défait de ceux-ci avant l'ouverture d'action. Il semble logique que, sauf dans le cas où le droit de procédure cantonal admet le contraire, le dommage doive être chiffré au jour de l'introduction de la demande en justice, et donc soit fixé à ce moment au plus tard. Compte tenu de la prescription décennale applicable à l'action en responsabilité du mandataire, cette solution laisse au client une marge de mansuvre considérable. [Rz 24] Dans un arrêt du 15 septembre 2004 (4C.126/2004), le TF a retenu que le client, dont les avoirs étaient l'objet d'une gestion fautive, avait rompu le lien de causalité adéquate en omettant de vendre, après la résiliation du mandat, les options puts acquises indûment. Ayant établi que le client était conscient de la situation, le TF a considéré que celui-ci avait procédé à ses propres risques et périls en conservant les titres litigieux, en tablant sur une remontée des cours. Le gestionnaire fautif ne peut donc être tenu responsable du dommage survenu après la résiliation du mandat. Cette solution est convaincante. Le client qui, en pleine connaissance de cause, décide de ne pas de se défaire des titres acquis en violation du mandat de gestion ne peut réclamer le dommage qu'il subit de ce fait, puisqu'il a résilié le mandat de gestion. Par contre, le gestionnaire fautif ne peut en tirer aucun argument en sa faveur autre que l'interruption du lien de causalité entre son comportement et le dommage subi, à partir de ce moment-là (résiliation du mandat et poursuite de la gestion des titres par le client). Partant, faute de lien de causalité, il ne saurait non plus y avoir place pour une imputation sur le dommage, arrêté au jour de la résiliation, des gains éventuellement obtenus ultérieurement sur la base des titres litigieux. [Rz 25] Quelques semaines plus tard, dans une affaire tranchée le 3 décembre 2004 (4C.18/2004), le TF a refusé de retenir une faute concomitante (entraînant une rupture du lien de causalité) d'un client qui avait résilié un mandat de gestion et vendu l'ensemble des titres acquis en violation du mandat, au moment où les cours étaient au plus bas, motif pris que la stratégie poursuivie par le gestionnaire était viciée dans son ensemble et n'aurait tout simplement pas dû être initiée. Il ne pouvait être reproché au client, selon le TF, d'avoir mal géré des actifs que son portefeuille ne devait pas contenir. Il faut en conclure a contrario que, ne fût-ce la particularité de l'état de fait, le client aurait pu être tenu de conserver les titres se trouvant indûment dans son portefeuille dans l'attente d'une reprise des cours de ceux-ci. 5

III. Conclusions [Rz 26] L'arrêt du 15 janvier 2008 rappelle certains principes désormais bien ancrés en jurisprudence, en matière de gestion de fortune. La nature juridique des rapports entre le client et le gestionnaire relève ainsi du mandat ; le droit du client de résilier ledit mandat est impératif et ne saurait être mis en échec par une politique d'investissements à long terme choisie par le gestionnaire ; le fait pour le gestionnaire de s'écarter du profil d'investissement fixé par le mandat constitue une faute grave, dont il n'est pas possible de s'exonérer par anticipation ; le critère déterminant réside dans la sauvegarde des intérêts du mandant. S'agissant du dommage, c'est bien l'intérêt positif du client qui est déterminant. Au surplus, le principe du recours à un portefeuille hypothétique de comparaison pour l'établissement du dommage est confirmé. Cet examen s'inscrit dans le cadre de l'art. 42 al. 2 CO, par renvoi de l'art. 99 CO, et impose au lésé d'apporter les éléments pertinents nécessaires à l'établissement du portefeuille comparatif, même si comme en l'espèce, une expertise judiciaire est ensuite ordonnée. [Rz 27] L'arrêt apporte en outre des éclaircissements bienvenus sur plusieurs points importants pour la détermination du dommage du client d'un gestionnaire de fortune responsable d'une violation du mandat à lui confié. En admettant que c'est bien l'intérêt positif du lésé qui doit être réparé (soit la situation patrimoniale qui aurait été celle du lésé en cas d'exécution correcte du mandat), et non l'intérêt négatif (soit l'état de la fortune du lésé s'il n'avait pas conclu le mandat litigieux), l'arrêt admet la prise en compte des résultats du moins performant des fonds de placement considérés comme répondant au profil de gestion défini par le mandat de gestion, fonds qui avait également enregistré des pertes au cours de la période considérée. Ainsi, en présence d'une baisse générale des marchés, l'intérêt positif peut s'avérer inférieur à l'intérêt négatif. L'arrêt fait aussi apparaître «en creux» la nécessité pour le lésé de circonscrire autant que possible la marge de mansuvre de l'expert et du juge en fournissant tous les éléments en sa possession. [Rz 28] L'arrêt apporte encore des éléments intéressants quant à la fonction attachée à la résiliation du mandat de gestion par la cliente suite à la découverte d'une atteinte dommageable. La période pertinente pour l'établissement du dommage est en effet limitée par la date de la résiliation. Ensuite de la résiliation, il n'y a plus de place pour la responsabilité du gestionnaire. La résiliation a donc pour effet de rompre le lien de causalité adéquate entre la gestion fautive du mandataire et le dommage du client. [Rz 29] Par contre, en laissant ouverte la question de la compensatio lucri cum damno, soit de la prise en compte, en déduction du dommage, des gains obtenus ultérieurement par la cliente qui ne se serait pas départie des titres acquis sans droit, l'arrêt ouvre la porte à de nouvelles incertitudes quant à l'obligation du client non seulement de résilier le mandat de gestion à la découverte du dommage, mais à celle de vendre au plus vite les titres litigieux. Or, la décision de vendre est une décision de gestion, particulièrement importante s'il s'agit de reconstituer entièrement un portefeuille ne correspondant pas du tout au profil contractuellement fixé. Imposer au client de vendre, c'est lui imposer la prise de décisions pour lesquelles il n'a le plus souvent pas les connaissances nécessaires. Il faut souhaiter que ces questions trouvent bientôt une réponse claire écartant par principe la prise en compte de tout élément postérieur à la résiliation du mandat de gestion, dans la détermination du dommage. Carlos Jaïco Carranza, lic. iur./mba Sébastien Micotti, avocat * * * 6