2 Entre les dieux et les hommes Démons et philosophes chez Platon Létitia MOUZE Les démons ne sont pas une invention platonicienne : la tradition religieuse établit en effet une hiérarchie entre les dieux, les démons et les héros, dont Platon se fait souvent l écho2. En outre, contrairement à ce que soutenait O. Reverdin, le pythagorisme ancien a professé une démonologie 3. De cette catégorie religieuse relativement indéterminée à l origine4, les pythagoriciens ont fait une catégorie philosophique : M. Détienne note dans l avant-propos de son ouvrage La Notion de 1. Agrégée de philosophie, maître de conférences à l université de Toulouse-le-Mirail. 2. Cf. Apologie de Socrate, 24c, 26b, 27d, 28a ; Cratyle, 397d : La République, III, 392a. IV, 427b : Phèdre, 246e : Le Politique, 271d : Les his, IV, 717a-b, V, 738b, d, VIL 799a, 801e, 818~. VIII, 828b, 848d. X, 906a, 910a. 3. Cf. M. Détienne, La Notion de daimôn dans le pythagorisme ancien, Introduction. Par ailleurs, il faut noter que plusieurs auteurs présocratiques ont fait usage de la catégorie de démon H (Héraclite, Empédocle, Démocrite). 4. Cf. la préface de J.-P. Vernant à l ouvrage de M. Détienne. Les dialogues conservent par endroits la trace de cette indétermination : l Alcibiade, au début duquel Socrate, évoquant son démon, l appelle à plusieurs reprises un dieu : La République où, à propos de la manière dont les poètes doivent parler sur les dieux, Socrate fait observer qu ils sont exempts de fausseté, et conclut en déclarant : II Donc est totalement exempt de fausseté ce qui est démonique et ce qui est divin *I (II, 382e ; trad. P. Pachet) : cf. aussi Cratyle, 43% Les Lois, V, 730a1, VII, 804a, VIII, 828b2, X, 906a. Voir également, sur cette indétermination dans l emploi platonicien des termes theos et daimôn, l article d A. Motte, La catégorie platonicienne du démonique )), p. 205-221 : 11 Dès l Apologie, une des premieres œuvres de Platon, on voit donc la notion de daimôn osciller entre deux pôle sémantiques, l un qui la rapproche de la notion de theos telle qu elle était objectivée dans les représentations les plus traditionnelles des dieux, l autre qui la rapporte à des puissances assez mal définies et dont l homme peut éprouver la présence ou l action au-dedans de lui-même. 11 (p. 206)
26 Éloge de la médiocrité daimôn dans le pythagorisme ancien que son projet de montrer qu il existe une démonologie pythagoricienne (( est devenu une recherche sur le passage de la pensée religieuse à la pensée philosophique». Cette étude a en effet mis en évidence une rationalisation de la catégorie de démon : alors que dans la pensée religieuse le démon était une catégorie du divin, il devient dans la pensée philosophique la catégorie de l intermédiaire 2. L ouvrage de M. Détienne donne l impression d une étude sur les démons chez Platon : il s agit d une catégorie que le disciple de Socrate utilise souvent, dans plusieurs types de contextes, et dont les caractéristiques sont identiques à celles qui sont les siennes dans le pythagorisme. On peut en effet rassembler les différentes occurrences du terme démon chez Platon en cinq groupes, en fonction de l utilisation qui en est faite et du sens que revêt à chaque fois cette catégorie : ces types d utilisation, à l exception peut-être de l un d entre eux, ne sont pas spécifiques à Platon, mais ont leur origine dans la tradition religieuse ou dans le pythagorisme ancien. Les démons sont tout d abord une catégorie religieuse : ils sont alors seulement mentionnés au sein de l énumération hiérarchique traditionnelle (( dieux, démons, héros, hommes». Je laisserai de côté ces passages, dans lesquels Platon ne fait que reprendre, lorsqu il établit des prescriptions politiques, la catégorie traditionnelle 3. Démon peut aussi avoir un sens psychologique. I1 s agit alors du démon qui accompagne l âme tout au long de sa vie terrestre, et qui peut aussi lui servir de guide dans l Hadès. Ce démon est évoqué dans deux des mythes eschatologiques de Platon, celui du Phédon, et celui de L a République*. I1 est également évoqué de façon ponctuelle dans d autres textes isolés5. Parfois, le démon est purement et simplement 1. M. Détienne, Lu Notion de daimôn..., p. 11. L ouvrage de M. Détienne constitue la réfutation de la thèse soutenue par R. Heinze dans son Xenokrates, p. 78-123 : Heinze estime en effet que Xénocrate, le deuxième successeur de Platon à la tète de l Académie, est le premier penseur à avoir introduit la notion de démon dans la pensée philosophique en s appuyant sur les indications de Platon. M. Détienne montre que ce sont les pythagoriciens qui ont fait du démon une catégorie de la pensée philosophique. 2. LaNotiondedaimôn..., p. 169-170. 3. Cf. Le Politique, 271d, 272e, Les Lois, IV, 713d. 4. Cf. Phédon, 107d-e et LaRépublique, X, 617d-e. 5. Cf. Les Lois, 732c, où l Athénien explique comment doit se tenir et se comporter l honnête homme : (1 Tout homme prescrira à tout homme de dissimuler tout débordement de sa joie comme de sa douleur... aussi bien dans les bonheurs que nous devons au démon qui se tient auprès de chacun de nous, que, semble-t-il, dans les infortunes venant de ce que des démons, comme feraient de hauts escarpements, se sont opposés à certains de nos actes. II Cf. égaiement Les Lois, 877a, où il est dit que ïon ne condamnera pas à mort celui qui a essayé de tuer (c par respect pour le démon de cette destinée b). (Trad. L. Robin, Bibliothèque de la Pléiade.)
Entre les dieux et les hommes 27 identifié à l âme elle-même : c est le cas dans le Timée, où Platon décrit la nature démonique de l âme (90a-e). Cette fonction psychologique du démon n est pas non plus une invention de Platon : comme le montre M. Détienne, elle existe également chez les pythagoriciens l. On trouve également chez Platon une catégorie cosmologique de démons : il s agit dans ce cas des démons compris comme divinités subalternes déléguées par les dieux pour administrer les différentes parties de l univers au temps de Cronos, c est-à-dire de l Âge d or. Platon ne fait ici que reprendre le mythe de l âge d or selon Hésiode. En outre, deux textes, dans l ensemble des dialogues, proposent une définition du démon. Dans le Cratyle (398a-c), Platon donne une définition étymologique, qui fait provenir le terme daimôn de l adjectif daèmôn, qui désigne l homme sage. Cette définition s appuie sur une exégèse de vers d Hésiode dans laquelle M. Détienne a vu la marque du pythagorisme ancien2. Dans Le Banquet (201e sq.), le démon est défini comme intermédiaire entre les dieux et les hommes : comme l a montré M. Détienne, ce n est pas une nouveauté, mais une reprise de la rationalisation pythagoricienne de la notion de démon, qui devient la catégorie de l intermédiaire 3. Ces quatre emplois de la catégorie de démon ne paraissent pas originaux. L analyse de M. Détienne met en lumière une très grande parenté entre le traitement platonicien de cette catégorie d êtres divins et son traitement par les disciples de F ythagore. I1 peut sembler en revanche qu il en va autrement pour le cinquième type d emploi de cette catégorie : il s agit du démon de Socrate, phénomène pour le coup singulier4. Toutefois, là encore l originalité de Platon est très relative. On peut en effet voir dans ce démon une sous-catégorie de la fonction psychologique de la notion de daimôn, puisque le démon de Socrate est en quelque sorte le gardien de son destin. En outre, le démon est lié au personnage du sage qu incarne Socrate, de la même façon que dans le pythagorisme ancien Pythagore, c est-à-dire l incarnation du sage, était identifié à un démon5. Faut-il en conclure qu il n existe aucun apport de Platon à la notion de démon? C est ce que tendent à établir les remarques qui précèdent, et, de ce point de vue, il est peut-être révélateur aussi qu il n existe 1. M. Détienne, La Notion de daimôn..., p. 33 et 37, et surtout p. 64, 90, 92, 93, 98, etc. 2. Ibid., p. 98-102, et notamment p. 101-102. 3. Cf. la troisième partie de son étude, et les conclusions des pages 169-170. 4. Phèdre, 24213, Euthydème, 272e-273a, Eulhyphron, 3b, Théétète, 151a, Alcibiade, 103a, Apologie de Socrate, 31c-d, 40a, Hippias majeur, 304c, La République, VI, 496c. 5. Cf. M. Détienne, La Notion de daimôn... p. 132 et 135.
28 Éloge de la médiocrité pas d étude exhaustive du démon chez Platon l. Toutefois, pour qu une telle conclusion soit valide, il faudrait qu elle soit fondée sur une étude complète de la notion de démon depuis son origine. Ce n est pas ici le lieu dune telle enquête. En revanche, je me propose d examiner l usage que fait Platon de cette catégorie : n y a-t-il pas une certaine unité de ces différents emplois, qui correspond au besoin particulier qu a Platon de cette notion?je voudrais montrer que, non seulement Platon fait de cette catégorie, dans la continuité de la pensée pythagoricienne, un usage philosophique, mais encore qu il l utilise pour penser et définir le philosophe. Plus précisément, on constate chez Platon un mouvement qui consiste à substituer la catégorie de philosophe à celle de démon. Ce mouvement est donc un mouvement de rationalisation, puisqu il s agit, en quelque sorte, d un passage du mythe à la philosophie - mais on verra aussi qu il faut se garder de voir là une pure et simple substitution du rationnel (le philosophe) à l irrationnel (le démon). L usage de la catégorie de démon dans Le Banquet Le texte le plus explicite et le plus détaillé sur la notion de démon est Le Banquet où Platon en propose une définition (201e-204b). Le contexte est celui de l analyse de la nature de l amour. En décrivant la nature paradoxale, inclassable et atypique de l amour, Socrate, à travers le personnage de Diotime (la prêtresse de Mantinée dont il se déclare le simple porte-parole) s oppose aux éloges précédents, selon lesquels Éros est un dieu qui, parfaitement beau et bon, désire le beau. Diotime met en effet en lumière la contradiction interne qui affecte cette assertion : un dieu ne peut désirer le beau car seul celui qui est privé d une chose peut désirer cette chose : or un dieu est forcément beau. L amour n est donc pas un dieu. Mais il n est pas non plus laid ni mortel : la définition par Diotime de l amour est construite autour de la thèse selon laquelle l amour n est ni un dieu ni un homme, mais un démon, c est-à-dire un être intermédiaire entre les deux catégories. I1 s agit donc au premier abord d un texte qui définit l amour comme démon, et définit le démon comme être intermédiaire. Or à ce portrait de l amour fait écho, un peu plus loin, le portrait du philosophe Socrate2. De plus, Diotime fait de l amour ainsi défini un philosophe. La notion de démon semble donc utilisée comme instrument pour établir la nature philosophique de l amour, et la définition qui est donnée du démon semble avoir pour fonction d introduire la définition 1. La remarque en a déjà été faite en 1987 par A. Motte, II La catégorie platonicienne du démonique )I, p. 220, note 3, qui recense ce qu il appelle des R aperçus synthétiques )) et des (1 études partielles IJ. À ma connaissance, la situation n a pas changé. 2. Cf. R. G. Bury, qui, dans The Symposium ofplato, a dressé une liste des parallèles entre l éloge de Socrate par Alcibiade et celui d Éros par Diotime (p. LX-WII).
Entre les dieux et les hommes 29 du philosophe. Voyons en effet la structure du texte. Celui-ci s organise en deux parties. La première partie (201e-203a) constitue une définition de l amour, qui s appuie sur l assertion de Socrate en 201e, selon laquelle (( l amour est un grand dieu )) (proposition (a) de l assertion), et (( désire le beau )) (proposition (b) de l assertion). Les deux propositions (a) et (b) sont incompatibles. Dans un premier temps (20 le-202b), Diotime tire la conséquence de (b): l amour n est ni beau ni bon, puisque le beau et le bon sont l objet de son désir. Mais il n est pas non plus laid et mauvais : il est intermédiaire entre les deux. Dans un deuxième temps (202b-202e), elle tire la conséquence de cette assertion : elle réfute (a), en déclarant que l amour n est pas un grand dieu, mais un être intermédiaire entre mortel et immortel, c est-à-dire un démon. Dans un troisième temps (202e-203a), elle dëfinit ce qu est un démon, en expliquant quelle en est la dunamis. Le texte est intéressant et vaut la peine d être cité, car il fournit une définition de ce qu est un démon : I1 interprète et il communique aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux : dun côté les prières et les sacrifices, et de l autre les prescriptions et les faveurs que les sacrifices permettent d obtenir en échange. Et, comme il se trouve à mi-chemin entre les dieux et les hommes, il contribue à remplir l intervalle, pour faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres dans l univers. De lui procède la divination dans son ensemble, l art des prêtres touchant les sacrifices, les initiations, les incantations, tout le domaine des oracles et de la magie. Le dieu n entre pas en contact direct avec l homme : mais c est par l intermédiaire de ce démon, que de toutes les manières possibles les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l état de veille ou dans le sommeil. Celui qui est un expert en ce genre de choses est un homme démonique, alors que celui, artisan ou travailleur manuel, qui est un expert dans un autre domaine, celui-là n est qu un homme de peine. Bien entendu, ces démons sont nombreux et variés, et l un d eux est Éros. La dunamis de l amour apparaît ici comme celle d un mouvement. Le démon a une fonction religieuse et une fonction cosmologique : il est facteur de lien entre deux ordres de réalité. La logique de l argumentation est celle du refus dune contradiction pure et simple : si A et B sont opposés, cela ne signifie pas que non A = B. En langage aristotélicien, ils sont contraires et non contradictoires. Cette catégorie intermédiaire, autrement dit, implique, contre une logique figée, la reconnaissance du mouvement. I1 ne peut donc y avoir intermédianté que si l on quitte le domaine de la logique. À une opposition pure et simple du divin et de l humain, ce texte substitue une 1. Le Banquet, 202e-203a (trad. L. Brisson, GF, 1998)
30 Éloge de la médiocrité relation plus complexe : on peut participer des deux, il y a mouvement entre les deux *. Une fois l amour défini comme intermédiaire, c est-à-dire comme un démon, Diotime explique ce caractère d intermédiaire en construisant le mythe de sa naissance. C est la deuxième partie du texte (203a- 204b), où l on peut distinguer de nouveau deux temps : le premier est le récit mythique de la naissance d Éros (203a-c), le second est la description de sa nature (203c-204b). Cette dernière met en valeur le caractère d intermédiaire de l amour, c est-à-dire ce par quoi il est un démon. C est de nouveau le mouvement qui est au centre de cette description. L amour, comme démon, n est ni x ni y. Mais cela ne signifie pas cependant qu il est à la fois x et y, ni une troisième chose qui se situerait entre x et y : il est le mouvement entre x et y. Or c est cette caractéristique qui fait de lui un philosophe. La catégorie de démon est ici utilisée pour mettre en évidence le fait que l amour est philosophe, c est-à-dire pour définir le philosophe. De fait, la caractéristique première de celui-ci selon Socrate, à savoir la conscience de son ignorance2, est ici repensée au moyen de cette catégorie. Ainsi, le passage du Banquet présente l équivalence suivante : l amour est intermédiaire, donc démon, donc philosophe. La catégorie de démon articule le passage d amour à philosophe : elle est ce qui permet de définir l amour comme philosophe. ((Démon)) est de ce point de vue moins une notion qu une fonction. Le philosophe apparaît du coup comme un être divin : c est du reste ainsi qu il est caractérisé à plusieurs reprises dans les dialogues 3. Ce n est pas là chose originale, puisque, comme il a déjà été dit, F ythagore était lui aussi considéré par ses disciples comme un être divin4, et c est une conception pythagoricienne, dont on trouve les traces chez Platon5, que les hommes les meilleurs et les plus sages, les hommes de la race d or, pour reprendre les catégories d Hésiode, sont des démons. Mais ce qui est peut-être nouveau, c est qu au lieu de définir le philosophe comme démon, le démon est la catégorie qui permet de penser ce qu est le philosophe : c est un instrument pour définir le philosophe et non pas ce à quoi le philosophe est identifié. Il n est pas dit, ni ici, ni ailleurs, 1. La notion de mouvement et celle de démon ont toujours été associées, comme le fait remarquer F. Brunius-Nilsson, Daimonie. An Inquiry into a Mode of Apostrophe in Old Greek Literature : (( A common feature of most of the passages in which daimôn occurs in the nom. Sing. 1.e. the indefinite mode of expression, is that the word is used in conjunction with a verb indicating movement or impulse... * (p. 133) 2. Cf. Apologie de Socrate, 21b-d. 3. Cf. le début du Sophiste, par exemple. 4. Cf. supra. 5. Cf. en particulier le Cratyle, 398a-c.