Lorsqu il est question de «juridiciser» des rapports entre membres d une même famille,



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DRAFT PAPER: The author retains full legal copyright and ownership of the intellectual property rights of this draft paper; this paper may not be used or copied without express permission of the author. ÉQUILIBRE DES INTÉRÊTS ET POURSUITE DE PRIORITÉS EN MATIÈRES FAMILIALES : L EXEMPLE DU DROIT SUCCESSORAL QUÉBÉCOIS Christine Morin, Université Laval, Canada Lorsqu il est question de «juridiciser» des rapports entre membres d une même famille, il est souvent question de choix difficiles faits par une société à une époque donnée. Comme les intérêts de la famille et les intérêts de chacun de ses membres peuvent être divergents, les choix législatifs sont souvent des plus ardus. C est le cas, notamment, lorsqu il s agit de codifier les rapports patrimoniaux de la famille puisque lorsqu il est question d argent et de famille, la loi n est jamais totalement «neutre» Il existe une relation complexe entre l amour et l argent qui «embrouille» le droit patrimonial de la famille 1. Cette relation est encore plus complexe en matière de droit successoral où on ajoute à cette combinaison «amour et argent» une troisième variable : la mort. C est de la codification de cette relation tumultueuse «amour, argent et décès» en droit québécois dont traite cette présentation. Au Québec, la réforme du droit successoral a été l occasion d un débat intéressant sur les droits des différents membres de la famille, notamment lorsqu on s est interrogé sur la question de la liberté de tester. Rappelons que le droit successoral québécois a ceci de particulier : il tire son origine du droit français, plus précisément de la Coutume de Paris, mais il a emprunté au droit anglais le principe de la liberté de tester. En effet, à la suite 1 Le professeur Kasirer soulignait à ce sujet que an uneasy relationship between love and money befuddles the law of family property, set as it is on the hopeless mission of forcing the patrimonial and the extrapatrimonial onto separate legal paths. Nicholas KASIRER, «Testing the Origins of the Family Patrimony in Everyday Law», (1995) 36 C. de D. 795, 796.

de la cession de la Nouvelle-France à l Angleterre, le droit civil français a été maintenu quant aux matières familiales et successorales, mais avec cette exception importante 2. Depuis 1774, les Québécois avaient donc la liberté de léguer l ensemble de leurs biens en faveur des personnes de leur choix sans restrictions ni réserves. Cette liberté testamentaire était si vaste, qu elle était fréquemment qualifiée de «illimitée». Lors de la réforme du droit civil québécois, le législateur s est interrogé sur l étendue de cette liberté de tester. Alors que plusieurs pays de droit civil et de common law restreignaient directement ou indirectement la liberté du testateur, on s est demandé si la norme québécoise de «liberté illimitée de tester» correspondait toujours aux représentations sociales valorisées. Le contenu des discussions relatives à la liberté testamentaire et les choix faits par le législateur québécois illustrent les difficultés de légiférer dans les domaines qui touchent la famille. Cette réforme législative constitue un moment charnière dans l évolution du droit patrimonial de la famille, où le législateur a dû tenter d équilibrer les intérêts des membres de la famille tout en poursuivant des priorités quant à la protection des intérêts économiques des personnes. D une part, il fallait déterminer si on devait préserver l autonomie de la volonté du testateur quant à la dévolution de ses biens à son décès ou accroître la protection des 2 Sur l évolution de la liberté testamentaire au Québec : André MOREL, Les limites de la liberté testamentaire dans le droit civil de la province de Québec, France, L.G.D.J., 1960; Mireille D. CASTELLI, «L évolution du droit successoral en France et au Québec», (1973) 14 C. de D. 411; Edmond LAREAU, Histoire du droit canadien depuis les origines de la colonie jusqu à nos jours, t.2, Montréal, L.G.D.J., A. Périard éditeur, 1889. 2

autres membres de la famille (Partie I). D autre part, dans la mesure où on optait pour une plus grande protection de la famille au détriment de la liberté individuelle du testateur, il fallait alors décider «qui» devait être protégé par le droit et grâce à «quels» mécanismes juridiques (Partie II). Nous verrons que le législateur québécois n a pas choisi de copier le mécanisme de la réserve héréditaire des pays civilistes, pas plus qu il ne s est contenté d introduire les règles de la survie de l obligation alimentaire telles qu on les retrouve fréquemment en common law. I. AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ VERSUS PROTECTION DE LA FAMILLE Tout d abord, rappelons que le Québec a adopté un nouveau Code civil en 1991 qui est entré en vigueur en 1994, mais que le processus de réforme du Code civil québécois a commencé dès 1955. Une des nombreuses questions abordées dans le cadre de la réforme de l ensemble du droit civil québécois a été celle de la liberté de tester. Devaiton maintenir la large liberté des testateurs québécois ou devait-on restreindre cette liberté afin d assurer une protection minimale à certains proches du défunt? Autrement dit, fallait-il préserver l autonomie de la volonté du testateur et son droit à la libre disposition de ses biens à son décès ou, au contraire, fallait-il s assurer qu une portion du patrimoine du défunt soit transmise impérativement à ses proches, plus précisément à son conjoint et à ses enfants, afin qu ils puissent répondre à leurs besoins? 3

Même si la liberté absolue de tester existait au Québec depuis la fin du 18 e siècle et qu elle avait été codifiée en 1866, elle n avait pas été l objet de critiques sérieuses, du moins, jusqu au début du 20 e siècle. C est à partir des années 30 que la règle de la liberté de tester est remise en question, principalement par certains groupes sociaux et par la doctrine. Bien que la majorité des auteurs soient en accord avec le principe de la liberté de tester, parce qu il constitue le prolongement logique de la reconnaissance du droit de propriété de chacun sur ses biens et que les testateurs en abusent rarement en pratique, d autres auteurs dénoncent cette liberté, parfois même avec véhémence. Par exemple, un auteur québécois du nom de Billette considère, à l époque, que la liberté de tester est un «principe immoral [ ] qui permet à un testateur avili, d oublier les siens en faveur d une prostituée quelconque! 3». À la suite de Billette, d autres auteurs s interrogent sur la pertinence de la liberté illimitée de tester dans le droit québécois. Dès les années 50, même si les auteurs ne savent toujours pas «comment» on pourrait limiter la liberté de tester ni en faveur de «qui», ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter un encadrement législatif de cette liberté que certains considèrent maintenant comme un «problème» dans le droit successoral québécois. Plusieurs jugent alors qu il est «immoral» qu une personne puisse déshériter complètement son conjoint et ses enfants. Dès la présentation des premiers rapports de l Office de révision du Code civil, le caractère problématique de la liberté de tester est évoqué. Lors de la présentation du 3 Soulignons également que cet auteur ne manque pas de rappeler que la liberté testamentaire a été imposée aux Québécois par les Anglais. J. Émile BILLETTE, Traité théorique et pratique de droit civil canadien, t.1, Donations et testaments, Montréal, Excelsior, 1933, avant-propos et par.27, p.19. 4

rapport portant précisément sur le droit successoral, le comité de l Office de révision du Code civil étudie, à l aide du droit comparé, les mécanismes juridiques qui pourraient être utilisés pour limiter l étendue de cette liberté de tester 4. C est d ailleurs la principale réforme qui est présentée en matière de droit successoral. Le comité propose alors de créer une réserve successorale en faveur du conjoint survivant dont le montant varierait selon que le défunt laisse ou non des descendants, et à laquelle le conjoint pourrait renoncer à l intérieur de son contrat de mariage. Le comité recommande également de maintenir l obligation alimentaire du défunt après son décès en faveur des mêmes personnes qui sont ses créanciers d aliments de son vivant, notamment son conjoint et ses enfants. Le rapport du comité sur le droit des successions est clair : la liberté de tester doit être restreinte, car il importe davantage de protéger certains membres de la famille du défunt afin, dit-on, de les mettre à l abri de ses libéralités excessives, que de préserver l autonomie de la volonté du testateur quant à la disposition de ses biens à son décès. Ces recommandations de l Office de révision du Code civil ne sont pas suivies, mais la question de l étendue de la liberté de tester demeure. Différents groupes appelés à donner leurs commentaires lors de l étude des projets de loi, dont une majorité de groupes qui œuvrent pour les droits des femmes, ramènent cette question dans les discussions et se disent en désaccord avec la liberté totale de tester. Ces groupes 4 OFFICE DE RÉVISION DU CODE CIVIL, Rapport sur le Code civil du Québec : Projet de Code civil, vol.1, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978, p.138-142. 5

réclament des changements, principalement afin d éviter un problème concret, soit que certaines conjointes survivantes se retrouvent démunies financièrement à la suite du décès d un époux qui ne leur aurait rien légué. Pour ces femmes, le statu quo est inconcevable, la liberté testamentaire doit être encadrée pour protéger les femmes et, indirectement, leurs enfants, mais comment? Créance alimentaire, réserve en pleine propriété, réserve en usufruit, réserve en fiducie ou rente, attribution de la propriété de droits familiaux ou options multiples? Difficile de faire un choix. II. QUI PROTÉGER ET COMMENT? Il aura fallu le dépôt de plus d un projet de loi avant qu une majorité d intervenants s entendent sur la «nécessité» de protéger la famille du défunt contre un exercice jugé «abusif» de sa liberté de tester, mais on ne s entend toujours pas sur le mécanisme juridique approprié pour le faire 5. En fait, on hésite surtout entre réserves héréditaires et maintien de l obligation alimentaire après décès. La réserve est un mécanisme bien connu du droit civil qu on juge plus facilement transposable dans le Code civil québécois, mais on lui reproche de conférer des droits dans les biens du défunt à certaines personnes, quelle que soit la situation familiale ou économique. 5 Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des successions, Assemblée nationale du Québec, 3 e session, 32 e législature, Éditeur officiel du Québec, 1982 (Projet de loi 107). Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des personnes, des successions et des biens, Assemblée nationale du Québec, 32 e législature, 5 e session, Éditeur officiel du Québec, 1984 (Projet de loi 20). Amendements proposés au Projet de loi 20, voir ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats, Commissions parlementaires, sous-commission des institutions, 5 e session, 32 e législature, Québec, p.s-ci-1025 à 1036 (document annexé le 29-08-1985). 6

Pour ce qui est du maintien de l obligation alimentaire après le décès, mécanisme davantage inspiré par le common law, on considère qu il bouscule moins le droit établi parce qu il ne s applique pas dans toutes les successions, mais il a le désavantage important de judiciariser le règlement des successions. Seconde interrogation : on ne sait toujours pas si on doit prioriser le conjoint survivant ou les enfants du défunt. À propos de la réserve successorale, la majorité des groupes sociaux qui participent aux discussions en commission parlementaire la rejette en ce qui concerne les enfants du défunt parce que, disent-ils, les enfants n ont pas de droits dans les biens de leurs parents au Québec. On juge également que les enfants peuvent toujours compter sur leur parent vivant et qu ils ont, en conséquence, besoin d une protection moins étendue. Quant à la réserve successorale en faveur du conjoint survivant, la question est plus mitigée. Plusieurs intervenants considèrent qu il est «normal» qu un conjoint ait des droits dans le patrimoine de son époux décédé, c est d ailleurs déjà le cas en vertu de certains régimes matrimoniaux. On considère que les biens accumulés pendant le mariage le sont souvent grâce à la contribution des deux époux et qu il est donc logique que ce patrimoine soit partagé. Par contre, si on envisage de reconnaître de véritables droits dans les biens du défunt au conjoint survivant quel que soit son régime matrimonial, un nouveau problème se pose alors : comment expliquer qu il en soit autrement en cas de rupture du mariage du vivant des époux? On observe d ailleurs que dans les faits, davantage de conjoints se retrouvent démunis financièrement à la suite 7

d un divorce ou d une séparation qu à la suite d un décès. Les exemples jurisprudentiels à ce sujet sont nombreux et le problème est largement dénoncé! C est à la suite de ce constat quant aux problèmes vécus par des conjoints à la suite de la rupture de leur mariage quelle qu en soit la cause que le débat est élargi afin que soit étudiée simultanément la situation des époux pendant le mariage, lors d une séparation ou lors d une dissolution que ce soit par divorce ou par décès. La situation difficile dans laquelle peut se retrouver l époux le plus faible économiquement à la fin du mariage, quelle qu en soit la cause, devient au cœur des préoccupations 6. Cette nouvelle orientation du débat est présentée dans un document de consultation sur les droits économiques des conjoints, puis un nouveau projet de loi est déposé en 1989 7. C est dans ces documents qu origine la législation actuelle relative au partage du patrimoine familial et à la survie de l obligation alimentaire qui sont les moyens retenus pour encadrer la liberté de tester des Québécois. Premièrement, afin d assurer une meilleure protection des conjoints à la suite de la rupture du mariage quelle qu en soit la cause, le législateur québécois a instauré les règles sur le patrimoine familial. En vertu de ces dispositions législatives qui s inspirent de la législation d autres provinces canadiennes, tout mariage entraîne la constitution automatique d un patrimoine familial qui est formé de certains biens des conjoints qui 6 MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Les droits économiques des conjoints, document présenté à la consultation par Herbert Marx et Monique Gagnon-Tremblay, Ste-Foy, Gouvernement du Québec, 1988, p.9. 7 Ibid. Loi modifiant le Code civil du Québec et d autres dispositions législatives afin de favoriser l égalité économique des époux, L.Q. 1989, c.55 (Projet de loi 146). 8

sont énumérés dans le Code civil, sans égard à celui des deux qui détient un droit de propriété sur ces biens 8. En cas de séparation de corps, de dissolution ou de nullité du mariage, la valeur de ce patrimoine familial doit être partagée à parts égales entre les conjoints ou entre le conjoint survivant et les héritiers 9. Ces dispositions législatives s appliquent de façon impérative à tous les gens qui sont mariés ou unis civilement 10. Elles restreignent «indirectement» la liberté testamentaire des personnes qui y sont soumises en obligeant ces personnes à partager la valeur de certains biens qui faisaient partie de leur patrimoine de leur vivant avec leur conjoint, au moment de leur décès. Quels que soient les legs 8 Articles 414 et 521.6 C.c.Q. Le contenu du patrimoine familial est décrit de façon limitative à l article 415 C.c.Q. Il se compose des résidences de la famille ou des droits qui en confèrent l usage, des meubles qui les garnissent ou les ornent et qui servent à l usage du ménage, des véhicules utilisés pour les déplacements de la famille, des droits accumulés durant le mariage au titre d un régime de retraite et des gains inscrits, toujours durant le mariage, au nom de chaque conjoint en application de la Loi sur le régime de rentes du Québec ou de programmes équivalents, ces derniers en étant cependant exclus lorsque la dissolution du mariage résulte du décès d un conjoint. Sont aussi exclus du patrimoine familial les droits accumulés au titre d un régime de retraite régi ou établi par une loi qui accorde au conjoint survivant le droit à des prestations de décès lorsque la dissolution du mariage résulte du décès. Quelle que soit la cause du partage, les biens échus à l un des conjoints par succession ou donation avant ou pendant le mariage sont également exclus. Depuis 2002, toutes les règles qui s appliquent aux gens mariés s appliquent également aux couples unis civilement. Article 521.1 C.c.Q. : «L union civile est l engagement de deux personnes âgées de 18 ans ou plus qui expriment leur consentement libre et éclairé à faire vie commune et à respecter les droits et obligations liés à cet état. Elle ne peut être contractée qu entre personnes libres de tout lien de mariage ou d union civile antérieur et que si l une n est pas, par rapport à l autre, un ascendant, un descendant, un frère ou une sœur.» L union civile a été introduite dans le Code civil du Québec par la Loi instituant l union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, c.6 (Projet de loi 84). 9 Articles 416, al.1 et 521.6 C.c.Q. La Cour d appel a mis un terme à une longue controverse jurisprudentielle et doctrinale au sujet de la transmissibilité du droit au partage du patrimoine familial en 2002, en statuant que ce droit au partage est transmissible aux héritiers. Banque nationale du Canada c. Trapani (Succession de), C.A., n 500-09-009712-001, 29 avril 2002, jj. Delisle, Biron et Beauregard (diss.) et Lamarche c. Olé-Widholm, [2002] R.D.F. 219 (C.A.). Il y a exception lorsque le créancier du droit au partage choisit de renoncer ou que le conjoint débiteur démontre qu une injustice résulterait d un partage à parts égales. Articles 422, 423 et 521.6 C.c.Q. Le partage a lieu après avoir fait certaines déductions prévues par la loi, articles 416 et 418 C.c.Q. 10 Articles 391 et 521.6 C.c.Q. Même les conjoints mariés avant l entrée en vigueur des dispositions législatives sur le patrimoine familial sont soumis à ces règles qui peuvent avoir pour effet de modifier les conventions matrimoniales auxquelles ils avaient pu consentir auparavant, à moins que ceux-ci aient renoncé à l application des règles du patrimoine familial à l intérieur du délai prévu par le législateur. Les conjoints mariés avant le 1 er juillet 1989 avaient jusqu au 31 décembre 1990 pour renoncer à l application du patrimoine familial, selon certaines conditions et modalités. Loi modifiant le Code civil du Québec et d autres dispositions législatives afin de favoriser l égalité économique des époux, L.Q. 1989, c.55, art.42. 9

qu une personne a pu prévoir dans son testament, la créance qui résulte du partage du patrimoine familial doit être payée avant tout legs 11. Le résultat du partage du patrimoine familial pose ainsi une restriction indirecte à la liberté de tester d une personne en diminuant la valeur du patrimoine dont elle peut disposer à son décès. Étant donné que le patrimoine familial regroupe souvent la plus grande partie des biens possédés par un couple, cette limitation en valeur peut s avérer importante par rapport à la valeur de l ensemble de la succession. En plus des dispositions sur le patrimoine familial, le législateur québécois a aussi adopté des dispositions visant la survie de l obligation alimentaire, cette fois-ci, précisément pour protéger certains proches du de cujus qui pourraient se retrouver dans le besoin à la suite du décès. Les créanciers alimentaires reconnus sont l ex-conjoint qui percevait une pension alimentaire au moment du décès, le conjoint survivant marié ou uni civilement et les parents en ligne directe au premier degré, sans égard au fait que ceux-ci soient ou non héritiers ou légataires de la succession 12. Ils ont six mois à la suite du décès pour présenter une réclamation à la succession 13. 11 Articles 808, 809 et 812 C.c.Q. 12 Articles 585, 684 C.c.Q. et Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), c. 3 (2 e supp.), art. 15. 13 Article 684, al.1 C.c.Q. Les principaux éléments dont il doit être tenu compte pour fixer les contributions alimentaires sont énoncés à l article 686 C.c.Q. Il s agit des besoins et des facultés du créancier qui fait la demande, des circonstances dans lesquelles il se trouve et du temps qui lui est nécessaire pour parvenir à une autonomie suffisante. Ces éléments sont les mêmes qu en matière de recours alimentaire du vivant du débiteur. Article 587 C.c.Q.; Droit de la famille-2563, [1997] R.D.F. 80 (C.S.). Si le créancier percevait des aliments du de cujus au moment du décès, il doit être tenu compte du montant des versements qui avait été fixé par le tribunal pour le paiement de la pension alimentaire ou de la somme forfaitaire accordée à titre d aliments. 10

Comme pour le patrimoine familial, ces dispositions législatives sont d ordre public, le testateur ne peut donc en contourner l application que ce soit par l intermédiaire d un testament ou de libéralités 14. Ces règles viennent explicitement restreindre l étendue de la liberté d un testateur en l empêchant de laisser dans le besoin certaines personnes déterminées par la loi. Un créancier alimentaire peut réclamer une contribution que la succession soit légale ou testamentaire et le droit à une contribution existe même si le créancier n a jamais exercé son droit à des aliments avant le décès du débiteur alimentaire, sauf pour l ex-conjoint 15. Il est important de souligner que les dispositions législatives sur l obligation alimentaire après décès ont un caractère alimentaire et qu elles n ont pas pour but de permettre à certaines personnes d obtenir une portion de la masse successorale dont elles croient avoir été injustement privées 16. L obligation alimentaire vise à permettre aux membres de la famille immédiate ou aux personnes à la charge du défunt de répondre à leurs besoins alimentaires. Contrairement à une réserve successorale, le droit à une contribution alimentaire après décès au Québec nécessite qu une preuve des besoins du créancier soit faite 17. En conséquence, même si la succession a une valeur considérable, le créancier alimentaire n a pas automatiquement droit à une contribution. Le juge demeure tenu d évaluer les besoins du créancier alimentaire pour déterminer si la 14 Articles 687, 689 à 695 C.c.Q. 15 Articles 684, al. 2 et 685, al. 2 C.c.Q. Le créancier alimentaire ne doit toutefois pas être indigne de succéder au défunt. Articles 684, al. 2 et 620-622 C.c.Q. 16 Droit de la famille-2310, [1997] R.J.Q. 859 (C.A.) 17 Sur la reconnaissance d une obligation «morale» du de cujus, voir Tataryn c. Tataryn, [1994] 2 R.C.S. 807 (sur la législation de la Colombie-Britannique). 11

succession doit lui verser une contribution financière et pour fixer le montant de cette contribution, s il y a lieu. La survie de l obligation alimentaire a pour effet de restreindre la valeur du patrimoine dont le testateur peut librement disposer à son décès. Toutefois, le droit à des aliments est anéanti si la succession n est pas solvable et qu il n y a pas de libéralités à réduire 18 puisque seule la succession est tenue au paiement des aliments après le décès et que les légataires et les héritiers ne peuvent être tenus personnellement responsables du paiement des créances alimentaires 19. Les dispositions législatives relatives à la survie de l obligation alimentaire sont celles qui restreignent le plus explicitement la liberté testamentaire des Québécois. Elles font en sorte que le testateur ne puisse disposer de la valeur totale de son patrimoine qu à la condition d avoir répondu aux besoins de ses créanciers d aliments. Dans le cas contraire, ceux-ci peuvent réclamer une contribution à la succession, quelles que soient les dernières volontés du de cujus. Par contre, l effet concret de ces dispositions sur la valeur du patrimoine successoral est souvent moindre que celui du patrimoine familial, puisque ce dernier requiert le partage de la valeur d un nombre important de biens du défunt avec le conjoint survivant. Les contributions alimentaires ne sont d ailleurs payées qu après la créance résultant du partage du patrimoine familial 20. 18 Articles 689 à 695 C.c.Q. 19 Mireille D. CASTELLI et Dominique GOUBAU, Précis de droit de la famille, Québec, P.U.L., 2001, p. 289. 20 Articles 809 et 812 C.c.Q. 12

Conclusion La réforme du droit successoral québécois constitue une illustration intéressante de deux dichotomies en matière de droit patrimonial de la famille. Une première dichotomie entre l autonomie de la volonté et le droit à la libre disposition de ses biens par chacun des membres d une famille versus la protection des membres de cette famille qui lui survivent. Une seconde dichotomie quant aux personnes auxquelles on choisit de reconnaître des droits dans le patrimoine de la personne décédée de façon prioritaire : le conjoint survivant versus les enfants du défunt. Les choix québécois en cette matière renforcent le caractère original et distinct du droit successoral québécois, en associant le droit familial et le droit successoral. Sur le plan des principes, il est vrai que les dispositions du Code civil du Québec ne limitent toujours pas directement la liberté de tester, pas plus qu elles ne protègent quiconque contre l exhérédation du testateur. Toutefois, à travers les règles du patrimoine familial, la loi québécoise reconnaît indirectement des droits dans le patrimoine du défunt au conjoint survivant 21. De plus, à travers les règles du maintien de l obligation alimentaire, elle reconnaît un droit à des aliments après le décès à des personnes déterminées, mais cette fois-ci, à la condition que ces derniers prouvent leurs besoins 22. C est donc en associant les règles du droit familial et du droit successoral que le législateur québécois est parvenu 21 Le Code civil du Québec prévoit également que des biens du de cujus puissent être attribués au conjoint survivant en paiement de la prestation compensatoire (article 429 C.c.Q.) ou du patrimoine familial (article 420 C.c.Q.). 22 Ces deux nouveaux mécanismes juridiques ont reçu un accueil mitigé tant chez les juristes que dans la population en général. Aujourd hui âgés de plus de quinze ans, il faut toutefois reconnaître qu ils répondent à un besoin et sont l objet de plusieurs décisions judiciaires. 13

à atteindre son but, soit assurer une meilleure protection des proches du défunt à la suite de son décès. 14