Droit comparé et enseignement du droit



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Droit comparé et enseignement du droit Aperçu de l enseignement, au Québec, du droit comparé et de l enseignement comparatif du droit Adrian POPOVICI Professeur à la Faculté de droit de l Université de Montréal Le sujet proposé au Congrès international de droit comparé de Brisbane (2002) s intitulait «l enseignement du droit comparé et l enseignement comparatif du droit». Une telle formulation engendre immédiatement des questions préalables que je ne peux passer sous silence. Je les regrouperai sous la rubrique «remarques préliminaires» avant d aborder «les types d enseignement du droit comparé». I. Remarques préliminaires 1. Qu est-ce que le droit comparé? Mon approche est fondamentalement pragmatique et non dogmatique. Il s agit d éviter de tomber dans le piège épistémologique classique 1. Sur cette question, la pléthore des écrits 1 Voir : Pierre LEGRAND, Le droit comparé, Paris, PUF, 1999. l abordant ne fait que refléter la diversité des conceptions de leurs auteurs. En ce qui me concerne, j adhère à la conception la plus large possible : c est toute incursion dans un droit qui n est pas le nôtre, qui n est pas notre droit national. Je considère la comparaison (examiner les rapports de ressemblance et de différence) comme une démarche naturelle de l esprit humain, un moyen de connaissance. La comparaison peut se faire de façon systématique, mais aussi de façon incidente, accessoire. 2. Le droit du Québec, que l on a déjà qualifié de «modèle vivant de droit comparé» 2, est un droit 2 Louis BAUDOUIN, Le droit civil de la province de Québec Modèle vivant de droit comparé, Montréal, Wilson & Lafleur, 1953.

804 (2002) 36 R.J.T. 803 dit «mixte» 3. Au Canada, le mot à la mode aujourd hui est «bijuridisme». Le caractère hybride du droit québécois et bijuridique du droit canadien sont certes des atouts pour le juriste québécois dans le contexte mondial actuel. 3. Dois-je aborder le sujet retenu sous l angle local et rendre compte de ce qui se fait actuellement dans le domaine de l enseignement du droit comparé et de l enseignement comparatif du droit ou en parler de façon générale, de lege ferenda en quelque sorte? J ai choisi la première approche. 4. Il est vrai qu il n y a pas de cloison étanche entre l enseignement du droit comparé et l enseignement comparatif du droit. Encore fautil préciser ce que l on entend par l enseignement comparatif du droit. Dans le premier cas le droit comparé est l objet direct (ou accessoire) de l enseignement. Dans le second cas, c est la méthode comparative dans l enseignement du droit qui est en vedette. Bien sûr, je n ai pas l intention de tomber dans un autre piège qui est celui de tenter de répondre à 3 Voir, entre autres : Pierre-Gabriel JOBIN, «L influence de la doctrine française sur le droit civil québécois : le rapprochement et l éloignement de deux continents», dans H. Patrick GLENN (dir.) Droit québécois et droit français : communauté, autonomie, concordance, Cowanswille, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 91; Christian ATIAS, Savoir des juges et savoir des juristes : mes premiers regards sur la culture juridique québécoise, Montréal, Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, 1990 (McGill Legal Studies, No. 6). la question suivante : le droit comparé est-il une science ou une méthode 4? Au fond, notre propos tourne autour de l objet et de la méthode de l enseignement du droit comparé. Quoi enseigner? Avec quelles techniques? Cours magistral ou méthode socratique? Impact de l introduction de procédés d enseignement nouveaux ou tributaires de nouvelles techniques, comme l utilisation de l Internet Je ne peux m empêcher d exprimer une banalité : la méthode d enseignement dépend surtout de l objet de l enseignement. Et l objet et la méthode sont dictés par l objectif du cours en question; mais aussi par certaines contingences matérielles aussi triviales que le nombre d étudiants inscrits au cours 5. Il s agit donc préalablement de cibler l objectif de l enseignement. Cet objectif est lui-même conditionné par le destinataire de cet enseignement : s adresse-t-on à des étudiants du 1 er, du 2 e ou du 3 e cycle? En outre, il est bien entendu que nous traitons de l enseignement et non de la recherche. Lorsque l on parle de l enseignement du droit comparé, il s agit, au fond, de voir à quoi peuvent servir l information et la formation transmises et imparties aux 4 Cf. Léontin-Jean CONSTANTINESCO, Traité de droit comparé, t. 1, «Introduction au droit comparé», Paris, L.G.D.J. 1972, p. 176 et suiv.; Geoffrey SAMUEL, «Comparative Law and Jurisprudence», (1998) Int. & Comp. L.Q. 818, 827.

DROIT COMPARÉ ET ENSEIGNEMENT DU DROIT 805 étudiants. Et cela revient à parler des fonctions ou même de l utilité, sinon des buts, du droit comparé. 6. Traditionnellement, on enseigne que l étude comparative du ou des droits est utile ou nécessaire dans les contextes téléologiques suivants (au fond, le droit comparé est un instrument) : a) l amélioration (des solutions) du droit national; b) une meilleure compréhension de notre propre droit national; c) l unification du droit ou, pour utiliser une expression plus réaliste et plus adaptée à notre temps, l harmonisation des droits; d) un adjuvant dans la pratique de certaines professions ou spécialisations juridiques : droit international public et privé, arbitrage international, diplomatie. Tout ce qui touche au commerce international; e) une meilleure compréhension du monde contemporain. À ces objectifs qui peuvent varier en nombre ou en importance selon les époques et les auteurs 5 on peut ajouter celui que Saleilles prônait en 1900, à savoir f) dégager les principes qui seraient communs aux systèmes juridiques du monde (civilisé). 5 Voir, par exemple : D.J. GERBER, «System Dynamics: Towards a Language of Comparative Law», 46 Am. J. Comp. L. 719, 724 (1998). 7. Une petite mise au point est nécessaire : il ne suffit pas de lire des textes législatifs et des décisions judiciaires d un pays pour en comprendre le droit. Pas de textes sans contexte. Une introduction historique et politique, surtout culturelle s impose. Mais je ne crois pas qu il soit idéal de parler du contexte, sans textes (quels qu ils soient) 6. Ces remarques préliminaires, succinctes au point d être caricaturales, m amènent à examiner les divers types d enseignement de droit comparé qui sont pratiqués dans les facultés de droit québécoises. II. Les enseignements de droit comparé A. Le cours d introduction (ou d initiation) au droit comparé C est le cours de base du 1 er cycle. Comparative Law 101. À l Université de Montréal où j ai inauguré ce cours il y a plus d une trentaine d années, il s intitule «Les grands systèmes de droit». Je ne cacherai pas que j ai utilisé le livre de René David comme modèle et inspiration 7. 6 Voir, entre autres : W. EWALD, «The Jurisprudential Approach to Comparative Law: A Field Guide to Rats», 46 Am. J. Comp. L. 700 (1998); J.H. MERRY- MAN, «Comparative Law Scholarship», 21 Hastings Int l Comp. L. Rev. 771 (1998); Mark VAN HOECKE et Mark WARRINGTON, «Legal Cultures, Legal Paradigms and Legal Doctrine: Towards a New Model for Comparative Law», (1998) Int. & Comp. L.Q. 495. 7 René DAVID et Camille JAUFFRET-SPI- NOSI, Les grands systèmes de droit contemporains, 10 e éd., Paris, Dalloz, 1992, n 72, p. 75.

806 (2002) 36 R.J.T. 803 Le gros de l exposé, au fond, concerne les bases des droits français, anglais et américain. L exposé sur le droit soviétique (il faut dire que le droit russe en garde des traces) n est qu un prétexte pour initier les étudiants à la conception marxisteléniniste du droit. Même si je me considère comme un civiliste-privatiste, c est, au fond, beaucoup plus de droit public que je parle. Une introduction historique est nécessaire. Le cadre constitutionnel dans lequel évoluent les institutions doit être esquissé (au moins pour la France et les États- Unis). Une connaissance de l organisation judiciaire et des professions juridiques me semble nécessaire pour comprendre un minimum du système (national) envisagé. Vient ensuite l examen de la hiérarchie des sources du droit et de la question de la force contraignante du précédent. Pour le droit français, j estime utile d initier les étudiants au système (continental et fort répandu) de justice et de procédure pénales, ainsi qu au droit administratif; tous deux, a priori, si différents du nôtre. Pour le droit américain, des conseils sur les instruments de travail et de recherche me semblent particulièrement pertinents. L objectif du cours transparaît dans la méthode employée. Les 40 questions d examen (dont le chiffre ou le contenu peut varier) sont données dès les premières heures. L objectif est que l étudiant puisse s exprimer pendant 15 minutes (examen oral) sur l un des 40 sujets (choisi au hasard) intelligemment, de façon informée et éventuellement critique (comparaison avec notre droit). Un des avantages de l examen oral est précisément d éviter que l étudiant ne débite une leçon apprise par cœur. On aura compris qu il s agit d un cours de type dit «magistral». Un recueil de «documents d appoint» (casebook) permet à l étudiant de compléter les notes de cours, d approfondir ou de trouver des exemples. Un arrêt de la Cour de cassation reproduit vaut au moins trois heures de cours sur le style des jugements français. Ainsi l étudiant sera, par exemple, au courant de ce qu est le Conseil constitutionnel français ou le Conseil d État, de la différence entre barristers et solicitors ou de l élection de la plupart des juges étatiques américains. Les deux principales difficultés que je constate sont : les lacunes en connaissances historiques de base de mon auditoire je n ose parler des carences en culture générale d une part; et la nécessité de rappeler en cours de route les grandes lignes des institutions nationales (ex : Cour suprême du Canada) (que l exposé du droit étranger doit éclairer d un jour nouveau), d autre part. Bien sûr on pourrait regretter 1 la paucité ou la non-exhaustivité des droits étudiés mais il y a une question de temps et de compétence personnelle qui les justifie : je ne me sens pas compétent ni apte à parler du droit musulman, par exemple; 2 l absence de microcomparaison (ex. sur la réparation du dommage moral ou le sort des honoraires extrajudiciaires).

DROIT COMPARÉ ET ENSEIGNEMENT DU DROIT 807 B. Un saupoudrage sélectif d éléments de certains droits étrangers dans le cadre d un cours de droit national Prenons un exemple. Dans le déroulement du cours de responsabilité civile que j enseigne, il m arrive de parler d un tort de common law ou de l institution française de la partie civile ou des procès par jury aux États-Unis. Mais je ne considère pas ces courtes incursions dans un droit étranger comme un enseignement comparatif du droit, car elles sont sporadiques et non systématiques. Il est probable qu il s agit là d un type d enseignement (avec des fenêtres sur le droit étranger) qui prendra de plus en plus d ampleur. C. Un cours de théorie du droit comparé, que je considère personnellement comme étant du ressort d un 2 e cycle Peu de professeurs au Québec se préoccupent de cet aspect épistémologique. Il faut surtout mentionner le professeur H. Patrick Glenn 8. Comme l écrivait le professeur Jacques Vanderlinden 9 dont je partage l opinion : L un des péchés mignons des comparatistes et celui dans lequel ils se complaisent le plus volontiers 8 Cf. H. Patrick GLENN, Legal Traditions of the World, Oxford, Oxford Univ. Press, 2000; «Comparative Law and Specialization», dans Institut suisse de droit comparé, Perméabilité des ordres juridiques, Schulthess, Zürich, 1992, p. 315. 9 Jacques VANDERLINDEN, Comparer les droits, Bruxelles, Story-Sciencia, 1995, p. 413. est leur penchant irrésistible pour l épistémologie, c est-à-dire pour l étude critique de leur science. [Il y aurait plus de livres sur la théorie du droit comparé que sur le droit comparé, car ils sont plus faciles à écrire ]. D. L enseignement d une branche du droit ou d une matière, avec une approche explicitement ou résolument comparative On peut prendre pour exemple le Droit pénal comparé du professeur Pradel 10 ou le cours que donne mon collègue le professeur José Woehrling à la Faculté de droit de l Université de Montréal, s intitulant Droit constitutionnel comparé, qu il décrit de la façon suivante : Les tribunaux québécois et canadiens ont pris l habitude d interpréter les Chartes à la lumière du droit comparé, principalement le droit américain et le droit issu de la Convention européenne des droits de l homme. Il est ainsi devenu nécessaire pour les juristes de pouvoir connaître, invoquer et discuter certains éléments de droit constitutionnel comparé relatifs aux droits de la personne. Par ailleurs, les discussions entourant les tentatives de modification de la Constitution canadienne, ainsi que celles relatives à l adoption d une nouvelle Constitution québécoise (avec ou sans accession du Québec à la souveraineté) démontrent l importance du recours au droit comparé dans toute entreprise de réforme constitutionnelle. Plus générale- 10 Jean PRADEL, Droit pénal comparé, Paris, Dalloz, 1995.

808 (2002) 36 R.J.T. 803 ment, le droit comparé, en permettant de souligner et d expliquer les similitudes et les différences entre certains modèles étrangers et les institutions juridiques et politiques canadiennes et québécoises permet une meilleure compréhension de ces dernières. Ce cours de droit constitutionnel comparé a donc pour objectif de mettre à la disposition des étudiant(e)s la méthodologie et les connaissances nécessaires pour recourir utilement au droit comparé, dans le cadre de plaidoiries reliées aux droits de la personne, dans celui des réflexions et des actions relatives à la réforme des institutions et, enfin, pour obtenir une meilleure compréhension du droit constitutionnel canadien et québécois. Les thèmes étudiés cette année seront les suivants : 1. Fondements, légitimité et modalités du contrôle judiciaire de constitutionnalité. 2. La problématique de l avortement en droit constitutionnel comparé. 3. La protection des droits linguistiques en droit constitutionnel comparé. 4. La problématique des Chambres hautes dans les systèmes fédéraux et la réforme du Sénat canadien. 5. La démocratie directe. E. Un cours de droit étranger Ainsi, par exemple, dans la banque de cours de ma Faculté de droit se trouve un cours intitulé «common law» et se trouvait un autre intitulé «droit musulman» 11. Le cas le plus fréquent se produit lorsqu un professeur étranger est invité à donner un cours sur une matière de son choix dans son droit national. Il est alors assez rare que ce professeur ait, en partant, des notions sur le droit québécois dans la même matière. Je ne vois pas pourquoi un tel cours de droit «étranger» ne pourrait être qualifié de droit «comparé», la comparaison chez l étudiant étant implicite. Je ne suis pas convaincu par les arguments de ceux qui soutiennent que la comparaison doit être expresse ou systématique 12. F. Un nouveau type d enseignement comparatif a vu le jour Le cas du Canada, pays «bijuridique», et plus spécifiquement du Québec, pays de droit mixte, a été un terrain propice : l enseignement dit «transsystémique» du droit. 1. Bijuridisme et harmonisation Le mot «bijuridisme» se réfère à la coexistence à l intérieur d un seul état de deux traditions juridiques. Le Canada est un État fédératif composé de 10 provinces, dont le Québec, caractérisé par sa tradition civiliste. Lors de la mise en vigueur du nouveau Code civil du Québec, le 1 er janvier 1994, le gou- 11 Cours supprimé provisoirement en raison de contraintes purement budgétaires. 12 Voir : J.C. REITZ, «How to Do Comparative Law», 46 Am. J. Comp. L. 617 (1998).

DROIT COMPARÉ ET ENSEIGNEMENT DU DROIT 809 vernement fédéral a pris conscience d une réalité affectant les lois fédérales : il s est agi de mettre en marche un programme pour assurer l arrimage de sa législation fédérale (officiellement bilingue) avec le vocabulaire et les concepts du droit civil québécois, après avoir pris conscience de l imperfection des textes actuels. En définitive, quatre types de juristes sont visés : les civilistes francophones, les civilistes anglophones, les common lawyers anglophones et les common lawyers francophones (surtout au Nouveau- Brunswick et en Ontario). Quel vocabulaire utiliser en particulier lorsque des mots semblables ne recouvrent pas la même réalité juridique dans les deux systèmes 13? Programme très ambitieux, dans lequel le concept et l action d harmonisation prennent toute leur valeur. Il ne faut pas confondre ce programme d harmonisation qui ne vise que les lois fédérales avec les efforts pour harmoniser les droits des dix provinces canadiennes sous l égide de Conférence sur l harmonisation du droit au Canada 14. 13 Cf. les deux recueils publiés par le Ministère de la Justice du Canada : en 1997, L harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois et le bijuridisme canadien et, en 2001, une deuxième publication avec le même titre. La loi s intitule Loi n 1 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law (L.C. 2001, c. 4). 14 Cf. Gérald GOLDSTEIN, «L expérience canadienne en matière d uniformisation, d harmonisation et de coordination des droits», (1998) 32 R.J.T. 235. 2. Le double diplôme La réalité juridique canadienne a amené les établissements d enseignement juridique à créer des programmes qui répondent à des besoins nationaux d une part et aux exigences d une pratique juridique dans un monde «mondialisé» (sic). Les Universités McGill et d Ottawa délivrent des diplômes en droit civil et en common law. Il suffit que l étudiant fasse une année d études supplémentaires dans le système qui n est pas celui de son premier diplôme de droit (3 ans). À l Université de Montréal, un programme du type Erasmus permet à l étudiant de passer un semestre crédité à Osgoode Hall (Toronto), Case & Western, Poitiers ou Bologne Mais, surtout, depuis septembre 2001, un nouveau programme de maîtrise a été établi pour aboutir à un diplôme d études supérieures en common law. L accent y est particulièrement mis sur le droit des États-Unis. 3. L enseignement transsystémique du droit C est l étape audacieuse et peutêtre outrecuidante à laquelle la Faculté de droit de l Université McGill s est attelée depuis 1999. Ce programme est décrit de la façon suivante par le professeur Daniel Jutras qui en montre l évolution et donne la justification de l enseignement du droit dans une perspective intégrée : La structure du programme d alors, qui préservait une première année entièrement consacrée aux fondements d une seule tradition juridique, assurait pour la plupart

810 (2002) 36 R.J.T. 803 des étudiants la dominance de l une au détriment de l autre. Souvent, chacun se définissait comme «civiliste» ou «common lawyer», selon la formation reçue en première année, bien qu on pouvait constater que ce choix identitaire perdait de l intensité à mesure que la distance avec la première année d études s accroissait. Bref, la transposition de l équilibre identitaire de l institution aux individus n est pas chose facile. En partie pour contrer ce phénomène d identification initiale, le programme de premier cycle a été réformé de manière significative en septembre 1999. La réforme comporte, entre autres, deux volets qui pourraient favoriser l éclosion d une véritable identité juridique plurielle. D abord, à compter de cette date, tous les étudiants à la Faculté de droit de l Université McGill reçoivent la double formation. Par ailleurs, chaque étudiant est exposé à la fois au droit civil et à la common law, dès la première année. Certains cours, en particulier en matière de contrats, de «torts» et de responsabilité civile, sont offerts dans une perspective intégrée (dite «transsystémique») en première année, pour être étudiés ensuite dans leur particularisme traditionnel en deuxième année. Pour d autres matières, comme le droit des biens, les deux traditions sont étudiées de manière séquentielle, sur une période de deux ans. Dans les années subséquentes du programme de formation, les étudiants alternent entre les matières enseignées de manière comparative ou intégrée, et les matières traitées sous une forme plus classique, à partir de l une ou l autre tradition. 15 Le grand avantage matériel de ce type d enseignement, que je considère pour l instant comme expérimental, est de former des juristes «juridiquement bilingues», mais aussi, il ne faut pas se le cacher, de procurer aux diplômés un double diplôme de droit civil et de common law dans le court laps de trois ans (ou 105 crédits)! Quel atout sur le marché international du travail! Tant les grands bureaux au sud de notre frontière que les cabinets européens sont friands de ces nouveaux juristes censément à l aise dans les deux grands systèmes juridiques du monde actuel. Je reste personnellement vieux jeu et suis convaincu qu une bonne formation juridique consiste premièrement à bien connaître son système national (et il est évident que trois années d études ne suffisent point); ensuite, à avoir une vision plus globale des autres systèmes juridiques (introduction au droit comparé); enfin, avec ce bagage, à aller plus loin dans la possession d une formation bi-juridique ou multi-juridique. Ainsi je ne puis concevoir un cours de droit comparé, Comparative Law 101, en première année de droit. Il n en reste pas moins, cependant, que je partage l opinion du professeur H. Patrick Glenn lorsqu il écrit : Le droit comparé de l avenir serait donc un droit comparé intégré, 15 Daniel JUTRAS, «Énoncer l indicible : le droit entre langues et traditions», (2000) R.I.D.C. 781, 792 et 793; c est aussi une expérience tentée par la L.S.U. à Baton Rouge (Louisiane).

DROIT COMPARÉ ET ENSEIGNEMENT DU DROIT 811 intégré à la fois dans le processus législatif, dans l œuvre judiciaire, dans la pratique du droit et dans l enseignement et la recherche en droit. 16 16 H. Patrick GLENN, «Vers un droit comparé intégré?», (1999) R.I.D.C. 841, 843; voir aussi : Horatia MUIR WATT, «La fonction subversive du droit comparé», (2000) R.I.D.C. 503.