Les libertés individuelles et le monde du travail : Scènes de ménage?



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Transcription:

Les libertés individuelles et le monde du travail : Scènes de ménage? Comment concilier au mieux les conditions de travail avec les libertés individuelles des salariés? Une telle question s avère souvent des plus délicate, sensible et mérite la plus grande vigilance de la part de l employeur. Le caractère discriminatoire de la décision prise peut aisément et rapidement être brandi par le salarié. La situation peut facilement dégénérer en psychodrame et dans un tel cas, attention au divorce qui pourrait s avérer explosif!!! Il convient donc de traiter au cas par cas et de faire preuve de discernement voire de pédagogie pour éviter une catastrophe financière à la fin : le divorce à vos torts exclusifs!!! Quelques exemples. Un de mes salariés, qui est régulièrement amené à aller chez des clients, est venu travailler en bermuda et en sandales la semaine dernière compte tenu de la chaleur. Il n en est pas question. Un tel accoutrement n est pas professionnel (il ne va pas à la plage, à ce que je sache) et porte atteinte à l image de la Société qu il véhicule au contact des clients. Puis-je le sanctionner? Oui, une sanction pourrait être envisagée. La règle générale est que l'employeur ne peut imposer à un salarié des contraintes vestimentaires que si elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. En l espèce, le salarié en s habillant ainsi, ne renvoie pas une image particulièrement élogieuse de la Société aux clients et un tel comportement pourrait avoir, en outre, des conséquences sur la poursuite des relations commerciales. Gérant d un restaurant gastronomique, un de mes salariés Chef de rang est arrivé il y a trois semaines avec des boucles d oreilles. Je lui ai demandé de les retirer lorsqu il travaille. Compte tenu de la réputation de mon restaurant comme de la clientèle qui le fréquente, face à son refus, je l ai licencié pour faute grave. J ai évoqué dans la lettre le fait qu en raison tenu de son contact avec la clientèle, je ne pouvais tolérer le port de boucles d oreilles pour un homme. Il vient de saisir le Conseil de prud hommes et sollicite des dommages et intérêts pour licenciement discriminatoire. Mon licenciement est-il bon? 1

L affaire ne s annonce pas sous les meilleures auspices Selon les dispositions du Code du travail, aucun salarié ne peut être licencié en raison de son sexe ou de son apparence physique. Or, il ressort de la rédaction de la lettre de rupture que le licenciement avait pour cause l apparence physique du salarié rapportée à son sexe. En conséquence sauf à réussir à démontrer que votre décision de lui imposer de retirer ses boucles d oreilles était fondée sur des éléments objectifs étrangers de toute discrimination, la rupture risque d être déclarée comme nulle. Un de mes salariés qui intervient régulièrement sur des chantiers refuse de porter les EPI (casque et chaussures de sécurité) et ce, malgré mes demandes réitérées. Pour ce faire, il prétexte que cela lui tient trop chaud surtout en plein été. S il n obtempère pas, j envisage de le sanctionner, voire de le licencier. Puis-je m aventurer sur un tel terrain? Oui. Le principe est le suivant. Le salarié, tout comme l employeur, est tenu à une obligation générale de sécurité. Le fondement de cette obligation se situe à L 4122-1 du Code du travail. Ce texte stipule qu il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celle des autres personnes concernées par ses actes ou de ses omissions au travail. En conséquence, en tant qu employeur, vous êtes tenus à une obligation générale de sécurité, et êtes en droit d'exiger le respect des consignes de sécurité par vos salariés. J ai deux salariés qui travaillent dans le même bureau. Malgré mes demandes réitérées et les interdictions formelles existantes (affichages, règlement intérieur ), je viens de m apercevoir qu un des deux s est encore permis de fumer dans le bureau. Il me rétorque qu il est bien libre de le faire et que cela ne dérange pas son collègue. Cette fois, c est la sanction. Qu en pensez-vous? C est une décision des plus appropriées. Etant le garant de la santé et de la sécurité de vos salariés, en vertu des dispositions légales réglementant le tabagisme, vous êtes tenus en tant qu employeur de faire respecter l interdiction de fumer. 2

Vous devez protéger la santé du salarié non-fumeur (tabagisme passif) et recadrer fermement l effronté. La liberté des uns s arrête là où commence celle des autres!!! J ai licencié, il a deux mois de cela, un de mes salariés compte tenu qu il s était permis de tenir des propos virulents auprès d un de mes clients importants sur la qualité du travail accompli par le personnel de la Société et sur la compétence des Dirigeants. Mon client m a adressé un courrier manifestant son plus vif mécontentement et a menacé de mettre un terme à nos relations commerciales, si cela venait à se reproduire. Ai-je bien fait? On peut penser que oui. Si le salarié jouit, dans l'entreprise et hors de celle-ci, de sa liberté d'expression c est à la condition que ce droit ne dégénère pas en abus. En cas de litige, les Juges examineront si les restrictions apportées à la liberté d expression sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Les propos de votre salarié, les conséquences pour l image de la Société, le mécontentement du client ainsi que sa menace à l égard de la pérennité des relations commerciales semblent légitimer le licenciement prononcé. Je suis une Société qui transporte régulièrement de l alcool. J ai embauché il y a 5 mois un chauffeur. Tout se passait bien jusqu à présent. Cependant, la semaine dernière, il a refusé de transporter de l alcool en mettant en avant qu une telle mission étant contraire à ses nouvelles convictions religieuses. Etant une petite société, je ne peux pas faire un planning sur mesure et adapter son activité en conséquence. Puis-je prendre des mesures disciplinaires pour ce refus qui a engendré, de plus, la perte de mon client? Dans ce contexte «d affrontement» entre les obligations contractuelles des parties, les impératifs commerciaux et les convictions religieuses, la situation est toujours sensible. S il est manifeste que l employeur ne peut pas discriminer un salarié en raison de sa religion, à l inverse ce dernier n est pas censé se prévaloir d un traitement particulier motivé par l exercice de celle-ci. En conséquence, le refus d un salarié d exécuter tout ou partie de son travail en raison de ses croyances ou pratiques religieuses pourrait être éventuellement sanctionné, sauf stipulations contractuelles contraires ou usages. Dans un tel cas, attention à la rédaction de la lettre de sanction!!! 3

En effet, il n est pas question de faire ressortir que la sanction est liée aux pratiques religieuses du salarié mais doit faire état uniquement de ses manquements dans l exécution de son contrat : refus d exécuter le travail, par exemple. Il convient toutefois de garder en mémoire qu en cas de contentieux, l appréciation du degré de gravité de la faute commise relève du pouvoir souverain des Juges du fond. Il n est donc pas à exclure que, selon le contexte, les Juges estiment que la sanction et a fortiori le licenciement éventuellement prononcé soit illégal. Quand l employeur est pris entre le marteau et l enclume J ai embauché une salariée, il y a de cela un an. Ponctuellement, elle peut être amenée à effectuer des interventions chez des clients. Récemment, suite à une mission extérieure, un de mes clients m a indiqué que certains de ses salariés avaient été «gênés» par le fait qu elle portait le voile lors de son intervention. Il m a également précisé qu il ne souhaitait plus qu une telle situation se reproduise à l avenir. J ai donc demandé à ma salariée, comme je lui avais indiqué lors de son embauche, qu à l occasion de ses interventions auprès des clients, elle ne porte aucun signe distinctif ou de croyance religieuse. Face à son refus catégorique, j ai procédé à son licenciement disciplinaire compte tenu qu elle ne respectait donc pas le principe de discrétion, de neutralité à l égard de notre clientèle. La rupture du contrat de travail est-elle valable? Il est peu probable que le licenciement prononcé soit valable. En effet, les principes constitutionnels de laïcité et de neutralité ne s appliquent que pour l Etat, les administrations publiques et les organismes de droit privé gérant un service public (CPAM, crèches ). Or, dans le cas mentionné ci-dessus, nous sommes dans une relation purement privée entre deux Sociétés commerciales. En conséquence, les dispositions constitutionnelles ne peuvent pas s appliquer. Le licenciement prononcé va-t-il, pour autant, être jugé comme discriminatoire et considéré donc comme nul? Nous aurons d ici environ 18 mois un embryon de réponse à cette interrogation. Début avril 2015 la Cour de cassation vient, en effet, de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l Union Européenne (CJUE). Cette question est la suivante : «Dans le cadre d une relation entre Sociétés de droit privé, le souhait d un client de ne plus travailler avec une salariée portant le voile constitue t-il 4

une exigence professionnelle essentielle et déterminante légitimant l employeur à restreindre la liberté de la salariée à manifester sa religion (tout en n étant pas une mesure discriminatoire)? Cette exigence doit, en outre, être proportionnée et l objectif poursuivi doit être légitime». De la réponse à cette question dépendra la validité ou non du licenciement. Toutefois compte tenu des textes en vigueur et de l interprétation qui en a été donnée jusqu alors, le pronostic pour l employeur parait des plus sombres. Il est ainsi des plus probables que la réponse de la CJUE soit négative et qu en suivant, la Cour de cassation considère le licenciement nul. Les esprits «bien pensants» considéreront qu il appartenait dans un tel cas à l employeur d entrée en résistance face à une telle demande d un de ses clients, quitte à mettre en péril la poursuite des relations commerciales. Les plus audacieux rappelleront au bon souvenir de leur client que l article 225-2 du Code pénal réprime les comportements discriminatoires et notamment, ceux qui consistent à refuser la fourniture d un bien ou d un service, ou à en subordonner la fourniture, à une condition fondée sur un motif discriminatoire énuméré à l article 225-1 (au titre duquel on trouve la religion). Plus facile à dire qu à faire 5