54 Prise en compte collective du risque Michelle Boulègue Vice-présidente de la fonda Mon propos sera le résultat de deux à trois discussions avec Calixte Parpais du Crédit coopératif. Nos échanges ont mis en évidence qu il y avait de profondes correspondances entre les coopératives d épargne et le secteur de la mutualité. Nous en avons mis quatre à jour. Des principes communs > En premier lieu parlons de l origine même des coopératives et des mutuelles. Face aux aléas de l existence, des personnes ont pris l initiative de s associer afin de mieux résister au risque de la misère (investissements pour les uns, accidents et/ou maladie pour les autres). Dans ce but elles ont décidé de mutualiser des ressources qui, prises séparément, n avaient aucune chance d être à la mesure des enjeux. > Le deuxième point commun est le désintéressement. Cette caractéristique de l économie sociale est également un principe fondateur qui répond à la nécessité de s extraire de la logique de profit à court terme pour atteindre plus sûrement un objectif à long terme. C est le moyen de constituer, dans la durée, un patrimoine commun capable de financer les services recherchés. Patrick Viveret vient d en faire la démonstration : «Pour mieux vivre, je choisis de m affranchir de la logique de la possession au bénéfice de celle du service.» La contrepartie est l engagement de ne jamais se partager les ressources d origine non plus que les résultats de la gestion des actions réservés exclusivement aux financements sécurisés des prestations, des charges de fonctionnement et de développement. Cet engagement vaut pour les fondateurs et tous ceux qui à T 166 p_1 à p_71.p65 54
leur suite rallieront leurs objectifs et adopteront leurs principes d action aux antipodes de ceux de l actionnariat. Cet engagement dans la durée est un facteur décisif de pérennité ainsi que vient de le démontrer Jean Gautier. Le désintéressement inspire confiance : «Voilà des gens qui veulent exorciser le mauvais sort qui pourrait les attendre tout comme moi et qui offrent de partager les services qu ils ont mis au point pour eux-mêmes, sans retirer de bénéfice personnel de leurs investissements personnels et/ou financiers.» > Le troisième point commun est la place faite aux relations de proximité. Elles jouent un rôle décisif dans la création d un climat de confiance que les relations de proximité entretiennent au quotidien. Elles permettent de vérifier concrètement que les principes annoncés sont respectés. C est la puissance du regard et de la réputation constituée au fil du temps. La récompense est la fidélisation. Comparées aux masses financières déversées par d autres au titre de la publicité de leurs produits, on peut considérer que les pratiques vertueuses de ces mouvements sont hautement stratégiques. Sans compter qu elles ne négligent pas ce moyen de se faire connaître et de valoriser leurs principes. > Le quatrième principe que partagent les coopératives d épargne et les mutuelles est le choix d une organisation démocratique. C est la marque d un grand réalisme imposé par la constitution et la sauvegarde d un patrimoine commun dans la durée. Il doit rester sous la surveillance mutuelle des membres solidairement engagés à assurer sa préservation. C est ainsi que, en mutualité, les adhérents sont à la fois assureurs et assurés et, à ce titre, membres de l assemblée générale de leur mutuelle et collectivement responsables des décisions prises. Cette implication contraint chacun à trouver le point d équilibre entre la défense des intérêts particuliers et la satisfaction des intérêts collectifs. Cet arbitrage permanent au service de l intérêt général fait la difficulté et la noblesse de l exercice tant pour les adhérents mutualistes que pour les coopérateurs banquiers. C est aussi une des clefs de la pérennité des organisations de l économie sociale. On comprend ainsi la place du politique dans ces organisations et la menace que constitue la faveur du consumérisme centré sur le produit apprécié selon son rapport qualité /prix au mépris du service rendu et des finalités exprimées au travers des modalités. Des évolutions nécessaires Aujourd hui les organisations coopératives et mutualistes peuvent se targuer d un franc succès : un Français sur trois est mutualiste et un Français sur deux est coopérateur. Cela ne s est pas fait sans peine et les difficultés sont toujours 55 T 166 p_1 à p_71.p65 55
56 là, même si elles ont changé de nature. Les principales difficultés viennent de la mondialisation des échanges et de la recherche dominante du profit immédiat. Dans un contexte difficile, les mutuelles, pour leur part, ont lentement démontré leur efficacité tant opérationnelle que économique. L État en a pris toute la mesure à la sortie de la guerre considérant que leurs offres recoupant tous les domaines actuels de la protection sociale relevaient à juste titre de la solidarité nationale. On ne peut meilleure reconnaissance même si la création de la sécurité sociale a pu paraître à l époque pour certain un dépeçage immérité. Au-delà de la révélation des services à rendre à la population dans un pays développé, les mutuelles ont matérialisé un pan économique jusque là délaissé, car jugé peu rentable ou trop risqué : l assurance des personnes et des biens. C est ainsi que les mutuelles, du fait même de leur succès, ont suscité leurs propres concurrents. A leur côté ont surgi des compagnies d assurances offrant les mêmes produits dans une relation de proximité similaire à celle des mutuelles. La différence de taille est que le service est limité aux apports et à sa rentabilité pour l actionnaire. Chacun reçoit selon ses moyens et à condition de se limiter à une consommation de services capables de ménager les marges. Au contraire, les mutuelles cherchent à offrir leur service au plus grand nombre, s interdisant de sélectionner les risques et les personnes. C est un véritable défi. Seule la mutualisation des ressources et leur non partage permet d offrir une protection supérieure aux cotisations versées. C est le principe de «chacun selon ses besoins» qui prend à contre front la logique du profit immédiat des compagnies d assurances à but lucratif. Soumises aux intérêts financiers de leurs actionnaires, il leur faut sélectionner les clients rentables qui ne solliciteront que peu de services. Par exemple la classe d âge entre 35 et 55 ans. Pour les mutuelles, l objectif est de rendre le maximum de services à quiconque en se dotant collectivement des moyens d y parvenir durablement. Selon ce principe les mutuelles s interdisent l individualisation des risques et la sélection de leurs adhérents en fonction du risque dont ils sont ou seraient porteurs. De même les coopératives d épargne ne sélectionnent pas les dossiers à la mesure de leur rentabilité mais de leur capacité de déclencher des synergies locales. On comprend sans peine que ce parti pris peut être mortel pour ces entreprises de l économie sociale dans un contexte concurrentiel renforcé par la mondialisation des échanges. Des démarches adaptées aux spécificités La transformation des organisations et des pratiques s est imposée à ces deux mouvements de l économie sociale, afin de résister aux pressions concurren- T 166 p_1 à p_71.p65 56
tielles. Là encore on peut constater la similitude des approches. Avec dix ans de retard, les mutuelles ont adopté les mêmes démarches : > Peser sur les coûts de fonctionnement sans nuire à la qualité de services en misant sur les nouvelles technologies. L informatisation a permis des progrès techniques et une qualité de services tout à fait exceptionnelle. Le délai de remboursement des prestations par les mutuelles est passé de 15 jours à 48 heures, voire 24 heures. L informatisation des mutuelles a permis une coopération avec les caisses primaires d assurance maladie et l instauration du tiers payant réduisant les financements des soins de santé au seul «reste à charge». Ce faisant, cette modernisation des fonctions a augmenté la complexité de la gestion et du management. La conséquence est la constitution d une technostructure compétente et acquise aux valeurs de l économie sociale au côté des forces bénévoles. Il peut néanmoins en résulter des tensions entre des logiques de métier et les finalités sociales. > La deuxième transformation concerne les organisations elles-mêmes. La nécessité de réduire les charges de fonctionnement tout en élargissant les zones d influence incite les entreprises de l économie sociale à se regrouper. C est la démarche dans laquelle se sont engagées les mutuelles. Elles sont aujourd hui confrontées à la question de savoir à quel niveau placer le curseur : les organisations doivent-elles avoir une dimension régionale ou nationale? Dans le premier cas, elles peuvent nourrir des relations de proximité crédibles dont on a souligné le contenu stratégique mais risquent de ne pas être en phase avec l extension des marchés. Dans le second cas, elles s inscrivent dans les logiques d extension et de puissance au risque de rompre les relations de proximité et de s engluer dans des conflits de concurrences internes pour le profit immédiat des opérateurs du secteur lucratif. L alternative est dans la mutualisation des outils de gestion à l échelle nationale placés sous le contrôle des entreprises mutualistes. Le débat n est pas tranché. Les mutuelles, tout comme les coopératives d épargne, ont emprunté à leurs concurrents les outils juridiques tels que le modèle de la société. Bien plus, le nouveau code autorise les mutuelles à s engager dans des systèmes mixtes de gestion organisant leur cohabitation avec des compagnies d assurances et des institutions de prévoyance.voilà qui renforce pour les politiques l exigence d une maîtrise rigoureuse des choix de gestion afin qu ils restent compatibles avec les finalités sociales. Enfin, les partenariats permettent d accéder à des marchés nouveaux sans devoir en maîtriser les métiers ni supporter les coûts d investissements. Indéniables facteurs de développement et de modernisation, les partenariats contribuent à accélérer par l extérieur les transformations internes accomplies par les mutuelles et les coopératives d épargne. Ces modernisations s opèrent au prix d une 57 T 166 p_1 à p_71.p65 57
58 porosité des organisations, du métissage des métiers et comportent des risques de banalisation. C est aussi, pour les entreprises de l économie sociale, le moyen de poursuivre leur histoire au service des personnes. L ampleur des transformations renvoie aux opérationnels et aux élus dirigeants la charge de s approprier de concert les objectifs et les enjeux et d instaurer une coopération plus étroite. La formation est un moyens privilégié d y parvenir. Est-ce suffisant? Les techniciens acceptent assez volontiers la contrainte de formation sur leur temps de travail. Il n en est pas de même pour les bénévoles qui doivent y sacrifier les rares week-ends que leur laissent leurs engagements sans compter les obligations professionnelles et familiales. Quand, en plus, ces formations leur font mesurer l ampleur de leur responsabilité y compris pénales, on comprend mieux leur réticence même s ils sont nombreux à être convaincus de la nécessité de se former. Une créativité sans cesse à l œuvre Faut-il craindre pour les organisations de l économie sociale, et plus particulièrement pour les mutuelles et les coopératives d épargne, le laminage de leur spécificité par le marché les aspirant sans cesse davantage loin de leurs territoires d ancrage et de leurs pratiques au profit d une globalisation de moyens? De fait, des raisons de rester confiant nous viennent du terrain luimême. Si on regarde ce qui s y passe on remarque, à côté des organisations structurées de l économie sociale, de nouvelles créations le plus souvent associatives. Elles surgissent pour résoudre des manques sociaux que suscitent les évolutions sociales. Rien de nouveau sauf leur méthodes. Pour elles, pas question de patienter. Elles savent mobiliser l ensemble des compétences institutionnelles, collectivités territoriales, services publics, associations et entreprises de l économie sociale... Chaque fois que ces initiatives peuvent s adosser à ces dernières, elles se consolident rapidement grâce à l apport de compétences, de locaux et, accessoirement, de financements. En retour et pour prix de leurs bons offices, les entreprises de l économie sociale partenaires retrouvent la fraîcheur des convictions d origine et se «régénèrent» en quelque sorte au contact d une génération nouvelle d organismes de l économie sociale. Cette note d optimisme sera ma conclusion. ń T 166 p_1 à p_71.p65 58