SOLIDARITES INFORMELLES. Smaïn Laacher



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Transcription:

SOLIDARITES INFORMELLES LES DEUX MONNAIES DES SYSTÈMES D'ÉCHANGE LOCAL (SEL) Smaïn Laacher avec la collaboration de Francis Bloch-Malikow

SOMMAIRE Remerciements 4 Introduction 5 Une problématique rédéfinie 6 Méthode 8 L'observation des lieux et des pratiques 10 Présentation des trois SEL 11 Catégories indigènes et éthique des échanges 19 Liens, échanges et «richesse» 27 L'épicerie du SEL de Saint Quentin-en-Yvelines 33 Les écarts à la règle 38 Conclusion 45 Bibliographie 49 ANNEXE 50 Le guide d'entretien 51 Les trois bons d'échange des trois SEL 53 La charte de Solidaire 54 La charte d'adhérent du SEL de SQY 55 La charte du SEL de Paris 57 Le règlement intérieur du SEL de Caen 59

REMERCIEMENTS Ce travail doit beaucoup aux adhérents des SEL de Caen, de Paris et de Saint Quentin-en- Yvelines. Merci pour leur grande disponibilité. Denis Arbel, Alain Bertrand, Nicole Guilloteau, Alain Bouhier et Armand Tardella, nous ont accueillis et «guidés» dans leur SEL respectifs. Nous les remercions vivement pour l'intérêt constant qu'ils ont montrés pour notre travail. des entretiens. Merci aussi à Francis Bloch-Manikow et Frédéric Hontschoote pour leur aide dans le recueil Enfin un grand merci à Laurette Mokrani pour la lecture attentive de ce texte.

INTRODUCTION Initialement notre recherche avait pour objet de construire les formes de contraintes symboliques et matérielles attachées à quelques politiques monétaires fondamentales qui ont cours dans les systèmes d'échange local (SEL). Ces politiques monétaires pouvaient être empiriquement saisies au sein de trois SEL exemplaires. Le SEL de Paris qui organise ses transactions à partir d'une monnaie locale dont la valeur est alignée sur le franc ; le SEL de Caen qui utilise la monnaietravail ; enfin, le SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines qui, lui, a choisi la monnaie fondante '. Notre souci était, à partir de ces différentes politiques monétaires, d'expliciter les déterminants de ces choix volontaires visant à fonder un ordre des échanges et un type de lien social entre les personnes. Pour ce faire, nous formulions trois hypothèses. La première était que la biographie des responsables, qui sont en même temps les fondateurs de ces SEL, n'était pas sans incidence sur les choix effectués en matière d'organisation et de politique monétaire. Dans cette perspective, il nous semblait que le degré de rupture ou de conciliation avec les contraintes et les impératifs sociaux et économiques du marché s'expliquait en partie par la qualité de l'insertion socio-professionnelle de ces responsables, et par l'existence (ou l'inexistence) d'une expérience militante passée ou actuelle. La seconde hypothèse, en rapport avec la précédente, était que l'identité de chacun de ces trois SEL renvoyait à un aménagement spécifique des rapports symboliques et économiques entre les personnes. En clair, il existait, selon le médium monétaire choisi, une variation plus ou moins significative dans la définition de notions comme celles de compétence, de travail, de partage des richesses, d'échange, etc. Plus largement, la question était de savoir si le mode d'organisation monétaire des échanges atténuait, transformait ou déplaçait de nouvelles formes d'inégalités et de 1 Les SEL qui adoptent la monnaie-travail la mobilisent et la qualifient de «monnaie la plus juste». Sa vocation qui se décline dans l'impératif suivant : une heure égale une heure, quel que soit le «service» effectué, est bien plutôt un mode d'organisation éthique des échanges. Ce qui est recherché, ce n'est pas le juste prix mais la symétrie des valeurs temporelles : une heure d'une vie est équivalente à toutes les autres quelle que soit la grandeur des personnes. Quant à la monnaie fondante, elle vise à accélérer les échanges en faisant un don en monnaie locale (1000 pavés par exemple ) à tout nouveau membre. L'objectif est double : d'une part, favoriser une entrée aussi rapide que possible dans le cycle des échanges, d'autre part, lutter contre la peur d'un solde négatif du compte. En contrepartie de ce don en monnaie, le solde positif des comptes de chacun est soumis à une taxe mensuelle de 3% afin de récupérer tout ou partie de la somme distribuée. Cette récupération graduelle est appelée «cotisation solidaire». Nous reviendrons plus longuement sur ces questions au cours de nos développements. ç

domination entre les personnes et les groupes en fonction de leur ressources matérielles et symboliques. Enfin troisième et dernière hypothèse. Les trois politiques monétaires que nous voulions étudier n'étaient pas envisagées seulement comme des intermédiaires facilitant des échanges plus ou moins équitables mais bien plutôt, chacune à leur manière, comme des politiques pédagogiques de déconditionnement des habitudes acquises en matière d'échanges économiques et d'usages monétaires (individualisme monétaire, relations aux banque, au crédit, etc.). Après plusieurs semaines d'enquête, nos hypothèses initiales se sont à la fois légèrement modifiées et surtout élargies et complexifiées. Nous pouvons maintenant résumer les éléments qui constituent la problématique que nous allons dérouler tout au long des développements qui vont suivre. UNE PROBLEMATIQUE REDEFINIE Sans aucun doute, les membres fondateurs de ces trois SEL ont joué un rôle décisif dans le choix des politiques monétaires et ainsi ont été à l'origine, pour leur SEL, d'une vision de l'échange équitable. Au cœur de celle-ci - ou plus précisément la condition pour inscrire celle-ci dans la pratique quotidienne -, réside le choix de la bonne monnaie, «d'une monnaie sacrée parce qu'elle permet des échanges humains sans exploitation» 2. Pourtant, au sein de chaque SEL, des controverses et des pratiques différentes existent à propos de la définition de ce qu'est une «monnaie juste» et d'un «échange qui rend plus riche en liens qu'en biens». Dans cette perspective, il nous faut rendre compte, d'une part, des catégories économiques indigènes qui sont mobilisées pour qualifier ce qu'est un bien, un service, une dette, du travail, etc. ; d'autre part, des controverses nombreuses et fréquentes (auxquelles participent les fondateurs) portant sur les pratiques monétaires et la qualité des échanges. Ces luttes de définitions sur ce qu'est et doit être un 2 Cf. à ce propos, Aglietta Michel et Orléan André (sous la direction), La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998 ; Gesell Silvio, L'ordre économique naturel, éditions M. Issautier, 8ème édition, 1948 ; Simmel Georges, Philosophie de l'argent, PUF, 1987 ; Mauss Marcel, Sociologie et Anthropologie, PUF, 1950. 6

SEL offrent une vue précise et synthétique des enjeux politiques et symboliques pour l'ensemble des SEL. Ces premières données nous mettent objectivement en présence de ce que nous appellerons une économie volontaire. Celle-ci est très codifiée : existence de règlements, d'un «esprit», d'une charte, d'une monnaie locale, d'une comptabilité, de bons d'échanges, d'activités collectives, d'un usage important d'internet et de l'ordinateur, etc. Mais, comme dans l'économie officielle, il y a dans les SEL une gestion des relations entre l'officiel et l'officieux, le déclaré et le non déclaré, une tension permanente entre conformité et écart à la règle, une négociation de la valeur des transactions, des compétences ou des savoir-faire demandés, d'autres pas ou très peu, etc. Par ailleurs, cette économie volontaire - et c'est en cela qu'elle s'oppose à l'économie officielle - structure les échanges à partir d'une politique monétaire locale qui, selon les SEL et la nature des échanges (biens ou services), autorise (ou interdit) les personnes à déterminer elles-mêmes les conditions de l'échange et la valeur (le prix) des biens ou des services. Aussi pourrions-nous dire que l'économie des SEL et l'économie de marché sont semblables et opposées. Il existe non pas une relation contradictoire de compétition ou de dénégation entre ces deux économies mais une symétrie. Pourtant, selon le degré de contrainte de la politique monétaire en vigueur ( politique du «laisser faire», politique de «don forcé», ou politique «égalitariste»), se constitueront des réseaux informels d'échanges dont la particularité fondamentale réside dans leur caractère transitif: l'organisation des échanges et leurs modes de rémunération s'appuient constamment sur une subtile composition entre ressource interne (notoriété, crédit en monnaie locale, nature de l'offre proposée, responsabilité au sein du SEL, etc.) et ressource externe (disponibilité financière, sociabilité, position sociale, compétence professionnelle, possession d'un appartement assez grand pour y tenir des réunions, etc.). Il y a à la fois passage continuel entre le SEL et le marché, et mobilisation systématique des avantages matériels et symboliques des deux marchés, le monétaire et le non monétaire (le SEL). Ainsi, dans cette perspective, on peut envisager l'espace du SEL comme un marché secondaire des compétences reposant sur des règles écrites et non écrites. On offre des compétences, on cherche des compétences, on teste des compétences. Ces trois figures peuvent se /

retrouver indépendamment les unes les autres comme elles peuvent être constitutives d'une stratégie cohérente en matière d'insertion socio-professionnelle. Mais la fluidité, le vciume, la qualité des échanges, ainsi que leur circulation entre les diver* marchés, sont en grande partie déterminés par le degré de formalisation scripturale et comptable de chaque SEL. Cette formalisation, qui se veut transparente et démocratique (donc fortement contraignante), produit sur la structure des échanges des effets pratiques obligeant à transgresser les règles officielles. Cette transgression ne vise pas officiellement à porter atteinte à «l'esprit» du SEL et à l'intérêt général, mais recherche la maximisation des échanges. Cette configuration nous suggère l'hypothèse suivante : nous sommes en présence d'une économie volontaire qui ne peut tout réguler (même quand elle le désire comme dans le cas des SEL fonctionnant à la «monnaie travail») ou qui ne veut pas tout réguler. Dans les SEL, il y a des contraintes empêchant une plus grande fluidité des transactions, ce que certains adhérents appellent «des obstacles à l'échange». Une des manières, officieuse, d'accélérer la circulations des biens et des services, de réduire les obstacles à l'échange, c'est de contourner, de redéfinir ou d'assouplir les règles officielles. Par exemple, en utilisant de l'argent et de la monnaie locale au sein du SEL pour certaines transactions ; de limiter son débit en utilisant de l'argent ; en recourant au troc ; en ne comptabilisant plus les échanges ; en échangeant de la monnaie locale contre de l'argent ; ou en augmentant le temps passé au travail dans les SEL dont la règle est la «monnaie-travail», etc. Ces pratiques, il nous faudra les expliciter. METHODE Les entretiens Nous avons réalisé au total, pour les trois SEL, vingt cinq entretiens approfondis. Pour une vingtaine d'entre eux, nous les avons réalisé en deux ou trois étapes. Ces entretiens ont duré entre quatre et six heures chacun. Tous se sont déroulés à l'aide d'un magnétophone. Les personnes nterwievées, conformément à notre réponse à l'appel d'offre, ont été choisies en fonction de leur ancienneté, et parmi les adhérents les plus anciens, ceux qui échangent le plus souvent. 8

Ainsi, une dizaine d'entretiens ont été réalisés auprès d'adhérents du SEL de Paris.. Nous avons par ailleurs interviewé les deux principaux responsables du SEL de Paris (qui en sont les fondateurs) ainsi que la trésorière, responsable de la comptabilité en Piafs. Ces personnes sont très ajlives 'i,m le do:v.ii:v;..-. > czh-.r...'.. a possède:.: u la :"bis \ùe min. JÍ. J i.j cibuis : «l'aventure» et une vue très précise du fonctionnement de leur SEL. Pareillement, une dizaine d'entretiens ont été réalisés auprès des adhérents du SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines. De la même façon que pour le SEL de Paris, nous avons choisi les plus anciens et les plus actifs. Le responsable, figure charismatique, a lui aussi été, à plusieurs reprises, interviewé sur le mode formel et dans le cadre de conversations informelles. Enfin, le responsable du SEL de Caen a été longuement interviewé ainsi que six adhérents des SEL de Caen et de Vire. Notre analyse s'est évertuée à expliciter les informations et les significations pertinentes contenues dans les entretiens. Nous avons opéré plusieurs lectures d'un même entretien. S'il est vrai que nous sommes ici proche d'une méthode herméneutiques consistant à chaque nouvelle lecture d'un même texte à relever de nouveaux contenus sémantiques, notre ambition ne s'est pas limitée à un travail de déchiffrement de textes. Nous avons choisi, pour lire et interpréter nos entretiens, l'analyse comprehensive fondée sur la rigueur et l'imagination, pour reprendre l'expression de Mills C. Wright. La notion d'imagination traduit un effort nécessaire de représentation (dans les domaines cognitifs et discursifs) des pratiques, des mécanismes et des modes d'engagement qui ont produit les situations ou les phénomènes évoqués par nos interviewés de manière explicite ou simplement allusive. Nous avons répertorié les éléments communs et les éléments divergents d'un entretien à l'autre en prenant appui sur la grille thématique de notre guide d'entretien. Nous obtenons ainsi un tableau à trois colonnes : col 1 : les idées (ou représentations) similaires d'un entretien à l'autre ; col 2 : les différences ou les discordances ; col 3 : les valeurs et les pratiques propres à l'interviewé. 9

Ainsi, au sein de chaque colonne, nous pouvions très rapidement repérer et choisir les extraits qui nous semblaient les plus illustratifs pour nos analyses. L'OBSERVATION DES LIEUX ET DES PRATIQUES Nous avons effectué nos observations au sein de trois espaces dans lesquels se jouait, du point de vue théorique, la vocation des SEL, et dans la pratique quotidienne, les différentes modalités d'organisation des échanges. Le premier espace observé fut celui dans lequel se déroule à date fixe et dans un lieu obligatoirement couvert, les échanges de biens et de produits pour l'ensemble des adhérents. Cet espace est appelé «la bourse locale d'échanges» (BLE). Ces bourses nous ont permis de comprendre comment se présente un marché SEL, quels sont les objets et les produits proposés à l'échange et ainsi de voir concrètement comment se fixent et se négocient les prix. Le second espace que nous avons eu la possibilité d'observer est celui des réunions ordinaires et extraordinaires (un conseil d'administration, une assemblée générale, etc.). Nous avons par ailleurs participé à la rencontre nationale (Intersel 2000) des SEL qui s'est déroulée à Saint Jean Le Blanc (Normandie) du 23 au 26 août 2000 et qui a réuni plusieurs dizaines de SEL et environ 300 adhérents. Cette rencontre fut pour nous très précieuse et très instructive car elle a été un moment où se sont exprimés des points de vue, où ont été exposés des pratiques et des «manières de faire», des controverses sur la «nature» politique des SEL et leur «degré de subversion». Enfin, le dernier espace dans lequel nous avons effectué quelques observations est celui de l'épicerie «selservice» du SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines. Celui-ci a été le premier à créer une épicerie qui propose des produits alimentaires, pour l'essentiel, achetés en francs mais revendus en monnaie locale (le pavé). Cette épicerie se tient tous les samedis. Elle est ouverte à tous les adhérents de tous les SEL. La compréhension de cette expérience inédite est importante car elle livre des indications très précieuses sur la manière d'articuler «sans perversion l'économie de marché et le système SEL (...) La difficulté est de créer de l'échange équitable avec des produits qui ont été fabriqués par le marché» (un responsable de SQY). Par ailleurs, nous avons assisté à l'assemblée générale du SEL de SQY en novembre 1999. Au cours de celle-ci a été abordé un 10

problème intéressant, celui d'une introduction maîtrisée «et à toute petite dose» de l'argent dans le domaine du fonctionnement ordinaire du compte SEL. PRESENTATION )ES TROIS SEL Les SEL que nous avons étudié, ceux de Paris, de Saint-Quentin-en-Yvelines (SQY) et de Caen ont bien évidemment de nombreux points communs. Ils sont juridiquement organisés en association et sont adhérents à la Charte des SEL qui codifie la philosophie générale et signe leur appartenance à un même «esprit» ou, ce qui revient au même, à une même «éthique des échanges». La publicité des transactions s'opère à l'aide d'un catalogue des ressources où sont consignés les offres et les demandes de chaque adhérent. Tous les trois matérialisent leurs transactions et leur comptabilité par un système de bons, appelé «bon d'échange» et organisent périodiquement des bourses locales d'échanges (BLE). Mais à y regarder de plus près, les différences qui apparaissent ne peuvent pas être réduites seulement à des modes d'organisation spécifiques. Elles sont liées, pour les plus fondamentales d'entrés elles, à la tentative d'introduire la plus grande équité possible dans les échanges 3. Plus précisément, ces différences résident dans les politiques monétaires mises en place dans chacun des ces SEL. En attendant d'y revenir plus longuement, énonçons rapidement ces trois politiques monétaires. Le SEL de Paris, qui est né en mars 1996, compte aujourd'hui environ 400 adhérents. Il est, à notre connaissance en France, le SEL le plus important en nombre d'adhérents. Etant donné l'ampleur du travail à effectuer quasi quotidiennement, les responsables ont jugé «nécessaire» l'embauche d'une personne en contrat emploi solidarité (CES). Le piaf est le nom de la monnaie locale. Un Piaf est égal à un franc. Mais presque toujours, les biens et les services auxquels on accède avec cette monnaie valent en règle générale «moins cher que sur le marché», selon l'expression d'un adhérent. 3 Laacher Smain, «Les systèmes d'échanges locaux et la question de l'échange», Silence, n 298, février 1998. 1 1

Les échanges se font de gré à gré. C'est indéniablement ce qui caractérise la politique monétaire du SEL de Paris : les prix sont libres, c'est-à-dire qu'il est officiellement recommanda de «négocier» et de «marchander» la valeurs des biens et des services. L'association n'intervient pas dans les :. -,;lu".;ig : 1. o y..\.l >y.\j,l"- :-dh ::':.: ;, A '-',:z :!'c'i\i;hi_\, vvfjun: '..- _ ;>.:!ei.v. transactions pratiquer, essentiellement dans le domaine des services, l'échange fondé sur la «valeurtravail» (1 heure = 1 heure). Cette pratique est tout à fait tolérée mais elle reste très minoritaire. Le SEL de Caen a, quant à lui, été créé en 1997. Il compte aujourd'hui 135 adhérents. La monnaie locale s'appelle le grain de sel. Dans ce SEL nous précise un de ses responsables, «il est fortement conseillé de pratiquer le 1 heure égale 1 heure. C'est conseillé mais ce n'est pas imposé, les gens peuvent négocier (...) Si un bon d'échange arrive avec une heure pour plus de 200 grains, on ne va pas le refuser. Du moment qu'il y a eu accord des deux personnes et que ça a été signé, il n'y a pas de problème». Pas de règle imposée mais un mode de régulation dominant : celui de la «monnaie-travail». Le principe est le suivant : une heure égale une heure quel que soit le service échangé. Ainsi, l'heure passée à faire les carreaux vaut le «même prix» qu'une heure d'expertise fiscale. Seules les transactions de biens matériels échappent à cette obligation morale. La valeur des produits (périssables ou non) est laissée à l'appréciation des contractants. Elle fait l'objet d'une «négociation» de gré à gré. Ici, comme d'ailleurs dans les deux autres SEL étudiés, la communauté des adhérents peut fixer directement la définition légitime du mode de régulation des échanges : le gré à gré fixant librement le prix de la transaction ou la «monnaie-travail» qui impose soit un prix de l'heure, soit une «fourchette» à ne pas dépasser, par exemple entre 50 et 70 grains de l'heure. Le SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines est né en 1996 et compte à ce jours 150 adhérents. Sa monnaie locale est le pavé. Il a à l'évidence un statut quelque peu particulier au sein de la «mouvance de SEL» et du même coup se différencie des SEL de Paris et de Caen. Non pas tant 4 La mise au vote du choix de la politique est possible, pas toujours avec succès : «Oui les comptes posent problèmes, et ils sont à mon avis incontournables, surtout lorsqu'on cherche à mettre au point un système qui ne soit pas simplement local. Pour le Sel de la Double, j'avais proposé que l'unité d'échange soit l'heure, plus de monnaie, mais du temps échangé. On ne s'aligne plus sur le Franc (parce qu'on fait tous ca, non?) mais sur le temps. En plus d'avoir la satisfaction d'éradiquer la monnaie, cela faisait la nique au passage à l'euro, qui ne simplifiera pas les intersels. Cette piste me plaisait, mais elle n'a pas été retenue. Vox populi...». 5 Comme par exemple au sein du SELd'Ivry qui a inscrit dans son règlement intérieur l'obligation de pratiquer «le 1 heure égale 1 heure». 6 Une heure peut valoir par exemple 60 grains de sel. 12

dans le mode de fixation des prix des transactions. Comme dans les autres SEL les adhérents peuvent librement décider, lors des négociations, de la valeurs des produits et des services. Pour le SEL de SQY, la pratique dominante est le gré à gré dans le mode de fixation des prix. Ce qui n'interdit pas à certains adhérents de préférer la «monnaie-travail» quand il s'agit de fixer le mode de rémunération d'un service effectué. Là encore, il est nécessaire de nuancer et de mentionner, pour être plus précis, que pour une même personne la règle peut être soumise à exception ou à variation : on peut avec certaines personnes, pour certains services, lors de certaines périodes (en général de fort débit) faire jouer le gré à gré ou la «monnaie-travail». Le statut particulier du SEL de SQY tient principalement dans le choix de la monnaie fondante comme politique monétaire seule susceptible à la fois «d'accélérer les échanges» et de pratiquer une «politique de relance». Cette politique monétaire, la première tentée dans un SEL en France, a été initiée par Armand Tardella président du SQY en janvier 1997. Il vaut la peine de s'arrêter un instant sur cette expérience, souvent citée comme un exemple d'innovation. Après un an environ de fonctionnement, un constat sans appel s'imposait à tous : les personnes dont le compte était «négatif» n'osait pas entrer dans le cycle des échanges. On offrait mais on sollicitait peu, voire pas du tout. Le seul processus qui était privilégié par beaucoup était celui de l'accumulation primitive de pavés. Face à cette «peur d'échanger quand on est en découvert», le président a proposé deux mesures «radicales» pour lutter contre cette «inhibition». Tout d'abord, le versement à chacun et à tout nouvel adhérent de 1.000 pavés (équivalent de 1000 francs) ; ensuite un «prélèvement» mensuel de 3% sur les soldes positifs à titre de «cotisation solidaire» pour alimenter le «compte commun» en remplacement de la cotisation annuelle. Au bout d'une année, la «peur d'échanger» avait largement diminuée et le volume d'échange a été multiplié par 3,5. Pour le SQY, ces mesures approuvées par une très grande majorité d'adhérents ne remettent pas en cause l'équité dans les échanges puisque ce qui est «taxé», ce ne sont pas les montants des transactions, ou la liberté de fixer soi-même la valeur des choses, mais les avoirs monétaires, les crédits. Ces mesures incitent les personnes à ne pas thésauriser ainsi et, c'est peutêtre plus inattendu, à échelonner les paiements (en pavés) de transactions financièrement importantes («achat» d'un ordinateur, d'une télé, etc.). Par ailleurs, et comme pour renforcer davantage l'implication de chacun dans le bien commun, les pavés ainsi collectés sont mobilisés 13

pour deux types d'activités fondamentales : la rémunération liée au fonctionnement quotidien du SEL et la confection de projets fédérateurs, par exemple la mise en place d'une épicerie-sel sur laquelle nous reviendrons plus longuement. Ces trois politiques monétaires doivent beaucoup à leurs fondateurs. Que ce soit Alain Bertrand pour le SEL de Paris, Armand Tardella pour le SQY ou Alain Bouhier pour celui de Caen, tous les trois ont non seulement été à l'origine de leur SEL respectifs mais ils ont été ceux qui ont «proposé» à leurs adhérents une vision idéologique et des principes de justification de l'échange équitable. C'est particulièrement vrai pour Alain Bertrand et Alain Bouhier dont l'engagement dans les SEL (et non plus seulement leur SEL) est théorisé et fondé sur un argumentaire très franchement militant. Pour Alain Bertrand qui a été l'un des quatre fondateurs du premier SEL français en Ariège, devenu par la suite, grâce à cette antériorité qui est aussi un capital d'expérience inédit, une sorte d'expert en création de SEL, la «dimension politique» est d'emblée présente lors de la mise en place du SEL de Paris. Cinquante ans, père de deux enfants, ce militant écologiste est issu de la bourgeoisie parisienne, il a voyagé dans le «Tiers-monde» (Afrique et Amérique Latine essentiellement) et vécu, dans les années 70, six mois en brousse en Afrique, exerçant le plus souvent des «petits boulots intellectuels, comme par exemple enquêteur en Afrique pour l'orstom». Il a été et reste une sorte de militant professionnel. En 1981, il rencontre Teddy Goldsmith «qui m'a fasciné», nous dira t'il, et chez qui il perçoit une fibre écologiste très prononcée après l'avoir entendu exposer son point de vue sur le développement présenté «comme une nouvelle forme de colonialisme». C'est encore Teddy Goldsmith qui lui parle pour la première fois des LETS anglais (Local exchange and trading system 7 ). Pendant de nombreuses années, il va vivre à la campagne et apprendre «à connaître le monde paysan : des gens qui savent tout faire, des gens qui sont intelligents, des gens qui ont des valeurs qu'ils défendent». De là vient son intérêt pour les questions agricoles et son adhésion à l'alliance Paysans Ecologistes Consommateurs (APEC) qui prenait la défense des «petits paysans contre l'agriculture industrielle». L'équivalent des SEL français. 14

Mais ce n'est pas seulement sa position de fondateur du premier SEL français 8 qui lui permet de parler avec autorité des monnaies locales, de leurs avantages mais aussi et surtout des limites idéologiques et économiques des différentes politiques monétaires qui ont cours dans Ie:> SEL. C'est aussi une indéniable connaissance historique des différentes expériences étrangères, en particulier des causes de leurs échecs. Parce qu'il est l'un des rares à connaître la littérature anglosaxonne sur le thème des monnaies locales, sa «parole» sera décisive dans l'instauration du gré à gré comme mode dominant de fixation des prix. «Cette histoire de monnaie locale, nous dit Alain Bertrand, a démarré dans les années 70 en Californie, les mouvements «pop», la révolution des mœurs, les soixante-huitard californiens, c'était ça le contexte historique. L'idée dominante, c'était 1 heure égale 1 heure. Donc une idée assez rigide. Mais ça ne fonctionnait pas, c'était pas souple du tout. Les gens qui avaient du matériel ou des compétences techniques, ou qui devaient préparer un peu auparavant (par exemple des cours informatique, etc.) et bien, ces gens n'adhéraient pas trop ou se désinvestissaient. C'était une très belle idée mais ça ne fonctionnait pas, les gens ne jouaient pas le jeu. Et les gens ce sont dit : "on va essayer d'introduire un peu plus de souplesse dans ce système ; après tout pourquoi est-ce que 1 heure de travail égalerait 1 heure de travail? Finalement, les gens sont majeurs et vaccinés et ils peuvent très bien s'entendre". C'est Michael Linton, un informaticien, qui a eu un coup de génie et qui a proposé autre chose : on ouvre un compte en monnaie locale sous forme de bons d'échange à tous les adhérents et tout le monde démarre à zéro et on a le droit de débiter sur ce compte. Mais il fallait quelqu'un pour gérer les comptes et Michael Linton s'est proposé parce qu'il était informaticien. Le système que nous avons à Paris et dans les autres SEL avec débit, crédit, bon d'échange, comptabilité, etc. vient en droite ligne de Linton. Mais au bout de deux ou trois ans, ça s'est cassé la gueule parce qu'il y avait des gens qui avaient énormément profité du système : des gens ont été volés, d'autres lésés, etc. Ca a beaucoup fait réfléchir. Et on sait pourquoi ça a capoté : parce que Michael Linton établissait un peu trop seul les règles de cette "banque alternative". Alors les gens ont commencé à créer d'autres règles. Le principe fondamental à été maintenu mais on a rajouté trois autres mécanismes. Tout d'abord tous les comptes démarrent à zéro et les comptes reflètent la valeur des échanges au sein d'un groupe. Ensuite, il y a un débit et un crédit autorisé ; les gens sont plus regardant sur le débit autorisé. Enfin, une autogestion totale du système et une transparence complète des comptes et des transactions. Compte tenu de cette histoire et de ces expériences, nous avons choisi, à Paris, un système fonctionnant sur le gré à gré, sans imposer un tarif unique. Les gens sont responsables et il faut se faire confiance. Le gré à gré repose sur la responsabilité et la confiance réciproque. Mais les gens peuvent fonctionner à la monnaie-temps s'ils le veulent. A eux de décider». 8 Laacher Smaïn, «Economie informelle officielle et monnaie franche. L'exemple des systèmes d'échanges locaux», Revue Ethnologie française, n 2, juin 1998. 15

La préférence, dans le SEL de Caen, pour la «monnaie-travail» comme mode de régulation dominant des échanges, obéit à d'autres déterminations biographiques. Même si la configuration générale du SEL de Caen reste relativement proche de celle de Paris et dans une moindre mesure de celle de SQY. Le fondateur et l'actuel président, Alain Bouhier, âge de 49 ans et père de trois enfants, d'origine bretonne, issu d'une «famille catholique» de cinq enfants dont le père était «directeur de société» et la mère «une épouse au foyer», est aujourd'hui ingénieur en informatique. «Après quelques études de socio-psycho» vite arrêtées «parce que j'avais les gamins, une vie de famille, il fallait donc que j'assure financièrement», il décide de rentrer à la poste comme facteur. Au bout de six mois, il quitte son emploi et en trouve aussitôt un autre à l'assedic. «Je suis resté 12 ans à l'assedic mais pas plus de six mois au même poste (...) J'ai changé 15 fois de poste puisque j'ai gravi tous les échelons, j'ai découvert les ordinateurs et j'ai appris sur place, dans le concret (...) J'ai utilisé toutes possibilités de formation si bien que quand je suis sorti de l'assedic, j'avais en poche un diplôme d'ingénieur en informatique. J'étais cadre et responsable syndical CFDT, responsable de la commission hygiène et sécurité. Quand j'ai quitté l'assedic, j'étais chef d'antenne d'une ASSEDIC. C'était moi le chef (...) Quand j'ai entendu parler la première fois des SEL, c'est en lisant un article du Nouvel Observateur sur le SEL d'ariège. J'ai trouvé l'idée absolument géniale. Cela correspondait à tout ce que je cherchais. J'avais déjà essayé dans ma tête de monter un système comme ça et il y en a qui l'ont fait. J'ai pris contact avec le SEL de l'ariège. Ils m'ont parlé des SEL, entre autre celui des Vans. Ce n'est qu'un an plus tard que j'ai appris qu'il se formait un SEL à Caen. Et au bout d'une année, compte tenu que j'avais mis en place un bulletin, un programme pour gérer les adhésions, des annonces, un système de comptabilité et d'enregistrement des transactions et bien, on m'a élu président. C'était un SEL très théorique : on parlait beaucoup et on n'échangeait pas. Il y avait à l'époque une dizaine d'adhérents, aujourd'hui nous sommes pas loin de 150 (...) Moi dans le SEL, j'offre des dépannages en informatique. Mais je ne demande pratiquement rien parce que je ne pense pas à demander, je pense plutôt à offrir. J'ai beaucoup de mal à demander. Beaucoup, comme moi ne savent pas demander et ne savent pas offrir (...) Dans notre SEL, il y a une base qui dit : une heure égale soixante grains. C'est ce que dit notre règlement intérieur : une activité de médecine ou de balayage, c'est la même chose. Mais il faut dire que 1 heure égale 1 heure, c'est ce qui est conseillé mais ce n'est pas imposé. Les gens peuvent négocier. Mais la dominante, c'est 1 heure égale 1 heure». Avec les SEL de Paris et de Caen, nous sommes dans une logique d'équité (le gré à gré ne lèse personne et la monnaie-travail - toujours conseillée mais jamais imposée sauf à de rares exceptions - réduit la part d'arbitraire dans la négociation), mais aussi de responsabilité, en se refusant par exemple d'intervenir directement, comme dans le cas de la monnaie fondante, dans le cycle des échanges. Les fondateurs et responsables de ces deux SEL ont sans aucun doute, par leur 16

surinvestissement dans cette expérience, leur incontestable charisme, leur culture et leurs choix politiques et idéologiques, ainsi que leur connaissance des «mouvements alternatifs», imprimé leur identité aux SEL auxquels ils appartiennent. Par ailleurs, et cette position politique est essentielle, dans les deux cas, il n'est nullement question de remettre en cause la dimension locale des échanges. Celle-ci doit être coûte que coûte préservée et les échanges doivent toujours se dérouler dans un espace d'interconnaissance maîtrisée par tous. L'ambition n'est pas de construire une «économie alternative» ni de faire des SEL un marché autosuffisant à côté de l'économie officielle, l'économie de marché. La perspective et les ambitions sont quelque peu différentes pour le président du SEL de SQY. Armand Tardella, marié et père de deux enfants, est diplômé de l'ecole normale supérieure de Paris. Il est aujourd'hui «conseiller en organisation». «En 1996, j'avais déjà l'intention de créer un SEL. C'est quand j'ai lu un article sur les LETS anglais que je me suis dit : il faudrait faire la même chose en France. Je suis allé en Angleterre pour m'informer et discuter avec des gens qui avaient monté des LETS. J'ai ramené de la documentation. Et quand je suis revenu en France, je tombe sur un reportage télé sur le SEL d'ariège. Autrement dit chacun de son côté, sans le savoir, avait les mêmes projets : essayer de lutter contre le manque d'argent et l'exclusion. J'ai tout de suite pris contact avec François Terris, le responsable du SEL d'ariège et notre SEL a démarré en même temps que le leur (...). Pour moi un SEL, le mien et les autres, ça créé du lien, les gens recherchent du lien social, ça peut aider pas mal de gens mais ça ne résoud pas les problèmes de fond : celui de la relance de l'emploi et des relations entre l'économique et le politique à l'échelle d'une société (...). Ce sont les pavés supplémentaires, bien plus que la pénalité sur l'épargne, qui ont provoqué cette «relance». Les conséquences de ce nouveau systèmes sont importantes : le remboursement de la «dette» devient automatique. Avec un prélèvement sur les comptes positifs et non sur le montant des transactions (contraire à l'esprit du SEL selon nous), le remboursement progressif est assuré, même si pour une raison inconnue le flux des échanges diminue (...) Rien n'empêche de réaliser des relances successives si les capacités de production existent, elles seront toutes financées. Les relances peuvent être orientées. Il est possible d'investir sur une activité en la finançant par la cotisation solidaire. En définitive, il devient possible de piloter l'économie par le politique (...) Dans le SEL de SQY, les prix sont fixés librement, mais les adhérents peuvent aussi utiliser la monnaie-temps, ce n'est pas la majorité et quand ça se pratique c'est seulement pour les services». 17

L'absence de règles, au sein des trois SEL que nous venons de présenter, quant aux modalités de fixation des prix, résulte d'un compromis entre plusieurs manières de pratiquer des échanges. Il ne s'agit pas pour les adhérents et avant tout pour les responsables de ces trois SEL d'instaurer grâce aux échanges ;m sens de l'égalité mais bien plutôt d'apprendre en faisant des échanges un sens du juste toujours soumis à la délibération. Une des caractéristiques des SEL étudiés, mais cela vaut pour tous les autres, est de réunir en leur sein des catégories sociales parfois fortement éloignées sous le rapport de l'origine sociale, du capital scolaire, de l'activité professionnelle, etc. Cette hétérogénéité des parcours, des expériences et des compétences (techniques, politiques, etc.) constitue un des points de frottements très important entre les personnes puisque cela peut aller jusqu'à provoquer des «scissions» : «pour créer un SEL qui fonctionne à la monnaie-temps nous avons décidé à quelques-uns de partir». Objectivement, ce compromis traduit une tension permanente entre une politique de «laisser faire» reposant sur le pari que le «négociation» est un mode de constitution du juste prix et de contrôle social des sentiments d'autrui (c'est le cas des SEL de Paris et de SQY), et une politique de réduction des inégalités fondée sur l'équivalence des grandeurs : «une heure de la vie de quelqu'un vaut une heure de la vie d'un autre». Il nous faut d'avantage expliciter cette tension afin d'en reconstruire les enjeux fondamentaux. Il nous semble que le plus approprié pour mener à bien cette opération est de soumettre à examen les controverses souvent passionnées qui ont pour objet les «conditions nécessaires» pour réaliser des échanges structurellement dégagés de tout esprit d'exploitation. Il ne s'agit pas de confronter des points de vue abstraits mobilisant des mais de dessiner un espace concret des points de vue relatant des expériences vécues et des pratiques actuelles. Cette perspective nous permettra ainsi de rendre compte, entre autre, des catégories indigènes qui sont au fondement des définitions et des classements qui sont à l'œuvre au sein des SEL. 18

CATEGORIES INDIGENES ET ETHIQUE DES ECHANGES. DE QUELQUES CONTROVERSES On ne choisit pas toujours le SEL auquel on veut adhérer. Pour des raisons de commodité géographique, d'intégration dans le groupe et de maximisation de la confiance dans les échanges, on va dans le SEL le plus proche, celui de sa ville ou de son quartier. Pareillement, on ne peut redéfinir ou remettre en cause, lors de son adhésion, la validité de la monnaie 9, ou plus généralement proposer une autre politique monétaire que celle déjà définie par le groupe. Tout comme il est impossible de déplacer le seuil de tolérance des débits et des crédits. Ce sont là autant de mécanismes structurels qui participent à l'identité de chaque SEL et qui sont en général codifiés dans des textes, en premier lieu dans le règlement intérieur. Mais ce cadre général n'interdit pas l'existence, au sein d'un même groupe, de pratiques particulières d'échanges, c'est-à-dire de procéder à des transactions et à des évaluations qui ne soient pas conformes à la règle. Un SEL n'a de chance de durer, sans devenir une coquille vide, que si ses adhérents échangent le plus souvent possible. Pour cela, il semble qu'il faille au moins remplir trois conditions : que les offreurs trouvent des demandeurs et réciproquement ; que les personnes aient l'occasion de se voir et de se parler le plus souvent possible en dehors des échanges singuliers (par exemple de ce qu'elles pourraient échanger) ; enfin, que la valeur de l'échange ne soit pas livrée à la subjectivité de chacun, c'est-à-dire à la loi du plus «fort» (du fort en thème, du moins timide, du «charmeur», du plus charismatique, de l'expert, etc.). Si la première condition n'est pas remplie, personne n'est lésé et l'échange au mieux tardera, au pire ne se fera jamais. La seconde condition est plus facile à mettre en place et elle existe dans nos trois SEL avec des effets généralement reconnus comme bénéfiques : les bourses locales aux échanges (BLE), les fêtes, les sorties collectives, la création de «pôles», d'ateliers, de stages, de commissions, les réunions inter- SEL, etc., sont autant d'activités fédératrices et créatrices de projets communs. La troisième condition est indéniablement la plus problématique car elle est celle qui met directement en jeu 9 Aglietta Michel et Orléan André (sous la direction de), 1995, Souveraineté, légitimité de la monnaie, Association d'économie financière, Caisse des dépôts et consignations ; Servet Jean-Michel (sous la direction), Monnaies locales et lien social, (émergence des systèmes d'échange local, recherche soutenue par le Mécénat de la caisse des dépots et consignations. Groupe de Rechercheset d'analyses des Institutions, université Lyon II, 1997. 19

l'identité des personnes, la valeur sociale de leurs compétences ou de leur «savoir-faire», leur réputation et partant la confiance que le groupe leur accorde, le sens qu'elles ont du juste et de l'injuste lors des transactions, en particulier quand elles font l'objet d'un désaccord et se transforment en litiges. Dans le domaine des échanges, les dernières remarques que nous venons de faire se traduisent concrètement par des pratiques et des morales différentes. Différences entre les SEL, bien entendu (encore serait-il probablement plus précis de parler de variations ou de contiuum de pratiques), mais aussi et surtout différences entre les adhérents au sein d'un même groupe. C'est autour de la «meilleure politique monétaire» à mettre en œuvre que se décline la vocation d'un SEL, la qualité des échanges et, plus généralement et plus profondément, le degré de remise en cause des définitions et des classements qui ont cours dans l'économie et la société. Donnons la parole à Nicole et à Chantai, respectivement adhérentes du SEL de Paris et Caen. «Sur Paris, nous avons choisi un système fonctionnant sur le gré à gré, sans imposer un tarif unique. Il y a certains SEL qui préconisent une heure égale à une heure et qui disent : une minute égale à un grain (équivalent à un franc) et donc tout se négociera sur la base de 60 grains l'heure. Donc là, c'est imposé ; dès qu'on arrive dans un sel qui fonctionne comme ça, on adhère à sa charte qui le précise noir sur blanc et on n'a pas le choix (...) Mais les SEL sont autonomes, donc chacun a toute latitude pour expérimenter, et c'est vraiment de l'expérimentation. Alors moi je dis c'est formidable, ils testent. Si les adhérents trouvent leur compte c'est bien, sauf qu'il peut y avoir d'autres groupes qui ne supportent plus l'idée qu'on leur impose quoi que soit. Donc ils disent : «moi je veux, pour mon cours de mathématiques parce queje suis agrégé, je veux le facturer, l'échanger à 120 grains, je veux pouvoir le faire même si j'ai peut être moins de clients potentiels». A partir du moment où les choses se font de gré à gré, moi j'estime que l'on peut faire confiance aussi sur le regard posé par le groupe sur les abus possibles, par exemple on a proposé à quelqu'un de faire du ménage pour 30 piafs de l'heure, et il a accepté. Cette personne m'a parlée parce qu'elle était mal à l'aise après avoir rendu service. Elle m'a dit : «c'est pas beaucoup mais moi je ne savais pas trop, j'ai l'impression de m'être fait avoir, etc.». Je lui ai dit que la prochaine fois, elle dira non». «Je pratique résolument le 1 heure = 1 heure. Je ne prétends pas vouloir la dictature du seul travail manuel. Alors la solidarité envers ceux qui ne sont pas doués pour travailler de leurs mains (les gens pas dotés de biceps, les malades, les vieux, etc.), serait gravement remise en question et soumise à la loi du plus fort. Par ailleurs, on a besoin de tous les styles de compétences, et tout est respectable (...) Mais le problème, quand on me dit qu'il faut beaucoup d'investissement pour apprendre le piano, ou tout autre matière qu'on fait payer très cher, c'est qu'une fois 20

l'investissement amorti, c'est tout bonus pour celui qui encaisse. D'accord, parfois le retour sur investissement est long : et alors? Quand on s'instruit, on y prend plaisir aussi, ou est-ce uniquement par ambition sociale? Après c'est relax non? (...) Si un gars coupe mon bois, ou si je travaille dans la vigne, on n'a pas besoin de longues études c'est sûr, mais notre travail ne nous bonifie pas. A 50 ans on est cassé pour de bon par le boulot, et on n'est pas payé davantage pour autant. Apr-is c'^st pour se faire traiter de bo::«e::x par ceux.7.1í or. - fait des études, et qui :ie r. " r, trouvent.^s assez distingués. Forcément, après une journée à tirer les bois dans la vigne, je vous jure qu'on n'a plus envie de lire Kierkegard. Moi quand je donne une leçon de flûte à bec ou que j'aide quelqu'un à découvrir son ordinateur, ça fait 50 grains et pas un de plus, malgré tout le fric que j'y ai mis pour apprendre. Point final. Sinon c'est toujours les mêmes qui peuvent se payer la musique et le reste (ceux qui ont investi autrefois et qui font payer la séance 500 francs) Remarque la boucle est bouclée et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, entre gens instruits et policés. Pas de risques de se mélanger, pas de risque de promiscuité». Contrairement à ce qui a été parfois avancé, nous sommes loin, avec Nicole et Chantai, d'une obéissance identique aux mêmes principes d'organisation et à une même représentation du rôle d'une monnaie locale et de ses possibles usages économiques et sociaux. Nicole et Chantai ne font pas seulement que décliner des appréciations différentes en matière de «politique monétaire» ; elles disent surtout qu'elles n'attribuent pas la même valeur au temps personnel et qu'elles ne mobilisent pas les mêmes critères pour mesurer la valeur des échanges. Dans le SEL de Paris, auquel appartient Nicole, la pratique dominante lors des transactions est la liberté des prix. Ce SEL n'impose aucune obligation dans le domaine de l'équivalence des échanges. Les transactions sont négociées et les prix sont des prix d'estime : ils sont déterminés en fonction de la qualité de la relation qui s'est nouée avant l'échange ou qui se construit pendant celuici : «Plein de choses entrent enjeu quand la personne te téléphone à propos de ton offre : la voix, le ton aimable ou pas aimable, si elle est agressive ou pas, si ce qu'elle propose sent le problème ou pas, etc. (...) Quand tu rencontres pour la première fois la personne pour faire l'échange, si c'est chez moi, je mets à l'aise, j'offre un pot, etc. ; je privilégie la relation. Quand je vais chez un autre adhérent, s'il passe tout de suite à la négociation, c'est mal parti ; parce que pour moi, ça c'est des relations commerciales, des relations marchandes, ça n'a pas sa place dans le SEL». 21