Les représentations sociales de la profession d huissier de justice



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Les représentations sociales de la profession d huissier de justice Alexandre Mathieu-Fritz * Résumé L auteur Dans la littérature, les médias, au cinéma, ou bien encore au fil des discours tenus quotidiennement par les acteurs sociaux, les huissiers de justice sont fréquemment tournés en dérision, voire vilipendés. Quels sont les fondements de ces nombreuses représentations sociales négatives? Comment les huissiers, ainsi que les instances officielles de la profession, réagissent-ils face à celles-ci? À partir de divers modes d investigation empirique, l auteur présente les principales caractéristiques des représentations associées aux huissiers et propose de rendre compte de certains de leurs facteurs explicatifs en combinant plusieurs démarches d analyse e.g., en étudiant les interactions huissier/débiteur, la place occupée au sein du champ des professions juridiques, l évolution des conditions d accès au corps professionnel, etc. Huissier de justice Médias Professionnels du droit Représentation sociale. Summary Social Representations of the Profession of Bailiff In literature and movies, in the mass media or in the everyday speech of social actors, French bailiffs are often ridiculed or vilified. What lies behind these numerous negative social representations? How do bailiffs and official representatives of the profession react to them? Based on several methods of research, the author presents the main characteristics of these negative conceptions and tries to find their causes by using different procedures of analysis e.g., by studying the interactions between bailiffs and debtors, the place held in the field of legal professions, the evolution of admission conditions, etc. Bailiff Legal professions Media Social representation. ATER au Département de sociologie de l Université de Nancy 2, ses travaux s inscrivent principalement dans le domaine de la sociologie du travail et des professions et de la sociologie urbaine. Il prépare une thèse de doctorat sous la direction de Jean-Yves Trépos sur l évolution et la dynamique actuelle de la profession d huissier de justice. Il est membre des laboratoires ERASE de l Université de Metz et LASTES de l Université de Nancy 2, et a collaboré récemment à l ouvrage intitulé Architecture, urbanistique et société. Idéologies et représentations dans le monde urbain. Hommage à Henri Raymond, textes réunis et commentés par Jean- Marc Stébé, Paris, L Harmattan, coll. «Villes et entreprises», 2001. * Université de Nancy 2, Département de sociologie, 23 boulevard Albert 1 er, F-54 000 Nancy. <alexandre.mf@wanadoo.fr> Droit et Société 54/2003 491

A. MATHIEU-FRITZ La distribution d un blâme, comme d ailleurs d un éloge, à des personnes qui, individuellement, ne font rien pour le mériter, est un phénomène universel. Norbert ELIAS, Remarques sur le commérage, 1985 1. Officiers ministériels délégataires d une parcelle de la puissance publique, les huissiers de justice constituent un rouage indispensable de l institution judiciaire, puisqu ils ont seuls la responsabilité de la signification des actes 2 et de l application des décisions de justice en matière civile, lesquelles peuvent mener notamment au recouvrement des créances par le biais de mesures d exécution forcée telles l expulsion ou la saisie des biens du débiteur. À cet égard, en prêtant attention à la façon dont est représentée socialement la profession d huissier, on est fréquemment conduit à formuler le même constat : globalement, les représentations associées à cette dernière ne semblent pas être à la hauteur de son utilité sociale. Pour tout dire, les huissiers de justice ont très souvent mauvaise presse. En effet, si les avocats et les notaires sont parfois vilipendés, de même que les magistrats, les huissiers apparaissent comme les professionnels du monde juridique et judiciaire les plus mal aimés. Les représentations sociales négatives de la profession d huissier sont fort nombreuses et apparaissent principalement à travers des discours de sens commun et par le biais de diverses productions cinématographique, médiatique et littéraire. En outre, de façon assez paradoxale, les acteurs sociaux reconnaissent volontiers la nécessité de faire appliquer les décisions de justice et toute une frange de la profession se voit gratifiée fréquemment des plus hautes distinctions honorifiques de l État, telles la Légion d honneur ou la médaille de l Ordre du mérite. Ainsi, d un point de vue général, apparaît la nette ambivalence des représentations sociales associées aux huissiers de justice. À partir d une analyse de plusieurs enquêtes d opinion portant sur l image sociale de la profession d huissier et de nos propres investigations, nous allons tenter, dans un premier temps, de déterminer quelles sont les principales caractéristiques des diverses représentations sociales produites à propos des huissiers et de mettre au jour les facteurs sociaux explicatifs de leur variabilité et de leur ambivalence (I). Ensuite, nous essaierons de dégager les causes demeurant au fondement du ridicule et du mépris qui entourent les membres de la profession (II). Enfin, nous tenterons de comprendre comment les instances représentatives du corps professionnel et 1. Norbert ELIAS, «Remarques sur le commérage», Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985, p. 28. 2. La signification consiste à remettre au débiteur les actes de procédure le sommant de rembourser sa créance. Parmi les principaux actes, on trouve, par exemple, la sommation de payer et, après une décision judiciaire, le commandement de payer. 492 Droit et Société 54/2003

les huissiers, dans le cadre quotidien de leur pratique, sont amenés à réagir face à ces représentations négatives, et nous chercherons à mettre en lumière les principales modifications que celles-ci ont subi sur la période récente, ainsi que leurs possibilités d évolution à venir (III). Notre analyse repose principalement sur deux enquêtes d opinion réalisées à la demande de la Chambre nationale des huissiers de justice. La première s est déroulée du 1 er au 15 décembre 1976 sous la direction de la SO- FRES auprès d un échantillon d un millier d individus représentatifs de la population française (âgés de 18 ans et plus) 3. La seconde étude a été réalisée par l IPSOS en février 1995 et mars 1996 4 : la phase qualitative se fonde sur l analyse de 10 entretiens individuels menés auprès de clients d huissiers (sociétés de crédit, URSSAF 5, compagnies d assurance, Trésor public) et des résultats issus de recherches menées lors de réunions regroupant 30 individus rencontrés par groupes de 10 et répartis par catégorie, selon qu ils ont été par le passé débiteurs ou créanciers, ou qu ils n ont jamais eu aucun contact avec un huissier ; la phase quantitative de l enquête repose sur l étude des résultats d un questionnaire soumis à un échantillon de 959 personnes âgées de 18 ans et plus représentatif de la population française (stratifié selon l âge, le sexe, la profession et les régions). Concernant nos propres recherches, outre les matériaux empiriques recueillis au cours de la consultation de l ensemble des principaux recueils de textes et de commentaires juridiques ainsi que des revues consacrées à la profession, nous avons réalisé 72 entretiens, dont 68 auprès d huissiers de justice en activité. Environ 60 séquences d observation de la relation au débiteur ont été également réalisées auprès de 2 huissiers. L analyse que nous proposons se fonde enfin sur l étude des articles de presse concernant la profession d huissier parus dans le journal Le Monde entre 1988 et 1998, ainsi que sur l étude d un corpus d extraits de journaux, d émissions radiophoniques et télévisuelles, réunis par les responsables du service de communication de la Chambre nationale des huissiers de justice pour la période allant de janvier à avril 1998. Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 3. Les résultats de cette enquête sont présentés dans un compte rendu intitulé «Un nouvel auxiliaire de justice pour un nouveau droit des poursuites», Congrès national des huissiers de justice, Grenoble, 26-27-28 mai 1977. 4. Cf. IPSOS, L image des huissiers de justice, mars 1996. 5. Union pour le recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d allocations familiales. Droit et Société 54/2003 493

A. MATHIEU-FRITZ Présentation de la profession d huissier de justice L huissier est un auxiliaire de justice c est-à-dire «un homme de loi dont la mission est destinée à faciliter la marche de l instance et la bonne administration de la justice» 6 chargé principalement de signifier des actes de procédure (civile ou pénale) et de procéder au recouvrement amiable (en concurrence avec les divers organismes de recouvrement) ou judiciaire (de façon monopolistique) de toutes créances et, dans les lieux où il n est pas établi de commissairespriseurs, aux prisées et ventes publiques de meubles et effets mobiliers corporels. Enfin, il peut effectuer des constatations appelées communément constats purement matérielles à la requête d un magistrat ou d un particulier. L huissier présente la particularité de jouir également du statut d officier ministériel, c est-à-dire de délégataire d une parcelle de l autorité publique. En vertu de ce statut, l huissier est nommé par le Garde des sceaux et doit, pour pouvoir exercer, être titulaire d un office, c est-à-dire d une charge, dénommée encore «étude», conférée à vie et qui, une fois acquise, fait partie de son patrimoine 7. Le nombre de charges est limité par un numerus clausus qui détermine la répartition des professionnels sur tout le territoire français 8. Par ailleurs, les officiers ministériels ont des clients auxquels ils sont liés par un mandat 9. Dans le cadre du recouvrement de créances, l huissier de justice représente son créancier : il est donc également mandataire. Il convient de souligner, enfin, que l huissier demeure un professionnel libéral : ses émoluments sont perçus en fonction du volume des services effectués et de tarifs fixés par l État et c est à lui que revient la tâche de gérer son office. En 2002, la profession compte environ 3 300 membres répartis sur toute la France dans 2 058 offices. Leur moyenne d âge est de 46 ans et la proportion de femmes s élève à près de 20 %. Aujourd hui, une maîtrise en droit est demandée aux individus souhaitant réaliser le stage professionnel pour devenir huissier de justice. 6. Cf. Raymond GUILLIEN et Jean VINCENT, Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 9 e éd., 1993, p. 57. 7. Depuis 1969, les huissiers de justice ont la possibilité de s associer sous le régime de la SCP (société civile professionnelle). L association professionnelle et la codirection des études qui en découle demeure aujourd hui le mode dominant d exercice de l activité. 8. À noter que le monopole d activité n exclut pas la concurrence entre des offices partageant la même compétence territoriale, c est-à-dire la zone géographique au sein de laquelle l huissier a le droit d exercer. 9. En droit civil : «Acte par lequel une personne est chargée d en représenter une autre pour l accomplissement d un ou de plusieurs actes juridiques. Le mandat est conventionnel lorsqu il résulte d un contrat conclu entre le représenté (ou mandant) et le représentant (ou mandataire). Il peut aussi résulter de la loi ou d un jugement» (Raymond GUILLIEN et Jean VINCENT, Lexique des termes juridiques, op. cit., p. 337). 494 Droit et Société 54/2003

I. Des représentations de la profession ambivalentes, mais qui demeurent globalement négatives sur la période récente Les représentations sociales de la profession d huissier de justice I.1. Une multitude de représentations à caractère négatif D un point de vue général, les stéréotypes associés à la profession d huissier se présentent sous la forme de «prêt-à-penser», c est-à-dire comme des constructions symboliques achevées, quasi indiscutables, aisément manipulables et largement répandues, et sont disponibles via différents supports médiatiques par exemple dans la publicité, avec l huissier «Bordeaux-Chesnel», ou dans la presse (cf. infra la note d humeur intitulée «Huissiers de bonheur») et dans la production cinématographique grand public 10. En règle générale, le cinéma ne donne jamais le beau rôle aux huissiers de justice ; on se souviendra notamment, dans le film «Dupont- Lajoie» d Yves Boisset, de «Maître Schoumacher, huissier à Strasbourg» et de son goût prononcé pour les actes racistes, ou bien encore de l huissier reçu sans ménagement dans «Les trois frères» des Inconnus. Dans ce registre, nous pouvons citer également «Les insaisissables», film de Christian Gion dans lequel Daniel Prévost tient le rôle d un huissier peu scrupuleux et opiniâtre, et «Karakter» du Néerlandais Mike van Diem, œuvre filmique retraçant les rapports filiaux destructeurs entre l huissier Dreverhaven et Jacob Katadreuffe. De même, les huissiers n ont pas échappé à la satire d Honoré Daumier dans Les gens de justice et font l objet, dans le domaine de la littérature, de vives critiques. Ils sont ainsi la cible d un récent ouvrage pamphlétaire intitulé Le «racket légal» des huissiers. Leurs méthodes et comment y résister, écrit par Jean-Pierre Cevaer 11, un huissier de justice destitué, et ont fait, ces dernières années, des apparitions littéraires remarquées, notamment dans La compagnie des spectres de Lydie Salvayre, qui écrira aussi Quelques conseils utiles aux élèves huissiers. À cet égard, on pourrait multiplier à l envi les exemples d œuvres littéraires tournant les huissiers en dérision 12 ; Zola, Flaubert, Mercier, Boursault, Brasillach, Racine, Renard, Champfleury, Balzac, Musset, Voltaire, Baudelaire ont tous donné de l huissier une image plus ou moins négative. Josepha Laroche indique à ce propos que, globalement, «la littérature a [ ] largement contribué à subli- 10. Pour une analyse synthétique des représentations, voir Pierre MANNONI, Les représentations sociales, Paris, PUF, coll. «Que sais-je?», 2001 ; et Denise JODELET (sous la dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, 6 e éd., 1999. 11. Jean-Pierre CEVAER, Le «racket légal» des huissiers. Leurs méthodes et comment y résister, Paris, Albin Michel, 1996. 12. Pour une fine analyse des représentations associées à la profession d huissier au sein des œuvres littéraires françaises du XVI e jusqu au XX e siècle, voir Josepha LAROCHE, «L huissier dans la littérature française», in CURAPP, Les usages sociaux du droit, Paris, PUF, 1989. Droit et Société 54/2003 495

A. MATHIEU-FRITZ mer, entretenir puis légitimer un ensemble de prédispositions hostiles à la profession» 13. L huissier que l on rencontre dans la littérature jouit en effet invariablement d une image négative à laquelle sont constamment associées l intrusion et la mort. Il assume une fonction de bouc émissaire et «reste toujours, dans la littérature française, celui qui exerce une profession frappée d infamie et qu il apparaît moralement juste de discréditer» 14. D une autre façon, la presse écrite semble également contribuer à l édification des représentations négatives associées à la profession, en relatant fréquemment les attaques dont sont victimes les huissiers (à l instar de celles de sympathisants de la Confédération de la défense des artisans et des commerçants, CDCA ; cf. Le Monde du 18 août 1990 et du 13 mars 1994), les démarches illégales qu ils ont pu commettre et qui les mènent tout droit vers la prison et la destitution (par exemple, «Un huissier de justice incarcéré à Bordeaux pour faux en écritures», Le Monde du 6 février 1992 ; «Un huissier de justice inculpé pour un détournement de plus de 5 millions de francs», Le Monde du 5 décembre 1991), ainsi que les méthodes permettant de résister aux tentatives de saisie ou d expulsion (par exemple, le dossier de l Évènement du jeudi, de la semaine du 5 au 11 mars 1998, intitulé «Au secours, revoilà les huissiers!» 15 ), thème qui est également fréquemment abordé sur les ondes radiophoniques lorsqu il est question de ces derniers. À ce propos, la plupart des émissions de télévision auxquelles participent des membres de la profession hormis certains reportages manifestement orientés par la recherche du spectaculaire témoignent de leur part, comparativement à la littérature et la cinématographie, d une plus grande maîtrise de leur image publique, notamment parce qu ils bénéficient (une fois n est pas coutume) d un droit de réponse. De telles apparitions télévisuelles reflètent les orientations prises depuis une quinzaine d années par les instances représentatives de la profession dans le domaine de la communication 16. Nous reviendrons plus en détail sur ce dernier point. Comme nous l avons suggéré précédemment, la presse écrite ne cherche pas toujours à vilipender les huissiers. Cependant, l information les concernant se réduit très souvent à des images de violences, qu ils en soient les auteurs ou les victimes : violence faite à la loi par un huissier qui, par essence, est censé la représenter ; violence de la sanction, légitime en droit, à l égard du débiteur, comme l expulsion ou la saisie des biens ; et enfin, vio- 13. Ibid., p. 194. 14. Ibid., p. 195. 15. Ce thème fait d ailleurs la couverture de la revue sur laquelle il est écrit devant la photo d un homme tenant sa tête entre ses poings d un air effaré : «Enquête sur le métier le plus détesté de France. Amendes, impôts, saisies, expulsions Huissiers. Comment se défendre [ ]». 16. Certaines émissions de télévision témoignent du souci de bien traduire la réalité des pratiques professionnelles, telle «Zone interdite», dans le cadre de laquelle a été présenté un reportage (diffusé sur M6 le 26/05/02) consacré à la réalisation de la procédure d expulsion et mettant bien en lumière les actions des différents protagonistes selon une perspective s apparentant à une démarche sociologique compréhensive. 496 Droit et Société 54/2003

lence verbale ou physique à l encontre de l huissier. À cet égard, si la très grande majorité des articles de presse consacrés à la profession ne sont pas intentionnellement ou explicitement polémiques, certains journalistes, en revanche, s emploient sans réserve à jeter l anathème sur les huissiers, à l instar de l éditorialiste Claude Sarraute, dont voici les propos tenus dans le journal Le Monde en 1989, au moment où démarre une grande campagne publicitaire visant à améliorer l image de marque de la profession : «Huissiers de bonheur» 17 «Ils sont marrants, les gens! Faut toujours qu ils fassent les intéressants. Ils se plaignent, ils rouspètent, ils méritent mieux, ils méritent plus. Ils savent pas quoi inventer pour attirer l attention des pouvoirs publics. Lettres anonymes, signées : Un gendarme qui vous veut du mal. Lâcher de poulets place de la Concorde par des flics interdits de manif Même les pompiers y vont de leur pim-pom. On les traite pas comme on devrait. Moi je leur donne raison. S ils se sentent dévalorisés, les pauvres, va falloir les revaloriser vite fait. En revanche, là où ça risque de coincer, c est du côté des huissiers, pas les huissiers à chaîne chargés d ouvrir et de fermer les portes des bureaux ministériels, les huissiers de justice venus enfoncer la nôtre, de porte, sous prétexte qu on a pas payé les traites du frigo. Eux ça risque pas de leur arriver, notez. C est pas des fonctionnaires, c est plutôt le genre notaire. Question pognon ça va. Et voilà qu il y a deux mois, trois mois ils ont été pris d un horrible doute, ils en dormaient plus la nuit : est-ce que par hasard, on les aimerait pas? Fous d angoisse, ils nous ont interrogés, sondés. C est bien ce qu ils craignaient, on peut pas les blairer. On les trouve inhumains, insensibles, intransigeants, répressifs, c est des rapaces, c est des vautours. Quand on nous dit huissier, les seuls mots qui nous viennent à l esprit, c est : effraction, mise en demeure, saisie. Et une seule image : celle des voisins de palier qui se précipitent à la fenêtre pour guetter l arrivée du camion de déménagement. La faute à qui? La faute à Daumier. Eh ben, ils vont lui damer le pion, à ce fumier. À partir de dimanche, vaste campagne de pub à la télé et réclames pleines pages dans les hebdos. Les huissiers, c est pas ce que vous croyez, c est des jeunes mecs mignons à croquer, veste pied-de-coq et brushing impec, des nanas aussi des huissières, il y en a venus rapporter ses impayés au menuisier du rezde-chaussée et sa pension alimentaire à la divorcée du premier. Ça va leur coûter des millions, mais qu est-ce qu on ne ferait pas pour gagner les faveurs de cette putain d opinion 18.» Les représentations sociales de la profession d huissier de justice Après avoir souligné la diversité des formes objectivées par le discours oral ou d autres supports cognitifs les plus communes représentant la profession d huissier, il paraît désormais pertinent de mettre au jour les principes au fondement de leur variabilité. La mobilisation de sondages demeure, à cet égard, des plus utiles, car elle permet d analyser de façon plus 17. Claude Sarraute fait ici implicitement référence au film d Alex Joffé, «Les cracks» (réalisé en 1968), au cours duquel Bourvil est inlassablement poursuivi par un huissier (joué par Robert Hirsch) qu il qualifie à plusieurs reprises d «huissier de malheur». La journaliste partira à nouveau en croisade contre les huissiers quatre ans plus tard en consacrant un article à un imbroglio juridique laissant à la rue une honnête citoyenne. Cf. Claude SARRAUTE, «Quelle histoire! Avis d huissier», Le Monde, 30 janvier 1993. 18. Claude SARRAUTE, «Huissiers de bonheur», Le Monde, 13 septembre 1989, p. 40. Droit et Société 54/2003 497

A. MATHIEU-FRITZ précise les représentations, en soulignant leurs variations en fonction de certaines caractéristiques sociales des individus qui en sont porteurs. I.2. Les facteurs sociaux de la variation et de l ambivalence des représentations L image négative de l huissier aujourd hui la plus répandue est, selon l IPSOS, celle «d un homme, relativement âgé, peu disponible, inhumain, renfermé, froid, inflexible, strict, peu respectueux, n informant pas du droit des personnes, tenace [ ], lent, très cher» 19. Dans l ensemble, les opinions sont partagées puisque 3 % des personnes interrogées déclarent avoir une très bonne opinion des huissiers, 46,8 % une assez bonne opinion, 27 % une assez mauvaise opinion, et 13,5 % une très mauvaise opinion. Ces avis contraires s accompagnent d une large méconnaissance de la profession, 17,9 % des individus interrogés attribuant aux huissiers un statut de fonctionnaire de justice comme celui des juges, 38 % un statut d exécutant au service de l État, et seulement 36,7 % un statut de professionnel libéral 20. La perception de leur rôle paraît en revanche beaucoup plus proche de la réalité. À la question ouverte : «Si je vous dis huissier de justice, qu est-ce que cela évoque pour vous? Et encore?», les individus interrogés répondent spontanément : «s occupe des saisies», dans 37,7 % des cas ; «s occupe des recouvrements», pour 28,2 % d entre eux ; et «fait exécuter les lois», dans 24,9 % des cas 21. Les représentations de la profession sont ainsi étroitement liées à la dimension coercitive de l activité et demeurent, en cela, relativement réalistes puisque celle-ci consiste principalement en la réalisation du recouvrement de créances amiable ou judiciaire, dans le cadre duquel l huissier est amené à exécuter des décisions de justice via la mise en œuvre de mesures d exécution forcée comme la saisie. 19. Cf. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 36. Cette image négative regroupe en réalité certaines caractéristiques parmi les plus fréquemment associées, par les individus, aux huissiers de justice. Celle-ci n est qu une vue de l esprit, un artefact, puisque les différents traits personnels évoqués sont présentés comme étant associés, alors que les représentations liées à la profession d huissier, comme nous allons le voir, varient en fonction des caractéristiques sociales des individus qui en sont les producteurs. C est là d ailleurs la seule critique que l on peut formuler à l égard du sondage IPSOS, du point de vue de l utilisation que nous en faisons. Pour des analyses critiques des sondages d opinion, voir Pierre BOURDIEU, «L opinion publique n existe pas», in ID., Questions de sociologie, Paris, éditions de Minuit, 1984, ainsi que Patrick CHAMPAGNE, Faire l opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, éditions de Minuit, coll. «Le sens commun», 1990. À ce propos, si les sondages que nous mobilisons ne nous disent rien des comportements (possibles) des individus face à un huissier, ils permettent en revanche de bien saisir les représentations associées à la profession. 20. Cf. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 4. 21. «Fait des constats» et «s occupe des expulsions» ne sont évoqués respectivement que dans 8,7 et 6,2 % des cas. 498 Droit et Société 54/2003

À cette même question, les individus interrogés évoquent, au total, des traits négatifs pour répondre dans 34,2 % des cas 22. Les traits positifs ne sont représentés qu à 10,9 % 23 (5,6 % des individus ne se prononcent pas). L étude des résultats issus de l enquête IPSOS permet de bien prendre la mesure des principales formes d opinion négative : 50,1 % des individus interrogés pensent que l expression «ils dialoguent, on peut s arranger avec eux» s applique plutôt mal aux huissiers (12,6 % NSP 24 ) ; 58,3 % pensent qu ils n inspirent pas confiance (6,3 % NSP) ; 58,1 % considèrent que l expression «ils restent humains avec les débiteurs» s applique plutôt mal aux membres de la profession (13,9 % NSP) ; 50,2 % estiment que leurs honoraires sont élevés (30,5 % NSP) ; enfin, 33,8 % des individus pensent que ce sont des intermédiaires inutiles (8,6 % NSP). Les opinions développées au sein du premier et du troisième item évoqués ici témoignent du fait que certaines représentations sociales négatives parmi les plus communes consistent à envisager globalement l huissier comme un professionnel animé du seul souci de mener à bien son activité, c est-à-dire peu ouvert au dialogue et faisant preuve de peu d humanité. C est peut-être également en partie pour cette raison qu il inspire peu confiance. Par ailleurs, et concernant le dernier item, l enquête IPSOS révèle que les représentations négatives sont souvent contrebalancées par d autres, positives, soulignant le caractère d utilité que revêt l activité d huissier : «Passé la spontanéité dénonciatrice de la profession d huissier de justice, la plupart des personnes interrogées nuancent fortement leurs propos et mettent au jour des éléments [ ] souvent très positifs. On revient même sur la dimension coercitive de la profession [ ] [en l envisageant comme] utile, voire nécessaire à la bonne marche de toute société civilisée 25.» Une très large majorité d individus s accorde ainsi à reconnaître l utilité sociale de la profession ainsi que l efficacité de ses membres 26. Ceci, d ailleurs, n est absolument pas incompatible avec d autres représentations plus négatives, au contraire : la profession d huissier serait ainsi perçue globalement comme un mal nécessaire par bon nombre d individus. Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 22. 16,3 % des individus déclarent que l huissier «fait peur» ; 8,9 % qu il est «froid» ; 5,1 % que son rôle est «lié à la misère» ; 4,1 % qu il «abuse de son pouvoir» ; 2,6 % qu il est «injuste» ; 1,1 % qu il est «cher» ; et 0,5 % l associent au film «Les trois frères». 23. 9 % déclarent que l huissier est «utile, de bon conseil», et 1 % que celui-ci est «juste». 24. NSP : ne se prononcent pas. Nota : il nous a paru indispensable de mentionner le taux d individus qui ne se prononcent pas, car cela permet de connaître, par simple soustraction, les pourcentages des réponses inverses à celles que nous présentons. 25. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 17. 26. Le sondage d opinion a mis en lumière à cet égard que 83,7 % des individus interrogés pensent que les huissiers permettent d assurer le respect des décisions de justice (4,8 % NSP), 83,5 % considèrent qu ils sont efficaces pour récupérer de l argent (5,7 % NSP), et 54,5 % qu ils donnent de bons conseils (15 % NSP). Droit et Société 54/2003 499

A. MATHIEU-FRITZ Si l on compare ces résultats avec ceux obtenus par le passé, il apparaît que certaines caractéristiques, relativement négatives, sont attribuées aux huissiers de façon continue 27 : ainsi, en 1976, seuls 34,2 % des individus pensent que l expression «ils inspirent confiance» s applique plutôt bien à ces derniers (33 % NSP), contre 37,2 % en 1988 (11,6 % NSP) et 35,4 % en 1996 (6,3 % NSP) 28. D un point de vue plus général, il apparaît que les représentations associées à la profession ne se sont pas améliorées ces 25 dernières années 29. Outre ces considérations dont l intérêt principal est de bien souligner les caractéristiques globales des représentations associées à la profession, il apparaît que l image de cette dernière varie selon le groupe social de ceux qui en sont porteurs ou producteurs. La différence la plus significative est celle que l on rencontre entre les mandants, dont les créanciers, et les personnes ayant été en contact avec l huissier de façon contrainte, dans le cadre, par exemple, de la signification d un acte pénal ou de poursuites pour dettes : «Le recours volontaire à un huissier augmente significativement les bonnes opinions (67,8 %, surtout quand ce recours a débouché sur la résolution du problème : 71,2 %) et inversement les mauvaises opinions augmentent jusqu à 61 % en cas de rencontre subie avec un huissier (et notamment lorsqu il s agit d une poursuite) 30.» Il est intéressant également de souligner que les opinions favorables sont surtout formulées par les agriculteurs (61,2 %), les employés (56,5 %) et les retraités (56,3 %), et les opinions défavorables par les artisans commerçants et chefs d entreprises (59,4 %), les ouvriers (50,7 %), et les professions intermédiaires (50,5 %). De telles divergences d opinion s expliquent notamment par le fait que ces catégories sociales sont inégalement concernées par les poursuites engagées par les huissiers. En effet, parmi les individus ayant déjà eu affaire à un huissier, les ouvriers ont, dans 40 % des cas, rencontré celui-ci parce qu ils étaient poursuivis ; 24,7 % des inactifs présen- 27. L enquête IPSOS menée en 1996 relate les résultats d un sondage d opinion mené en 1988. Celui-ci se compose presque exactement des mêmes questions. À cet égard, nous avons dû limiter nos comparaisons aux questions qui apparaissent dans les trois sondages. La comparaison des taux de non-réponses dans les différents sondages révèle, par ailleurs, que les individus sont de plus en plus nombreux à formuler une réponse aux questions qui leur sont posées. 28. Par ailleurs, on enregistre une relative progression des représentations associées aux honoraires et à la qualité des conseils : en 1976, seulement 14,8 % des personnes interrogées pensent que les honoraires des huissiers ne sont pas trop élevés (49 % NSP), contre 19,9 et 19,3 % en 1988 et 1996 (28,8 et 30,5 % NSP) ; et 40,8 % considèrent que les huissiers donnent de bons conseils (40 % NSP), contre 53,2 et 54,5 % (18,2 et 15 % NSP). 29. Celles-ci se sont mêmes dégradées ; si, comme nous l avons souligné, la perception du rôle de conseiller de l huissier semble s être améliorée, les personnes interrogées ne déclarent qu elles prendraient conseil auprès d un huissier que dans 7,4 % des cas, contre 69,1 % auprès d un avocat et 18,3 % auprès d un notaire. D autres résultats témoignent également d une relative dégradation des représentations associées à la profession : ainsi, 39,4 % des individus pensent en 1976 que les huissiers n ont qu un rôle subalterne (36 % NSP), contre 45,3 et 53,2 % en 1988 et 1996 (19,3 et 12 % NSP) ; et 23,1 % considèrent que les huissiers sont des intermédiaires inutiles (66 % NSP), contre 26,7 et 33,8 % (13,3 et 8,6 % NSP). 30. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 19. 500 Droit et Société 54/2003

tent également cette caractéristique, de même que 19,2 % (seulement) des employés 31. Toujours dans ce cadre, on remarque que les rencontres avec l huissier se sont déroulées dans 36,9 % des cas pour les retraités et 35 % pour les cadres supérieurs, lorsque ces derniers ont engagé des poursuites. Seuls 15,9 % des artisans et commerçants qui ont déjà eu affaire à un huissier ont fait l objet de poursuites, mais il convient de souligner qu ils sont 66,1 % (le plus fort taux, et de loin ; ensuite viennent les cadres supérieurs avec 38,8 %) à avoir déjà eu affaire à un huissier de justice. De plus, il importe de signaler que ce dernier, dans le cadre du recouvrement, a davantage de moyens de pression contre les commerçants, notamment grâce à la procédure d assignation en redressement judiciaire. À noter également qu un grand nombre de commerçants exercent en nom propre, ce qui permet à l huissier de procéder au recouvrement sur le patrimoine personnel de ces derniers. Le volet qualitatif de l enquête menée par l IPSOS indique, par ailleurs, que les individus ayant souvent affaire aux huissiers pour des motifs professionnels ont une image plus positive que les particuliers. De même, il est intéressant de noter que l opinion est meilleure à la campagne qu en ville : «Les opinions favorables décroissent avec le taux d urbanisation, passant de 52,4 % en milieu rural à 47,9 % dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants et 44,2 % pour ce qui concerne l agglomération parisienne 32.» Ceci est dû sans doute au nombre plus important d interventions directes réalisées auprès des mandants et des débiteurs par les huissiers ruraux lors des différentes situations de recouvrement comparé à leurs confrères exerçant en milieu urbain. Autrement dit, les relations de l huissier rural avec les protagonistes des situations de recouvrement ont de grandes chances d être et de paraître plus personnalisées, donnant ainsi l image d un personnage plus proche des gens, voire plus impliqué dans son travail. Ceci expliquerait les divergences d opinion constatées entre les individus vivant à la campagne et ceux de la ville. À ce propos, les entretiens et les observations menées auprès des huissiers ruraux accréditent l idée selon laquelle ces derniers incarnent la figure du notable 33, c est-à-dire d un personnage «local», connu et considéré comme respectable en raison des fonctions qu il occupe et de son rang social relativement élevé 34. Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 31. Les résultats concernant les agriculteurs sont statistiquement inutilisables puisque ne figurent parmi eux que deux individus ayant déjà eu affaire à un huissier. 32. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 19. 33. Patrice MANN et Henri MENDRAS ont déjà procédé à un tel constat : cf. «Sociologie des ruraux», in Encyclopædia Universalis, 1995. 34. Autre fait notable, révélé par une étude menée par la Chambre nationale des huissiers de justice : les huissiers ruraux réaliseraient proportionnellement moins de saisies que leurs confrères exerçant en ville. Cf. «Revue de presse», Le Nouveau journal des huissiers de justice, 7 octobre 1991, p. 73. Il faut regretter toutefois l absence de données chiffrées dans l exposé des résultats, laquelle interdit de prendre avec précision la mesure des différences entre les deux catégories d huissiers sur le plan des pratiques professionnelles. Droit et Société 54/2003 501

A. MATHIEU-FRITZ Nous avons jusqu à présent tenté de mettre en évidence les principales caractéristiques et certaines modalités de variation des représentations associées aux huissiers de justice. Afin d approfondir notre analyse, il convient maintenant de déterminer quelles sont les causes plus fondamentales qui contribuent à forger et à entretenir les plus communes d entre elles, c est-à-dire les plus négatives. II. Les principales causes du mépris et du ridicule Diverses perspectives sociologiques permettent d expliquer les attaques dont la profession d huissier fait l objet. À cet égard, remarquons préalablement que, parmi l ensemble des représentations négatives qui lui sont associées, certaines provoquent ou, tout du moins, tendent à provoquer le rire en tournant les huissiers en dérision, comme dans le film «Les trois frères». De façon générale, si le rire et la dérision sont des pratiques sociales courantes et valorisées, leur expression au cours de la vie quotidienne prend des formes multiples ; il nous appartient ainsi de déceler les ressorts qui poussent dans diverses situations les acteurs sociaux à moquer les huissiers 35. II.1. auprès du public Recensant les principales caractéristiques sociales et psychologiques du rire et de la dérision, Arnaud Mercier rappelle que cette dernière «porte en elle une dimension de contestation, de remise en cause de l ordre établi ou des principes largement acceptés dans une société ou dans un groupe» 36. De ce point de vue, il semble que les représentations sociales négatives des huissiers s apparentent à celles associées à toutes les autres professions, comme celle d agent des impôts ou de policier, dont les membres, relativement visibles socialement et capables de modifier sensiblement le cours de la vie quotidienne, sont investis du pouvoir d exécuter des actions visant explicitement le maintien de l ordre et l application des règles en vigueur 37. À cet égard, la violence symbolique à l endroit des huissiers peut être perçue comme constituant une réponse rituelle et, en général, acceptable socia- 35. Par souci de clarté, nous avons scindé notre analyse en fonction des espaces sociaux au sein desquels se fondent les représentations sociales négatives de la profession d huissier, à savoir celui du public c est-à-dire les non-juristes et le monde juridique et judiciaire. Cette présentation, qui peut paraître arbitraire, ne doit pas mener à occulter le fait que ces représentations peuvent être véhiculées par des individus demeurant extérieurs à l espace social au sein duquel celles-ci trouvent leur origine. 36. Arnaud MERCIER, «Introduction. Pouvoirs de la dérision, dérision des pouvoirs», Hermès, 29 : «Dérision-contestation», mai 2001, p. 10. 37. À noter que l huissier est en cela plus proche de l agent des impôts que du policier, car les relations sociales qu il entretient sont généralement davantage personnalisées : c est toujours au même huissier (ou aux mêmes employés de la même étude) que l on a affaire d un bout à l autre de la procédure ; il constitue, par ailleurs, le seul lien avec l institution judiciaire et demeure son principal représentant, une fois la décision de justice rendue. 502 Droit et Société 54/2003

lement, à la violence du pouvoir conféré à ces derniers, ou du moins à une représentation de celle-ci. Concernant la période actuelle, le sondage IPSOS évoqué précédemment indique, à propos des représentations associées à la légalité des pratiques des huissiers, qu «à l imaginaire de la saisie est souvent conjoint, essentiellement parmi les groupes de profanes, démunis de compétence juridique, la figure de l abus de droit. L huissier de justice est, dans ces groupes, parfois perçu comme outrepassant ses compétences et comme abusant de son autorité, en profitant de l ignorance des droits de leurs clients» 38. Il faut rappeler, à ce propos, que l image négative des huissiers est constamment relayée au cours de l histoire par les fréquents procès dont ils font l objet et que les abus de certains entachent l image de la profession tout entière d autant plus facilement que son image est déjà globalement négative. En outre, selon Everett C. Hughes : «De nombreux profanes nourrissent au fond de leur cœur méfiance et agressivité à l égard de tous les professionnels, qu ils soient plombiers ou médecins. Ces sentiments débouchent chez certains sur une hostilité fanatique. Certains sont furieux d être ou de s imaginer victimes de préjudices causés par des praticiens incompétents ou négligents, ou d avoir été exploités lors d un traitement plus utile à l accroissement du savoir, du pouvoir, ou des revenus des professionnels qu aux nécessités de leur propre bien-être. Selon Helen MacGill Hughes, les adversaires de la vivisection ne sont pas ceux qui aiment le plus les animaux mais ceux qui aiment le moins les médecins, car ils les suspectent de trop aimer leur travail 39.» À la lumière de tels propos, on peut faire l hypothèse que le discours de disqualification de certains acteurs sociaux à l encontre des huissiers de justice constitue une forme de vengeance symbolique face à des professionnels considérés comme les garants des valeurs bourgeoises, voire d une injustice sociale, c est-à-dire comme des individus malintentionnés, prenant plaisir à s enrichir aux dépens de débiteurs dans la gêne. On peut se demander, à cet égard, si la seule différence en termes d appartenance sociale, ou, plus simplement, de niveau de vie, observable généralement entre huissier et débiteur, ne contribue pas à alimenter ce type de représentation. De plus, la dimension lucrative de l activité professionnelle se caractérise par une relative visibilité et son aspect coercitif, ce qui n est pas sans susciter l ire des débiteurs, voire des créanciers. Les huissiers que nous avons rencontrés, en effet, ont souvent souligné, lors des entretiens, que les modalités de rémunération de l activité de recouvrement constituent relativement fréquemment une pomme de discorde, tant avec les créanciers qu avec les débiteurs. Dans le cadre du recouvrement de créances, les huissiers perçoivent leur rémunération en fonction, principalement, de droits proportionnels qui s appliquent au montant de la dette ; cette rémunération Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 38. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 11. 39. Everett C. HUGHES, Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par Jean-Michel CHAPOULIE, Paris, éditions de l EHESS, 1996, p. 102. Droit et Société 54/2003 503

A. MATHIEU-FRITZ est assumée à la fois par le créancier et le débiteur. Ainsi, lorsque la dette est recouvrée, le premier ne perçoit pas finalement l intégralité de cette dernière, et le second doit rembourser une somme plus importante que celle qu il devait au départ (sans compter les intérêts qui sont dus). Parmi les diverses réflexions tendant à expliquer le caractère négatif des représentations associées à la profession, la perspective socio-historique nous semble fournir un éclairage pertinent. Il apparaît, en effet, que les huissiers ont suscité de vives critiques et ce, depuis fort longtemps. Déjà sous l Ancien Régime, plusieurs textes de lois relatent les plaintes formulées par le peuple à leur égard, en raison principalement des nombreux abus dont ils se sont rendus coupables. En effet, malgré les dispositions censées garantir la bonne administration de la justice qui sont apparues sous l Ancien régime, les huissiers continuent de perpétrer diverses exactions, lesquelles consistent principalement en l extorsion de salaires indus et en la mise en œuvre de procédures illégales. De tels abus, ainsi que la clameur publique qu ils soulèvent, sont souvent cités en référence par les rédacteurs des divers textes de loi 40 ; de manière générale, ces multiples exactions sont associées au très grand nombre d huissiers en exercice. En outre, si ces abus se font jour à travers les textes légaux peu après la fondation du Parlement de Paris, ils constituent également «un des sujets qui tiennent le plus de place dans les innombrables doléances que nous ont laissées les XVII e et XVIII e siècles sur ce qu on a appelé avec trop de vérité le brigandage de la justice» 41. Depuis cette période, les procès faits aux huissiers n ont pas manqué et ont été fréquemment relayés par voie de presse. À l aune de telles considérations, il paraît pertinent de formuler l hypothèse selon laquelle certaines représentations négatives associées à la profession se fondent partiellement sur des stéréotypes hérités du passé, lesquels ont été sans cesse réactivés, entretenus de façon relativement continue au cours de l histoire par les nombreux procès dont les huissiers ont fait l objet. Autrement dit, il serait aujourd hui de bon ton de vilipender les huissiers, notamment parce qu il en a toujours été ainsi. Nul doute, à ce propos, que l actuelle médiatisation, par la presse locale notamment, des mises en examen et des condamnations prononcées à l encontre de ces derniers contribue à entretenir l image de l huissier malhonnête, qui abuse du pouvoir qui lui est conféré. Cette image est d autant plus choquante qu elle repose sur un paradoxe, la loi étant violée par celui-là même qui en garantit l application. 40. Voici un exemple illustrant notre propos : «[ ] et comme de bonne équité vostre vouloir soit nay à faire entretenir vostre justice, et descharger vostre peuple des charges qui vous appèrent, dont il est chargé et grévé ; et qu il soit ainsi dans vostre pays de Languedoc, ait comme nombre infini de notaires et de sergens [c est-à-dire les huissiers] qui vivent tous sur le pauvre peuple, duquel ils tirent presque toute la substance du travail et labeur de leurs pauvres mains [ ]» (cf. l ordonnance du 8 juin 1456, rendue sur les doléances des états du Languedoc, in François-André ISAMBERT (éd.), Recueil général des anciennes lois françaises, tome X, Paris, 1791, p. 297). 41. Cf. Marcel MARION, Dictionnaire des institutions de la France aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, Auguste Picard, 1923, p. 279, au mot «huissier». 504 Droit et Société 54/2003

D un autre côté, il apparaît que le rire «sanctionne» les huissiers de justice, en raison du caractère transgressif de certaines pratiques professionnelles 42. Comme le rappelle Henri Raymond, l espace habitable «fait l objet d une appropriation qui opère par marquage (clôture, entretien, familiarisation, aménagement)» 43 et l une des fonctions principales de ce marquage est de signifier des oppositions spatiales entre la sphère publique et la sphère privée. De plus, il est important de souligner que les objets et les espaces sociaux sont chargés symboliquement et affectivement. Ainsi, «le système des objets» propre à la sphère privée, outre ses fonctions pratiques et sa valeur marchande, dit quelque chose de l individu qui en est l organisateur et le possesseur, et doit être considéré comme un mode d expression identitaire chargé de sens 44. Or, en vertu de ses pouvoirs, l huissier de justice a la possibilité de violer le secret et l intimité de la sphère privée et d en extraire la plupart des éléments constitutifs. Son intrusion éventuelle peut symboliser ainsi pour le débiteur non seulement la perte du pouvoir de décision inhérent au «chez soi» mais également la perte d une partie du mobilier, voué à disparaître suite à l intervention de l huissier, par exemple dans le cadre d une procédure de saisie des biens meubles. De la même façon, la réalisation du constat d adultère ôte aux individus ce pouvoir de décision et brise momentanément le symbole d intimité que constitue l espace domestique. Ainsi, d un point de vue général, certaines normes professionnelles inhérentes à l activité des huissiers de justice et liées aux mesures les plus coercitives que ces derniers peuvent mettre en œuvre sont tout à fait en opposition avec d autres normes communément partagées et renvoyant directement aux valeurs sociales que sont la propriété et la vie privée. Il n y a donc rien d étonnant à ce que, comme l indique le sondage effectué par l IPSOS, «l univers sémantique de la profession d huissier de justice [soit] fortement associé à la dimension coercitive de la saisie ou du recouvrement forcé. Les mots spontanément associés à la profession sont ainsi saisie immobilière, mise en demeure, recouvrement, assignation, peur, scellés, expulsion, sanction, contrainte» 45. D un point de vue symbolique, l intervention de l huissier est donc fréquemment associée à une mauvaise passe ; Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 42. Dans Les règles de la méthode sociologique, Émile Durkheim souligne dès les premières pages que le rire sanctionne un manquement aux usages : «Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si, en m habillant, je ne tiens aucun compte des usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque, l éloignement où l on me tient, produisent, quoique d une manière plus atténuée, les mêmes effets qu une peine proprement dite» (cf. Émile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1993, p. 4 et 5). Pour une lecture critique de la conception durkheimienne de la sanction, voir l article de Ruwen OGIEN, «Sanctions diffuses. Sarcasmes, rires, mépris», Revue française de sociologie, XXXI (4), 1990. 43. Henri RAYMOND, Nicole HAUMONT, Marie-Geneviève RAYMOND et Antoine HAUMONT, L habitat pavillonnaire, Paris, Institut de sociologie urbaine, Centre de recherche d urbanisme, 1966, p. 81. 44. Cf. Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968. 45. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 10. Droit et Société 54/2003 505

A. MATHIEU-FRITZ généralement, «la figure de l huissier apparaît [ ] comme un révélateur, comme un symptôme de la dégradation des conditions économiques des Français» 46. Toutefois, il convient de rester prudent en soulignant le caractère contingent de cette image négative, car celle-ci est fréquemment véhiculée par des individus qui n ont pas toujours réellement eu affaire aux huissiers de justice. Ainsi, vilipender les huissiers constitue une pratique courante qui relève presque de la fonction phatique du discours 47. De plus, moquer ces derniers peut procurer aux interlocuteurs un sentiment de complicité ; comme le note Olivier Reboul à propos des vertus rhétoriques du rire, ce type de discours «rallie en raillant» 48. Toujours dans le registre de l antagonisme entre normes sociales et normes professionnelles, il importe d ajouter que le discours juridique est souvent critiqué en raison de son caractère abscons, inaccessible au nonjuriste. On peut citer pour exemple les répliques accompagnant une lithographie de Honoré Daumier dans Les gens de justice, qui représente un huissier face à l employée d un débiteur : L huissier : «[ ] et parlant à sa portière ainsi déclarée, lui ai signifié qu il eut à obtempérer à la dite sommation, sinon et faute de se faire, qu il y sera contraint par toutes les voies de droit, et lui ai parlant comme dessus, laissé copie du présent [ ]. Comment! Parlant comme dessus comme dessus qui comme dessus quoi?» II.2. au sein du monde juridique et judiciaire Dans le champ juridique, les juges et les théoriciens du droit tiennent le haut du pavé et se partagent la fonction prestigieuse de dire le droit 49, alors que les huissiers demeurent des praticiens chargés d appliquer les décisions de justice en matière civile, via, le cas échéant, la réalisation des mesures d exécution forcée, c est-à-dire les saisies ou l expulsion, et participant à la bonne marche de l institution judiciaire par la signification des actes civils et pénaux. De façon plus précise, l huissier de justice ne peut mettre en place, suite à la demande d un créancier, les diverses mesures d exécution sans avoir préalablement obtenu une ordonnance d injonction de payer du juge d instance ou du président du tribunal de commerce, ou une décision de justice rendue sur le fond, c est-à-dire suite à un débat contradictoire entre les parties. 46. Ibid., p. 11. 47. En témoignent de façon anecdotique les propos que nous tint un jour une bouquiniste à qui nous demandions si elle possédait des ouvrages sur les huissiers : «Moi, les huissiers, je les fuis jusque dans la littérature.» 48. Olivier REBOUL, La rhétorique, Paris, PUF, coll. «Que sais-je?», 1998, p. 60. 49. Cf. notamment sur ce point Pierre BOURDIEU, «La force du droit», Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986. 506 Droit et Société 54/2003

D un point de vue général, les huissiers constituent en quelque sorte le dernier maillon du système judiciaire. Ainsi, l image de subalterne qui leur est attribuée s explique, au moins partiellement, par le fait que, contrairement aux magistrats et aux avocats, les huissiers ne jouent aucun rôle dans le cadre de l élaboration de la décision de justice, qui demeure la fonction primordiale et la plus valorisée de l exercice du droit ; ils n interviennent donc qu après coup, en dernier, pour faire appliquer des jugements dont la production leur échappe totalement 50. À cet égard, le relatif mépris qui les affecte, et ce tant auprès du public qu au sein du monde juridique et judiciaire, est peut-être aussi celui qui accompagne toutes les tâches du faire par rapport à celles du dire. À noter, par ailleurs, que les rapports légaux d autorité au sein du champ juridique placent également l huissier dans une position d infériorité. Il faut indiquer, en effet, que la réforme des procédures civiles d exécution de 1991 a eu pour conséquence de confirmer l autorité du procureur de la République sur les huissiers et, également, de les placer sous celle du juge de l exécution, nouvellement créé 51. L image de subalterne semble aussi s expliquer par l activité d huissier audiencier que certains membres de la profession sont tenus de réaliser au sein du tribunal. Le service des audiences n est pas toujours une activité spontanément associée à la profession d huissier de justice, loin s en faut. Elle demeure pourtant celle-là même qui lui a donné son nom ; au cours de l Ancien Régime, les huissiers étaient ceux qui gardaient l huis, c est-à-dire la porte d entrée du tribunal et des salles d audience. Cette fonction s est perpétuée jusqu à nos jours et la profession compte ainsi dans ses rangs toute une catégorie d huissiers audienciers qui doivent assister aux audiences solennelles et aux audiences publiques, annoncer l arrivée du tribunal ou de la Cour, maintenir l ordre dans la salle d audience sous l autorité du Président, effectuer l appel des causes, c est-à-dire des divers dossiers qui vont être traités Les représentations sociales de la profession d huissier de justice 50. À propos de la perception de la position des huissiers au sein du monde juridique et judiciaire, l étude réalisée par l IPSOS révèle que 53 % des personnes interrogées lors de l étude quantitative jugent que les huissiers de justice assument un rôle subalterne dans l univers des professions judiciaires (12 % NSP). Par ailleurs, 46,5 % estiment que leurs fonctions pourraient être assumées par d autres professions (14,5 % NSP). À ce propos, si certains huissiers revendiquent leur capacité à prodiguer des conseils juridiques, cette fonction valorisante reste le domaine réservé des avocats, «qui obtiennent la préférence avec 69 %, suivis par les notaires avec 18 %, et enfin les huissiers de justice avec 7 %» (cf. IPSOS, L image des huissiers de justice, op. cit., p. 6). 51. Cf. la réforme générale des procédures civiles d exécution par la loi du 9 juillet 1991 et son décret d application du 31 juillet 1992. L institution du juge de l exécution répond au «désir de concentrer entre les mains d une seule juridiction toutes les questions relatives à l endettement et aux poursuites exercées par les créanciers» (cf. Jean VINCENT et Jacques PRÉVAULT, Voies d exécution et procédures de distribution, Paris, Dalloz, 19 e éd., 1999, p. 8). Le juge de l exécution constitue le juge des contestations pour le débiteur, des difficultés d exécution pour l huissier, et des autorisations (de mesures conservatoires et autres) pour le demandeur par exemple, le créancier. Le procureur de la République, pour sa part, est saisi en cas de mesures disciplinaires graves prises par les chambres professionnelles. Droit et Société 54/2003 507

A. MATHIEU-FRITZ durant l audience, et réaliser la signification des actes d avoués à avoués et d avocats à avocats 52. Au XIX e siècle, le service des audiences était considéré comme une fonction valorisante par les membres de la corporation 53, même s il impliquait de réaliser de basses œuvres, comme l entretien du feu dans le poêle et, plus généralement, la bonne tenue de la salle d audience. Cela menait, en effet, les huissiers à côtoyer les représentants de la hiérarchie judiciaire que sont les avocats et les magistrats, et à «participer» plus directement à l œuvre de justice. À l heure actuelle, cette activité semble largement déconsidérée par la majorité des membres de la profession qui ne voient souvent en elle qu une contrainte relativement dénuée d intérêt dans la mesure où le rôle d huissier audiencier demeure très limité, sinon le plus limité, compte tenu des connaissances juridiques nécessaires à sa réalisation et associée à une perte de temps et d argent. Ainsi, lorsque le développement de leur office le permet, les huissiers délèguent souvent à leurs frais le service des audiences à un clerc assermenté ou à un clerc agréé au sein de la juridiction. Cette délégation constitue généralement une source d insatisfaction dans la mesure où les émoluments perçus ne parviennent pas toujours à couvrir les frais engagés pour employer ces clercs. L égalisation des niveaux de qualification entre les juristes officiant au sein du tribunal demeure peut-être également à l origine de cette insatisfaction. Les rapports entre magistrats et huissiers se caractérisent, nous l avons vu, par les positions extrêmes qu ils occupent respectivement au sein du champ juridique. Pendant longtemps, cet écart s est doublé d une nette disparité sur le plan des qualifications, aucun titre universitaire n étant requis pour devenir huissier jusqu en 1975, date à laquelle la capacité en droit fut demandée aux impétrants 54 ; durant une très longue période, les huissiers, de même que les greffiers, ont donc fait partie des juristes les moins qualifiés officiant au sein des tribunaux. À cet égard, le service des audiences est peut-être jugé aujourd hui d autant plus insupportable par ceux qui en ont la charge, que la formation des magistrats, des avocats et des huissiers au sein de l université est la même 55 ; pour de nombreux membres de la profession, l activité d huissier audiencier qui leur incombe ne constitue plus ainsi que le reflet d un ordre hiérarchique devenu obsolète. Un autre facteur explicatif de l image peu favorable qui est souvent donnée de l huissier tient à la territorialité de l activité professionnelle. 52. Le service des audiences est assuré exclusivement par les huissiers dont l étude est située dans la ville du siège du tribunal d instance ou de grande instance. Généralement, les membres de la profession concernés réalisent celui-ci à tour de rôle. 53. Cf. Guillaume-Jean FAVARD DE LANGLADE, Instruction sur l organisation des huissiers, Paris, Nève, 1813. 54. Actuellement, ces derniers doivent être détenteurs d une maîtrise en droit. 55. Nous reviendrons plus en détail sur ce point au cours de la troisième partie de notre analyse. 508 Droit et Société 54/2003

Alors que la fonction de dire le droit est réalisée par les juges au sein du tribunal, lieu hautement symbolique du pouvoir judiciaire garantissant la solennité et l importance des décisions prises, les principales activités de l huissier se déroulent en dehors des tribunaux, sur le «terrain», comme disent les huissiers pour signifier le contact établi avec le débiteur à son domicile ou bien à l étude, et partant n apportent aucun bénéfice symbolique particulier au corps professionnel. Enfin, pour tenter de comprendre le relatif discrédit frappant la profession d huissier au sein du champ juridique, il faut également prendre en considération le rapport que celle-ci entretient avec l argent. Les huissiers sont, en effet, des professionnels libéraux dont les rémunérations sont directement déterminées par le volume des procédures engagées et demeurent globalement plus élevées que celles des magistrats 56. Or, comme le souligne Pierre Bourdieu, dans le champ juridique : «Être autonome, c est être à distance de l économie, c est être désintéressé, c est être pur, opposition qui sépare l univers juridique de l univers des affaires, mais qui se retrouve, au sein du champ juridique lui-même, sous la forme de l opposition entre le droit privé et le droit des affaires, sous la forme d une hiérarchie à l intérieur de l espace du droit [ ] ; celle qui s établit entre un droit pur, désintéressé, et exercé par des gens invoquant la seule compétence spécifique du juriste et manifestant par tout leur habitus à quel point ils sont à distance de ces réalités temporelles un peu basses dont s occupent les autres juristes et, à l autre bout, des formes de droit discréditées [...] 57.» Après avoir évoqué les principales représentations sociales associées à la profession d huissier de justice, souligné la diversité de leurs formes et analysé leurs fondements sociaux, il nous reste à étudier comment les huissiers y sont confrontés et y répondent de façon concrète, dans le cadre de leurs pratiques quotidiennes, voire en dehors de celui-ci, et comment, collectivement, ils cherchent à donner une nouvelle image d eux-mêmes. Les représentations sociales de la profession d huissier de justice III. Comment les professionnels réagissent-ils individuellement et collectivement face aux représentations négatives? Dans les sociétés occidentales, l activité professionnelle apparaît comme un élément déterminant du prestige social des individus et consti- 56. Les huissiers sont généralement très discrets quant à la dimension lucrative de leur activité. Les seuls membres de la profession qui se sont exprimés à ce propos lors de nos entretiens s accordent à dire qu il n est pas rare qu un huissier en zone rurale, exerçant comme seul titulaire dans une petite étude comptant un ou deux employés, gagne aux alentours de 6 000 euros par mois et que le montant de cette rémunération mensuelle peut aller au-delà de 15 000 euros en zone urbaine. 57. Cf. Pierre BOURDIEU, «Les juristes, gardiens de l hypocrisie collective», in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (sous la dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, coll. «Droit et Société», 1991, p. 97. Droit et Société 54/2003 509

A. MATHIEU-FRITZ tue un référent identitaire de première importance 58. Il importe alors de se demander quelles positions adoptent les huissiers de justice face aux représentations sociales négatives qui leur sont associées. D un point de vue général, les opinions sont partagées quant à la question de savoir s il s avère ou non pertinent de tenter de modifier ces représentations. Plusieurs positions typiques demeurent observables : certains pensent que tenter de donner de l huissier une image positive dessert la profession, puisqu elle tire son autorité et son efficacité des représentations associées à la dimension coercitive de l activité, tandis que d autres se disent résignés face à l idée de redorer le blason de la profession, en raison précisément de ce caractère coercitif de l exercice professionnel : «Les gens nous associent à une mauvaise passe, donc forcément, même si l huissier est habillé en Superman et fait un travail de Superman en étant hypercool [ ], néanmoins ce sera l huissier habillé en Superman qui leur a enlevé leur voiture, donc pour eux, c est l huissier mauvais, qui leur a piqué leur voiture, même s il est habillé en abbé Pierre, ça changera rien du tout.» (Un huissier de justice.) Certains membres de la profession pensent, au contraire, que l image de l huissier peut être améliorée et prônent l utilisation des moyens de communication de masse pour y parvenir. III.1. Les réactions des huissiers dans le cadre quotidien de la pratique professionnelle Les représentations négatives de la profession font partie du quotidien de l activité. À cet égard, si les huissiers de justice ne sont pas insensibles aux signes de gratitude souvent rares selon les huissiers que nous avons rencontrés des différents protagonistes des situations de recouvrement, ils demeurent en apparence relativement impassibles face aux diverses remarques désobligeantes ou ironiques qui leur sont adressées fréquemment par les débiteurs. En voici quelques illustrations à travers les propos tenus par certains d entre eux : «Ah, il aime pas les huissiers.» (Remarque faite par un débiteur lors de la visite d un huissier à son domicile où le chien aboie en présence de celui-ci.) «Vous faites un drôle de métier quand même.» «J aime mieux pour vous que pour moi.» «Vous avez pas honte de faire ce métier-là?» «Je sais pas comment vous faites.» «C est pas trop dur des fois?» «Faut bien qu il y ait des gens comme nous pour vous filer une paie à la fin du mois.» etc. 58. Cf. notamment sur ce point Claude DUBAR, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 2 e éd., 1995 ; et Renaud SAINSAULIEU, L identité au travail. Les effets culturels de l organisation, Paris, Presses de Sciences Po, 1993. 510 Droit et Société 54/2003