Magnus Von Jaar La Soif Partie 1 Le Dormeur du Val 2
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1 N être et renaître J ai saisi Bertrand d une poigne ferme et serré mes mains contre son cou. J ai lâché quelques secondes la pression pour lui laisser une dernière chance de crier et de me demander de l épargner. Mais il n en fit rien, il restait immobile, silencieux et inerte. Alors j ai continué jusqu à ce que son souffle cesse. Il avait les yeux encore ouverts et la sérénité de son corps inanimé me renvoyait à ma rage enfin assouvie. Je suis sorti de son appartement, j ai marché le long des quais, il faisait froid, mais cette sensation m était agréable, elle prouvait que j étais encore en vie. C était comme lorsque l on se pince pour se convaincre que l on ne rêve pas. Une sirène sonna au loin, puis un éclair de lumière vint brouiller ma vision. «Est-ce venu l heure de mon jugement? Déjà?» Je me suis réveillé brusquement, les rayons brillant du soleil traversaient ma fenêtre et remplissaient la pièce d une douce lumière matinale. 2 3
La sonnerie de mon réveil réglé à six heures retentissait et à cet instant, je le haïssais. Haïr son réveil, une chose bien curieuse, tel le condamné qui maudirait la hache de son bourreau. Les rêves sont éphémères aussitôt que notre pensée s égare et que notre regard se fige, ils s évaporent pour toujours. Et alors ce sont nos doutes, nos peurs, nos désirs et notre noirceur qui s envolent. Mais ils restent présents quelque part, dans les abîmes de notre esprit, prêts à revenir nous hanter la nuit suivante. Une douche, un petit-déjeuner, j ai enfilé mes vêtements pour cette réunion qui déciderait de l avenir de chacun dans l entreprise. Celle pour laquelle j avais réglé mon réveil une heure plus tôt que d habitude. Arrivé au métro, il n y avait pas trop de monde à cette heure-ci, j ai aperçu Bertrand sur le quai et alors que j avançais vers lui, une petite voix m a chuchoté heureusement que les rêves s envolent le matin. Il m a abordé avec sa joie habituelle. «Alors tu vas bien? Prêt pour la petite réunion annuelle? Nous n avons pas vraiment le choix de toute façon. Ne sois pas si cynique! Tu sais, on devrait avoir une bonne prime cette année, tu pourras te payer de bonnes vacances cet été, ton amie sera contente. Sa joie de vivre si tôt le matin m exaspérait, j ai pensé qu ils pourraient se la mettre là où je pense leur prime. 24
De toute façon, on ne gagnera jamais autant que ceux qui nous signe nos primes» Ma réflexion n a rien enlevé à sa bonne humeur. Nous sommes entrés dans le train, les places assises étaient éparpillées. Je me suis assis à côté d une jeune fille, elle devait avoir vingt ans, elle avait des lèvres pulpeuses et rouge vif, un regard innocent mais son attitude désinvolte et hautaine montrait qu elle était consciente de son charme. Je me suis contenté de la regarder dans le reflet de la porte vitrée, discrètement pour ne pas attirer son regard, et le trajet est passé plus vite. Ce jour là, pas «d accident voyageur», le terme policé pour dire qu un gars au bout du rouleau s est jeté sur les rails, pas d accident technique ou encore de voyageur malade. Nous sommes arrivés quarante-trois minutes plus tard à l agence. Tous attendaient beaucoup de cette journée où le grand patron donne les objectifs de l année prochaine et les bonus de cette année. Beaucoup s en servaient pour rembourser leur crédit ou se payer des vacances dans des îles paradisiaques. Ainsi, durant un été ils pourraient vivre au soleil dans un bel hôtel à l abri des pauvres qui peuplent l île. Après les discours de la direction, l heure des récompenses a sonné. J ai regardé l heure sur mon téléphone, il y avait dix appels en absence, sur l écran s affichait «Maman». Une grosse femme s est levée, certainement la 2 5
secrétaire du directeur, il les prenait toujours bien en chair mais en changeait chaque mois. «Veuillez attendre, monsieur Carvard va vous appeler par binôme pour un entretien.» L agence avait composé ces binômes en fonction de la personnalité de chacun «afin d assembler des profils qui font la paire!». Bertrand et moi étions les opposés sans que j arrive à déterminer si nous faisions la paire. Il arrivait tous les jours à neuf heures précises, acceptait de faire des heures supplémentaires, de venir le week-end parfois, il était l employé adoré du patron. Il lui avait accordé gracieusement après quinze ans de métier, une augmentation de cent-vingt euros par mois. L ingratitude de la direction est certainement le seul sentiment sincère dont ils étaient capables. Notre tour venu, nous nous sommes assis face au bureau de Monsieur Carvard qui nous a accueillis avec un doux sourire. Il a jeté un bref regard sur ses fiches pour retrouver nos prénoms écrits à côte de nos photos respectives. «Ah Bertrand de Laffine et Caïn Grüssvenor! Comment allez vous?» Nous avons fait un petit geste de la tête accompagné d un sourire, je sentais une étrange sensation électrique courir le long de mon dos jusqu'à mon rectum, certainement en prévision de ce qu il allait dire. «Comme vous le savez cette année a été très difficile» Et voilà, comment annoncer que nos bonus ont 26