Six Cygnes. Jacob et Wilhelm Grimm. Illustrations du domaine public. Adaptation réalisée par Marie-Laure Besson. Warwick Goble

Transcription

1 Les six cygnes

2 Six Cygnes Jacob et Wilhelm Grimm Illustrations du domaine public Adaptation réalisée par Marie-Laure Besson Warwick Goble 2 3

3 Un roi chassait une fois dans une grande forêt, et il poursuivait le gibier avec tant d ardeur qu aucun de ses gens ne pouvait le suivre. Quand le soir vint et que le prince s arrêta, il se trouva qu il s était égaré. En vain cherche-t-il une issue, il n en découvrit aucune. Enfin il aperçut une vieille femme au chef branlant : c était une sorcière. 4 5

4 Le roi lui parla et dit : «Ma bonne femme, ne pourriez-vous pas me montrer un chemin qui mène hors de cette forêt? - Oh! oui certes, seigneur, je le puis! réponditelle, mais à une seule condition ; et si vous ne la remplissez pas, vous resterez dans la forêt et vous y mourrez de faim. - J ai une fille, reprit la vieille, qui est aussi belle que personne au monde, et qui mérite bien de devenir votre femme ; si vous consentez à l épouser et à faire d elle la reine du pays, je vous montrerai le chemin qui mène hors de la forêt.» Le roi promis tout dans son trouble, et la vieille le conduisit à sa cabane où sa fille se tenait près du feu. - Quelle est cette condition? demanda le roi. 6 7

5 Elle reçut le roi comme si elle l avait attendu, et il vit bien qu elle était fort belle, mais elle ne lui plaisait pas, et il ne pouvait la regarder sans une certaine peur. Après qu il eut mis la fille de la sorcière sur son cheval, la vieille lui indiqua le chemin, et le roi arriva bientôt à son château royal, où le mariage fut célébré. Le roi avait déjà été marié, et il avait de sa première femme sept enfants, six garçons et une fille qu il aimait plus que tout au monde. 8 9

6 Craignant pour eux les mauvais traitements de leur belle-mère, il les mena dans un château isolé au milieu d une forêt. Elle fut curieuse de savoir à quoi il pouvait s occuper ainsi tout seul dans la forêt, et fit tant, qu à prix d argent elle tira de ses domestiques l explication du mystère. Ce château était si bien caché et le chemin si difficile à trouver, que le roi même n aurait pu le découvrir si une bonne fée ne lui eût fait don Ils lui apprirent aussi la vertu de la pelote de fil qui servait à montrer le chemin. d une pelote de fil qui se déroulait d elle-même dès qu il la jetait devant lui, et qui lui montrait le chemin. Dès lors elle n eut plus de repos qu elle ne sût où le roi cachait ce talisman, puis elle fabriqua de petites chemises de soie, et comme sa Mais le roi allait si souvent chez ses chers enfants, que la reine finit par remarquer ses mère lui avait enseigné mille sortilèges, elle eut bientôt fait d y coudre un charme. absences

7 Une fois que le roi était à la chasse, elle prit les chemises, alla dans la forêt, et le fil lui montra le chemin. Les enfants voyant venir de loin quelqu un, pensèrent que c était leur bon père, et ils sautaient de joie. Mais la marâtre jeta sur chacun d eux une des chemises ; et la chemise n eut pas plutôt touché leur corps, qu ils furent changés en cygnes et s envolèrent au-dessus de la forêt. W. Heath Robinson 12 13

8 La reine s en retourna joyeuse dans sa demeure croyant s être débarrassée des - Ah! mon père, répondit-elle, ils sont partis et m ont laissée toute seule.» enfants de son mari. Et elle lui conta ce qu elle avait vu de sa Mais la petite fille ne se trouvait point avec les autres, et la marâtre n avait pas entendu parler d elle. fenêtre, comment ses frères s étaient envolés par la forêt ; même elle lui montra les plumes qu ils avaient laissées tomber dans la cour et qu elle avait gardées. Le lendemain le roi vint pour voir ses enfants et ne rencontra que la petite fille. Le roi fut bien triste, mais il ne lui vint pas à l esprit de soupçonner la reine d avoir commis «Où sont tes frères? demanda-t-il cette mauvaise action ; et, comme il craignait qu on lui prit aussi sa petite fille, il voulut l emmener avec lui

9 Mais elle avait peur de sa belle-mère et elle demanda au roi la permission de passer encore une nuit dans le château de la forêt. La pauvre enfant se disait : «Je suis plus en sûreté par ici, j aime mieux aller à la recherche de mes frères.» Et lorsque la nuit fut venue, elle s enfuit et marcha tout droit devant elle dans la forêt. W. Heath Robinson 16 17

10 Elle marcha toute la nuit et le jour suivant sans s arrêter, jusqu à ce qu elle fût rendue de fatigue. Ils se posèrent sur le sol et soufflèrent l un contre l autre jusqu à ce que toutes les plumes fussent parties ; après quoi la peau de cygne s enleva comme une chemise. Alors elle vit une petite maison de chasse. La jeune fille, ayant reconnu ses frères, se Elle y entra et trouva une chambre avec six réjouit et sortit de dessous le lit. petits lits, mais elle n osa en choisir un pour s y reposer, et se cacha dessous pour passer la nuit sur le dur plancher. Ils n étaient pas moins contents de revoir leur petite sœur ; mais leur joie fut de courte durée. Au coucher du soleil, elle entendit un bruit d ailes et vit entrer les six cygnes. «Tu ne peux rester ici, lui dirent-ils, c est le rendez-vous d une bande de voleurs ; quand ils rentreront, s ils te trouvent, ils te tueront

11 - Ne pouvez-vous pas me protéger? demanda la sœur. - Non, répondirent-ils, car nous ne pouvons quitter notre peau de cygne que pendant un quart d heure chaque soir, et nous ne gardons la forme humaine que pendant ce temps-là, pour redevenir cygnes de nouveau.» La petite sœur pleura et dit : «Ne puis-je pas vous délivrer? Helen Stratton 20 21

12 - Oh! non, reprirent les six frères, les conditions sont trop difficiles. Durant six ans, tu ne devrais Le lendemain, elle sortit, chercha des étoilées et se mit à coudre. ni parler ni rire, et dans cet espace de temps il te faudrait coudre six chemises d étoilées. Qu un seul mot s échappe de ta bouche, et voilà tout l ouvrage perdu!» Elle n avait personne à qui parler et ne se sentait nulle envie de rire : elle était assise sur un arbre et ne regardait que son ouvrage. Comme ses frères achevaient de lui conter ces choses, le quart d heure se trouva passé, et ils s envolèrent par la fenêtre. Elle y avait déjà passé quelque temps, lorsque le roi du pays vint à chasser dans la forêt, et ses chasseurs arrivèrent au pied de l arbre où se tenait la jeune fille. La jeune fille résolut dans son cœur de délivrer ses frères, dût l entreprise lui coûter la vie. Ils l appelèrent et dirent : «Qui es-tu?» 22 23

13 Elle ne répondit pas. «Viens avec nous, reprirent-ils, nous ne te ferons pas de mal.» Elle secoua simplement la tête. Comme ils la poursuivaient toujours de leurs questions, elle leur jeta son collier d or, croyant les contenter ainsi. Mais ils continuaient toujours, et elle leur jeta sa ceinture, puis successivement tout ce dont elle pouvait se passer, de sorte qu elle ne garda que sa chemise

14 Les chasseurs ne se laissèrent pas repousser. Ils grimpèrent sur l arbre, s emparèrent de la jeune fille et la conduisirent devant le roi. Cependant, elle était si belle que le cœur du roi en fut touché et il se sentit pris d un violent amour pour elle. Qui es-tu, lui demanda-t-il, et que faisais-tu sur cet arbre?» Il la couvrit de son manteau, la mit devant lui sur son cheval et l emmena dans son château. Mais elle ne répondit pas. En vain il l interrogea dans toutes les langues Là, il lui fit faire de riches habits, dans lesquels elle parut belle comme le jour ; mais il ne pouvait tirer d elle un seul mot. qu il savait : elle resta muette comme un poisson

15 Il la plaça auprès de lui à table, et ses manières et son air modeste lui plurent tant, qu il dit : «Je veux l épouser, ou personne au monde!» En effet, quelques jours après, il se mariait avec elle. Or, le roi avait une méchante mère qui était mécontente de ce mariage et parlait mal de la jeune reine. «Qui savait d où elle sortait, cette fillette incapable même de parler? elle n était certes Eléanor Boyle pas digne d un roi!» 28 29

16 Au bout d un an, lorsque la reine mit au monde son premier enfant, la vieille l enleva et barbouilla de sang la bouche de la reine pendant son sommeil ; puis elle s en fut chez le roi accuser la pauvre mère d être une anthropophage. La fois suivante, la reine ayant donné le jour à un beau garçon, la rusée marâtre usa de la même supercherie ; mais le roi ne put encore se résoudre à croire aux paroles de sa mère, et dit : «Elle est trop pieuse et trop bonne pour avoir fait cela ; si elle n était pas muette et pouvait Le roi, pourtant, n en voulut rien croire et ne souffrit pas qu on lui fit le moindre mal. se défendre, son innocence serait bientôt reconnue.» Elle était toujours occupée à coudre des chemises et ne s inquiétait pas d autre chose

17 Cependant, lorsque la vieille eut enlevé pour la troisième fois l enfant nouveau-né et recommencé d accuser la reine, le roi ne put faire autrement que de livrer sa femme aux juges, et elle fut condamnée à périr sur le bûcher. Le jour de l exécution arrivé, - c était aussi le dernier jour des six années pendant lesquelles elle ne devait ni parler ni rire-, les six chemises étaient presque finies, et il ne manquait plus que la manche gauche à la dernière pour compléter la délivrance des six frères, grâce à la tendresse patiente de leur sœur, et rompre la puissance du charme

18 Tandis qu on la menait au bûcher, elle tenait les chemises d étoilées sous son bras ; et quand elle y fut montée, comme on allait allumer le feu, elle regarda en l air et vit des cygnes, au nombre de six, s avancer à tire-d ailes. Alors elle sentit que sa délivrance approchait aussi, et le cœur lui bondit de joie. Les cygnes volèrent jusqu à elle et se penchèrent pour qu elle pût leur mettre les chemises

19 Dès que celles-ci eurent touché leur corps, la peau de cygne tomba de leurs membres, et les six frères apparurent aux yeux de celle qui les avait sauvés, frais et bien portants : au plus jeune seulement il manquait un bras, et il avait une aile de cygne à la place. Ils s embrassèrent tous avec joie, et la reine, allant trouver le roi qui était dans la consternation, commença à parler et lui dit : «Cher époux, maintenant je puis parler et vous jurer que je suis innocente et que j ai été accusée faussement.» Kay Nielsen 36 37

20 Elle lui raconta alors les tromperies de la vieille, qui avait dérobé les trois enfants et les avait cachés. On les envoya chercher, à la grande joie du roi, et la méchante belle-mère fut liée sur le bûcher et réduite en cendres. Et le roi et la reine vécurent longtemps heureux avec leurs six frères. Eléanor Boyle 38 39