TALKING POINTS Nouveau monde, nouveaux enjeux, nouvelle pensée La Silicon Valley: création de valeur ou bulle technologique? 30 novembre 2015, Paris
Talking Points Sommaire Nouveau monde, le fait de la semaine: Square entre en bourse Ce que révèle une étrange valorisation Nouveaux enjeux, la question de la semaine: Peut-on parler de bulle de la technologie? L économie de l innovation a ses figures de proue: les licornes, ces 150 start-ups valorisées à plus d un milliard de dollars. Elles suscitent souvent un grand scepticisme: elles ne sont pas profitables et refusent une cotation en bourse qui révèle parfois des valorisations injustifiées. La Silicon Valley est ainsi accusée de nourrir une gigantesque bulle. Nous pensons que le problème ne doit pas être posé en ces termes. Oui, une majorité de licornes fera faillite ou sera vendue. Mais certaines d entre elles connaitront le destin de Facebook ou de Google. Et c est parmi elles que nous trouverons les entreprises qui transformeront le monde. Philippe Tibi 2
L étrange IPO de Square Actualité Fondée en 2009, Square est une société active dans le secteur des paiements mobiles. La société a été financée à hauteur de plus de 600 m $ par le capital-risque, pour une valeur implicite de 6 Mds $. Elle est entrée en bourse le 19 novembre, dans des conditions décevantes puisque le cours d introduction fut inférieur de 42% à celui du dernier tour de table. Un coup de tonnerre pour une icône du Venture Capital. 18,56 $: Cours de vente garanti aux participants au dernier tour de table 15,46 $: Cours dernier tour de table Illustration 11-13 $: Fourchette indicative du cours de première cotation 9 $: Cours d introduction en bourse Evolution du cours de Square depuis l introduction en bourse Conclusion Le processus de formation des prix de l IPO de Square fut très inhabituel: la société a été cotée en dessous de la valorisation du dernier tour de table et en dessous de la fourchette indiquée par le syndicat de placement peu avant l introduction. Le cours a bondi de 40% dans la première journée de cotation. Il stagne depuis lors. Ce parcours heurté révèle deux sentiments négatifs: 1 Le scepticisme des investisseurs boursiers face à la position stratégique de Square. Une société innovante lors de sa création, mais qui ne bénéficie ni de solides barrières à l entrée ni d un grand pouvoir de négociation face à des partenaires comme Visa et Mastercard. 2 La confusion devant les droits spéciaux accordés aux investisseurs récents, comme l attribution d actions gratuites en cas de cours d IPO inférieur à 18,56$ Cette situation pose plusieurs questions. Pourquoi un tel hiatus entre les valorisations des Venture Capitalists et celles de la bourse? Pourquoi si peu d IPOs dans un secteur en apparence très dynamique? Sommes nous en présence d une bulle de la technologie? 3
L âge d or des licornes La formidable croissance du nombre et de la valeur des licornes La crise économique et financière a vu naître 150 licornes, ces sociétés financées par le capital risque et valorisées à plus d un milliard $. Une douzaine d entreprises valent même plus de 10 milliards $ comme par exemple Uber (50 Mds $ à lui seul), Xiaomi, AirBnB, Palantir, Didi Kuadi ou Space X. Elles ont été financées à hauteur de 75 milliards $, pour 90% aux Etats-Unis, en Inde et en Chine. Leur valeur totale atteint aujourd hui 500 Milliards $, ce qui révèle donc une spectaculaire création de valeur, en apparence. Cette accumulation de licornes est cependant étonnante. La démographie du «troupeau» est normalement régulée par des introductions en bourse qui offrent une sortie profitable aux actionnaires initiaux et la capacité de lever des capitaux importants. Une alternative fréquente est la vente à des sociétés établies qui achètent ainsi des expertises, des clients et du temps. Google a ainsi acquis près de 200 start-ups depuis 2003. La disette des IPOs La réalité est bien différente. Les capitaux levés en 2015 lors d IPOs se situent à un plus bas de six ans, cinq fois inférieur à ce qui a été apporté par les VCs. En termes bruts, le M&A se situe à des niveaux élevés mais il concerne plus des situations particulières (1) destinées à supporter des technologies mûres qu un flux soutenu d acquisitions orientées vers la croissance (2) Au moins deux raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette contradiction: 1 Des valorisations trop élevées qui découragent les investisseurs boursiers et les acheteurs industriels. 2 La volonté des licornes d éviter la bourse. (1) WhatsApp par Facebook pour 19 Milliards $, Nest et Oculus VR par Google (pour 3,2 et 2 Milliards), Mojang AB par Microsoft (2,5 Mds); Twich Interactive par Amazon (1 Md) (2) (http://fortune.com/2015/04/09/marc-andreessen-brainstorm-2015/ 4
Des valorisations trop élevées Les licornes sont trop chères avant l IPO Leur parcours boursier déçoit après l IPO La quasi-totalité des licornes ne sont pas profitables, à commencer par Uber. Leur valorisation est donc un art difficile, qui repose sur des techniques moins crédibles qu une somme de cash flows actualisés: multiple de chiffre d affaires, marges normalisées, comparaison auto-référentielle avec des pairs. Au-delà des problèmes techniques de valorisation, les investisseurs ont été échaudés par le parcours des sociétés de technologie introduites en bourse depuis 2012, dans un environnement pourtant favorable. Selon les calculs de CB Insights, leur performance a été très décevante, en valeur absolue et relativement au S&P 500. Parmi les causes de sous-performance: une croissance insuffisante (Etsy) ou une difficulté à monétiser des parts de marché (Twitter). Cette sous-performance conduit à questionner les valorisations proposées par les VCs, d autant plus qu elles s accompagnent de clauses favorisant le capital initial (droits de vote spécifiques, «ratchet» c est-à-dire verrouillage de la valeur comme dans le cas de Square) 5
Eviter la bourse, mais rêver de Facebook La recherche impatiente et coûteuse d un monopole naturel, en mode privé Le marché consacre pourtant les champions de la technologie Dans la Silicon Valley, les VCs et les fondateurs se méfient du marché. Il est certes un mécanisme transparent de découverte de la valeur. Cela peut justement les gêner (1). Il leur impose des contraintes: gouvernance, publication d informations, discussion publique des décisions des dirigeants. Leur mot d ordre est au contraire la rapidité. Le monde de l investissement privé vit sous l emprise d un paradigme expliqué par Peter Thiel dans Zero to One: la recherche d un monopole naturel, selon le modèle des Facebook, Google ou Uber. Ceci reflète une règle familière dans l univers de la technologie: «Winner-takes-all». Elle réclame des investissements considérables et permanents pour acquérir des clients et élever des barrières à l entrée. Un modèle auquel est rétif un marché financier plus familier avec des formats générateurs de cash flows récurrents (2). Les licornes n ont donc aucun intérêt à s y confronter, tant qu elles obtiennent des financements auprès des VCs. Mais pourquoi les VCs continuent-ils d accepter des valorisations élevées? L univers des licornes c est en effet 500 milliards $ pour 150 sociétés dont la majorité fera faillite ou sera rachetée. Cela peut paraître déraisonnable. Mais pour l élite des VCs, sur-représentée dans l actionnariat des licornes, le jeu en vaut la chandelle. Leur modèle est en effet Facebook, aujourd hui valorisée à 300 Mds $. C est à cet ordre de grandeur et à cette référence qu il faut comparer la totalité de l univers des licornes. Une valeur qui sera cristallisée en bourse, car si le marché est réticent à l égard des aventuriers, il consacre les vainqueurs de la bataille de la technologie. Le FT explique ainsi que la performance du S&P 500 a été sauvée en 2015 par le bond des «Fang» (Facebook, Amazon, Netflix et Google) et des «nifty 9» (idem + Priceline, Starbucks, Ebay, Microsoft et Salesforce) (3 et ci-contre). En d autres termes, et en forçant le trait, la communauté des VCs peut être relativement indifférente à la création d une bulle des valorisations. A condition de voir émerger les trois ou quatre Facebook qui assureront le «home run», la surperformance du portefeuille. On comprend que dans ce cadre la cotation en bourse soit pas une priorité. Les temps changent: l IPO de Facebook lui a conféré une valeur de 100 Mds $ en 2012. Microsoft fut cotée à 400 m $ lors de son introduction 25 ans plus tôt. Les VCs ont su conserver une grande partie de la valeur créée par Facebook. Ils veulent continuer (1) https://www.fenwick.com/fenwickdocuments/the-terms-behind-the-unicorn-valuations.pdf (2) Amazon est une brillante exception (3) https://next.ft.com/content/b73d74c6-938c-11e5-b190-291e94b77c8f 6
Quid pour les dirigeants? Une bulle des licornes est probable «We wanted flying cars, instead we got 140 characters» Peter Thiel Les licornes forment un univers en expansion rapide: les trois quarts d entre elles ont atteint ce statut depuis moins de deux ans. Leurs valorisations sont publiquement discutées. Square a été introduite en bourse en dessous de son cours de référence. Fidelity et Blackrock viennent de déprécier de 25% leurs investissements pre-ipo dans Snapchat et DropBox. Les licornes évitent la confrontation avec le marché boursier tant que leur modèle n est pas stabilisé. Pour toutes ces raisons, une bulle des valorisations est possible. La bulle est-elle nuisible? Pas directement, car son éclatement ne menacerait pas le système financier. Il détruirait simplement une partie des fonds engagés dans le capital-risque américain, peut-être 50 Mds $ sur 200 Mds. Ces montants ne représentent qu une faible partie des portefeuilles de leurs souscripteurs: fonds de pension, fonds de dotation d université et family offices. En revanche, la bulle des financements peut contribuer à la survie et au développement de firmes illégitimes sur leur marchés. Parce qu elles offrent des subventions à leurs clients, et parce qu elles éliminent des concurrents qui opèrent dans des conditions de profit normales. Les survalorisations des licornes ont-elles contaminé le secteur technologique dans son ensemble, y compris sa composante cotée en bourse? Nous ne le pensons pas. Le marché américain est sans doute cher par rapport à ses moyennes historiques, mais les valeurs technologiques n occupent pas une position particulière dans ce tableau. Comme le montre l illustration de la page 5, le marché a lui-même dégonflé une partie de la bulle. Les licornes, comme les dotcoms il y a 15 ans, n ont-elles alors aucun intérêt économique? C est un sujet de débat. Certaines d entre elles proposent de véritables innovations (ce sera l objet d un prochain Talking Points) dans les secteurs de la santé, de l énergie et de la mobilité. Aujourd hui cotées en bourse, des ex-licornes comme Google, Amazon, Netflix, Facebook ou Tesla sont des agents de la transformation de la société. Directement, parce qu elles créent de nouveaux marchés, indirectement parce qu elles défient une économie toujours tentée par le statu quo. L observation des licornes donne d excellentes informations sur l innovation mondiale. Elle ne dispense pas de se tenir informé des avancées de la science dans vos secteurs d activités respectifs. Le Venture Capital n invente rien, mais il accélère la rencontre des inventions et de leur marché. 7