«LE DROIT DU TRAVAIL FACE AUX NOUVELLES FORMES



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Transcription:

«LE DROIT DU TRAVAIL FACE AUX NOUVELLES FORMES D ORGANISATION DES ENTREPRISES» Marie-Laure Morin, directrice de recherche au CNRS, conseiller à la Cour de Cassation, France 1 Les nouvelles formes d organisation des entreprises, dans une économie mondialisée, ont d importantes répercussions sur les conditions d application du droit du travail qui s est pour l essentiel construit dans un cadre national. Des évolutions encore timides ont déjà eu lieu pour essayer d appréhender les conséquences de ces transformations sur les conditions de vie et de travail des travailleurs dans le cadre européen ou international. On songe en particulier au livre vert de la commission européenne sur la responsabilité sociale des entreprises, ou à l adoption par la conférence internationale du travail d une déclaration sur les droits fondamentaux des travailleurs. Jusqu à présent cependant, les instruments qui apparaissent pour tenter de réguler les relations de travail dans ses nouvelles formes d organisation des entreprises, demeurent du domaine de la soft law. Pour tenter d aller plus loin et poursuivre cet effort de régulation, il me semble utile de poser deux séries de questions que je voudrais développer pour engager la discussion dans cet atelier. - D abord à partir de quelle grille d analyse, du point de vue du droit du travail, peut-on préciser la nature des questions posées par les nouvelles formes d organisation des entreprises? - Ensuite, voit-on apparaître de nouveaux concepts, de nouvelles techniques juridiques pour essayer de répondre aux questions que soulèvent ces nouvelles formes d organisation? En vous proposant cette démarche, je ne fais que reprendre les débats qui ont déjà eu lieu lors d une table ronde sur le même thème au 17 ème congrès de l association internationale de droit du travail à Montévidéo, il y a juste un an. - I - COMMENT ANALYSER CES TRANSFORMATIONS? Je souhaiterais proposer ici deux points d entrée qui ne sont pas, de prime abord, juridiques mais, qui permettent, me semble-t-il de préciser un peu la nature des questions posées. 1.1- Le premier est celui de l organisation de la «firme» dans laquelle s inscrivent les relations de travail. J emploie à dessein le mot «firme» parce qu il est général et neutre juridiquement 2. En droit du travail, il est très classique de distinguer l établissement, l entreprise, le groupe. Ceci renvoie en réalité à différents niveaux d organisation de la firme. Et il est utile de comprendre comment le droit du travail les appréhende ainsi que leur hiérarchie, c'est-à-dire le niveau où s exerce le pouvoir de décision réel. 1.1.1- Historiquement le droit du travail a d abord appréhendé la «firme» comme le «producteur», c'est-à-dire comme le lieu de combinaison du capital et du travail concret qui 1 Il s agit du texte oral de l intervention, sans référence jurisprudentielles ou biliographiques 2 Ces analyses s inspire de travaux qui ont été conduits de façon interdisciplinaire par des économistes et des juristes sur le concept d entreprise, cf notamment Jeammaud, Kirat, Villeval, et Morin ML et Morin F

assure la fabrication de produits mis sur le marché. Il s agit de l usine, de l établissement là où il est nécessaire de protéger les salariés, où plutôt les corps au travail. Les premières législations industrielles, particulièrement en matière de protection d hygiène et de sécurité, sont des législations qui visent les établissements, là où se réalise le travail concret. C est là aussi que se sont construites les solidarités collectives. La «firme» comme établissement reste un cadre majeur d application du droit du travail. On songe au concept d établissement en droit allemand, base de la constitution sociale de l établissement. Ou encore à la notion d entité économique transférée qui poursuit son activité en conservant son identité, au sens de la directive européenne sur les transferts d entreprise, cette entité n est-elle pas caractérisée en effet par une conjugaison entre le capital et le travail, pour une activité donnée? Cette firme productrice demeure proche du fonds rural, du fonds de commerce, l employeur est d abord l exploitant de ce fonds. 1.1.2 - Le deuxième niveau d organisation de la «firme» renvoie moins à la production, qu à son activité et son organisation économique sur le marché. A ce niveau, une firme peut avoir plusieurs activités économiques, elle peut être multibranches, elle peut être dotée de plusieurs établissements. Mais elle est caractérisée par une organisation sociale hiérarchisée sous une direction économique unique. Le principe organisateur de la firme est le pouvoir de décision économique. C est, nous semble-t-il, cette approche de la firme comme agent économique et organisation hiérarchisée sous une direction unique, qui a donné lieu en Allemagne puis en France aux théories institutionnelles de l entreprise comme lieu d exercice d un pouvoir.

C est aussi, me semble-t-il, dans le cadre de cette approche de l entreprise comme organisation que s est développée le concept moderne d emploi, en tant que créateur d un lien durable avec l entreprise. La notion française d unité économique et sociale est fortement marquée par cette approche de la firme, ainsi qu un certain nombre de règles sur l information et la consultation du comité d entreprise sur les décisions économiques du chef d entreprise, ou sur les procédures de licenciement économique. 1.1.3 - Le troisième niveau d organisation de la firme est le niveau financier, celui où se constate et se distribue la valeur pour l actionnaire. Le droit du travail connaît aujourd hui le groupe de sociétés. Lorsqu une société ou une personne exerce un contrôle majoritaire sur l ensemble des sociétés, soit qu il possède la majorité des parts directement ou indirectement des sociétés du groupe, soit qu il ait le pouvoir de nomination des sociétés du groupe, alors on peut dire qu il y a une «unité de gouvernance» du groupe. Et cette unité permet de tracer les contours de la firme. En droit français, le comité de groupe consacre cette réalité ; en droit européen les directives sur le comité de groupe, sur la place des travailleurs dans la société européenne permettent aussi d appréhender ce niveau de décision. En suivant cette analyse, somme toute très classique, des problèmes connus du droit du travail, se posent déjà. L employeur juridique n est pas toujours l entreprise, cela est particulièrement vrai dans l unité économique et sociale, ou dans le groupe, et cela pose des questions que le droit français connaît en matière de relations collectives ou individuelles de travail. On sait que le niveau financier de la prise de décision peut être très éloigné des établissements qui en subiront les conséquences et que les moyens juridiques d impliquer le centre de décision ne sont pas toujours aisés. L obligation de reclassement dans le groupe, cherche à répondre à cette question. Mais dans un groupe les activités économiques peuvent être diverses, les relations de contrôle, même si le pouvoir de décision financier est centralisé, laisse place à des relations «d autonomie contrôlées» pour utiliser une notion plus sociologique que juridique.

On peut en constatant l unité de gouvernance du groupe saisir néanmoins juridiquement le centre de décision, (on songe par exemple aux décisions rendues dans l affaire Villevorde s agissant du droit d information du comité de groupe ou à l arrêt AXA sur la négociation de groupe (Soc. 30 avril 2003) qui consacre me semble-t-il ce niveau de décision, sans nier l autonomie des entreprises du groupe. Aujourd hui, ce niveau d organisation de la firme est celui qui hiérarchise les autres, en ce sens que la décision économique est moins dominée par le marché des produits, que par l impératif de création de valeur pour l actionnaire. Le droit du travail a d abord organisé les relations de travail dans l entreprise comme établissement, il a ensuite appréhendé l entreprise comme centre de décision économique, et il cherche, non sans difficulté, à appréhender aujourd hui le groupe comme niveau dominant. Mais le droit du travail se heurte alors dans cette quête de l unité de la firme, où tout au moins du niveau pertinent où s opèrent les arbitrages, à des obstacles nouveaux. Cette approche unitaire de la firme est en effet remise en cause en aval et en amont. En amont, les investisseurs, souvent des fonds de pension, ne cherchent pas à prendre le contrôle des firmes et à exercer le pouvoir de décision économique. Par des prises de participations souvent d un niveau relativement faible, ils cherchent pour l essentiel à réaliser des profits financiers, en exerçant un pouvoir d influence, sanctionné par le marché financier. En d autre terme il y a groupe et groupe. il y a ceux dans lesquels on peut caractériser l unité de gouvernance et le centre de pouvoir, par conséquent en quelque sorte tracer les contours de la firme, et le droit du travail trouve alors une certaine place. Mais il y a aussi des réseaux d entreprises dont les liens purement financier sont fragiles, et qui sont caractérisés par une grande mobilité dans un capitalisme de marché financier, pour reprendre un concept économique.

Comment le droit du travail peut-il alors saisir ces configurations? Les moyens d intervention des salariés, comme les fonds d épargne salariale, l actionnariat salarié etc relèvent-ils d ailleurs uniquement du droit du travail? A côté de ces configurations on trouve aussi des alliances commerciales entre entreprises, que je n ai pas suffisamment explorées, qui crée des liens entre elles. En aval, et au niveau la firme comme producteur, c'est-à-dire au niveau des établissements, les phénomènes massifs de «décentralisation productive», avec l externalisation de nombre de fonctions de service de l entreprise, l appel à la sous-traitance, remettent en cause aussi l unité classique de l entreprise comme organisation sociale et économique. Au niveau de la production elle-même et sur le site de travail, les collectifs de travail sont fragmentés, les statuts collectifs diversifiées, des éléments de la production peuvent être délocalisés. Tous ces phénomènes renouvellent, à l échelle internationale le problème de la concurrence, non seulement entre les entreprises, mais aussi sur le marché du travail. De ce fait le rôle même de régulation des conventions collectives de branche, dans le cadre des marchés nationaux dominant au XXème siècle, congruents avec l organisation de l entreprise comme organisation économique et sociale, est fragilisé. Les relations qui s établissent ici entre entreprises des relations de domination économique qui donnent aussi naissance à des relations d autonomie contrôlée, ou les sujétions passent moins par la dépendance économique exclusive d un sous traitant vis-à-vis de son donneur d ordre que par des exigences de qualité, de délai, de formation, etc qui peuvent avoir des conséquences très directes sur les conditions de travail, sans que le donneur d ordre n ait à assumer une quelconque responsabilité.

Juridiquement ces phénomènes, massifs, posent non seulement la question de savoir qui est l employeur, car on ne peut pas le plus souvent reconstituer l entreprise avec une direction unique, mais de façon encore plus cruciale, celle des voies et des moyens pour prendre en compte ces relations d autonomie contrôlées entre les entreprises. On peut alors, et si l on accorde crédit à cette analyse descriptive qui a d abord pour but d essayer de clarifier dans le jeu des règles du droit du travail les niveaux différents d organisation de la firme qu elles permettent d appréhender, proposer une seconde grille d analyse. 1.2 - La répartition des risques économiques et de l emploi On peut en effet se demander si la rationalité, au moins économique, sinon juridique, qui préside à cette complexification et à cette modification de la nature même des relations entre les firmes, n est pas la question du partage du risque lié à toute entreprise économique. Les structures financières des firmes répondent assurément à une rationalité financière de répartition du risque financier ; l organisation de firmes en réseau qu ils s agissent de groupes ou de réseaux contractuels d entreprise permet de répartir le risque économique (et la charge des investissements). Mais cette répartition des risques économique et financier est aussi une répartition du risque de l emploi, élément du risque d entreprendre. Les phénomènes de filialisation ou d externalisation sont assurément un moyen de transférer sur d autres entreprises les risques liés à l emploi et au travail. Le risque de l emploi, c est celui d avoir à adapter la main d œuvre aux évolutions de l emploi, à licencier le cas échéant. Le risque du travail, c est le risque sur résultat du travail lui-même, sur les conditions mêmes de sa réalisation collective, en tenant compte des conflits toujours possibles ; c est aussi celui sur la sécurité des travailleurs. Il faudrait ici analyser de façon très concrète du point de vue de la réalisation du travail lui-même la rationalité des décisions d externalisation.

Or le droit du travail, celui originaire de «l établissement» se fonde sur un rapport binaire employeur salarié, et s il distingue l entreprise de l employeur, notamment en matière de rapport collectif, c est cependant toujours l employeur juridique qui est juridiquement responsable vis-à-vis de tel ou tel salarié. Aussi l une des questions centrales posées aujourd hui par les nouvelles formes d organisation de l entreprise, n est pas seulement celle de savoir comment reconstituer l entreprise pour tenter de retrouver des relations binaires et un employeur ou un chef d entreprise responsable, mais comment prendre en compte des relations triangulaires contractuelles ou institutionnelles pour déterminer la responsabilité de chacun sur les relations d emploi et l exécution du travail, et organiser les relations collectives de façon plus pertinente. C est cette perspective que je voudrais tenter d explorer à propos de trois questions très classiques du droit du travail, celle du pouvoir du chef d entreprise, celle de la détermination de l employeur dans les relations contractuelles, et celle de la responsabilité sur les conditions d exécution du travail lui-même. II - NOUVELLES FORMES D ORGANISATION DES ENTREPRISES ET RESPONSABILITE Lorsqu on évoque ici le terme de responsabilité, il s agit -en amont de la question de savoir qui doit réparer le dommage causé par tel ou tel acte, ou qui doit supporter tel ou tel risque objectif qu il s agisse d un licenciement d un accident du travail ou de tout autre chose- de chercher à déterminer à qui tel ou tel acte ou évènement est imputable, ou plutôt qui doit répondre de telle ou telle décision, qu il s agisse non seulement d organiser une réparation en cas de dommage, mais aussi une prévention, en matière d emploi, de sécurité du travail etc

Quelles pistes suggèrent le droit positif pour organiser cette imputabilité 3, qu il s agisse de saisir le centre de pouvoir, dans les relations collectives de travail, de déterminer l employeur dans le contrat individuel de travail, ou de savoir qui est responsable des conditions d exécution du travail. 2.1 - Exercice du pouvoir et relations professionnelles. L examen des évolutions du droit des relations collectives suggère ici quelques pistes encore très fragiles. 2.1.1 - Tout d abord en droit européen dans les groupes de sociétés, le droit d information et de consultation des représentants des travailleurs apparaît aujourd hui comme un principe général, même si ce n est pas encore un droit général. En tout cas ce principe inspire nombre de directives européennes qu il s agisse du droit du comité de groupe, de celui des représentants des salariés dans la société européenne etc Osons alors une comparaison, de la même façon que les principes de la «corporate gouvernance, dans le cadre du capitalisme de marché financier auquel j ai fais allusion, repose sur un principe de transparence de l information vis-à-vis des actionnaires, celle-ci ne devraitelle pas exister de la même manière pour les salariés des entreprises du groupe? Le principe général d information et de consultation des représentants des travailleurs ne doitil pas reposer sur cette même idée de transparence de l ensemble du groupe. Les nouvelles technologies de l information et de la communication ont ici un rôle essentiel à jouer. 3 IL y a évidemment tout un champ de recherche à explorer conjointement entre le droit de la responsabilité et le droit du travail.

2.1.2 - En matière de négociation collective, on a beaucoup insisté depuis 20 ans sur la décentralisation de la négociation dans l entreprise. Mais cette décentralisation n a-t-elle pas des limites évidentes, si les frontières de l entreprise ne sont plus certaines en amont et en aval. Pour la France, la négociation de groupe qui se développe sans cadre législatif précis, est aujourd hui assez souvent une négociation d accords-cadre qui laissent des marges d adaptation aux entreprises du groupe. Le récent arrêt Axa (déjà cité), le dit d ailleurs très clairement. Si la négociation de groupe est possible, elle ne peut pas se substituer à la négociation d entreprise à laquelle elle doit laisser toute sa place. C est une façon de prendre en compte les relations d autonomie contrôlée qui existent. La deuxième voie possible est la négociation de site ou la négociation territoriale pour prendre en compte les réseaux d entreprises. Elle n est pas développée en France, mais il en existe des exemples dans divers pays européens, et d assez nombreux travaux insistent sur la nécessité de ce type de négociation. Encore faut-il préciser son objet. En droit positif, la directive européenne sur la prestation de service pose un principe d égalité de traitement, au moins à minima lorsque des travailleurs d une entreprise de l union viennent réaliser une prestation dans une entreprise située dans un autre pays de l union. L objectif de cette directive est assez évident, et pourrait inspirer des dispositions en droit interne pour régir la prestation de service en entreprise. Cependant son application suppose que les salariés de l entreprise extérieure occupe des emplois de même nature celui des salariés de l entreprise dans laquelle ils interviennent. Or presque par définition (et en dehors des hypothèses de sous-traitance de capacité), l externalisation de certaines fonctions de l entreprise, comme le gardiennage, ou la soustraitance de spécialité porte précisément sur des emplois qui ne sont pas de même nature ou qui ne relève pas du même «métier», que ceux de l entreprise d accueil ; ils ne relèvent pas nécessairement de la même convention collective.

La question posée est alors de savoir quelle type de négociation peut être alors pertinente: la négociation interentreprises ou négociation territoriale par exemple sur une clause sociale des contrats de sous-traitance assurant que les entreprises qui soumissionnent à un même marché respecte les mêmes normes minima (ce qui existe depuis 1899 dans les marchés publics) pourraient être développées. La négociation de site sur l accès à des avantages sociaux communs aussi. Les obstacles sont moins juridiques que sociologiques etc On notera qu aux USA une décision remarquée du NLRB a décidé que les salariés de l entreprise dominante et les salariés «d agence» travaillant en son sein formaient une unité de négociation pluriemployeurs 4. 2.1.3 - La troisième perspective vient du développement du concept de la responsabilité sociale des entreprises, c'est-à-dire selon la définition qu en donne aujourd hui le livre vert européen : «l intégration volontaire dans les décisions commerciales ou autres des intérêts sociaux ou environnementaux». Ce concept a d abord été utilisé pour qualifier les codes de conduites des multinationales visà-vis de leurs sous-traitants, dont on notera qu ils sont souvent unilatéraux et sans portée juridique précise. Il s agit le plus souvent d exiger des sous-traitants (ou des entreprises du groupe) le respects des droits fondamentaux des travailleurs ou des conventions collectives applicables, parfois avec des mécanismes de contrôle. Les travaux synthétiques sur la question, montrent l importance de ce mouvement, impulsé par les multinationales ellesmêmes, mais aussi leur difficile application à la base, bien que des mécanismes de contrôle ou des outils comme les labels sociaux qui intègrent les mouvements de consommateurs apparaissent. Juridiquement on peut en tout cas se demander si le non respect de ces droits par les sous-traitants pourrait fonder une action juridique contre les multinationales elles-mêmes? 4 La nouvelle définition jurisprudentielle de l établissement distinct qui repose sur un collectif de travail ayant des intérêts communs, indépendamment d un représentant de la direction, pourraient ouvrir des perspectives dans cette direction.

Le thème de la responsabilité sociale est évidemment présent dans les restructurations (licenciements, fermetures de site etc ). En droit européen, sa concrétisation se heurte aujourd hui a des difficultés importantes (blocage de la directive restructuration). En droit interne plusieurs éléments peuvent être tirés du développement important des règles juridiques en la matière, et en particulier l obligation de reclassement dans le groupe. Cette obligation a un grand intérêt, car même si aujourd hui, en France, l obligation de reclassement pèse sur la société qui licencie, son existence même montre que la responsabilité de la société peut aller au-delà du cadre strict du contrat de travail lui-même. On pourrait alors s interroger sur la question de savoir si dans les réseaux de sous-traitance, au moins lorsqu il y a un donneur d ordre dominant ceux-ci ne pourraient pas aussi devenir des espaces de mobilité. Ce qui serait reconnaître la nécessité de prendre en compte les conséquences des décisions du donneur d ordre, par rapport aux relations d emplois chez les sous-traitants. Les pratiques de quelques grandes entreprises vont dans ce sens. Les nouvelles obligations créées notamment par l article 118 de la loi de modernisation sociale qui impose aux très grandes entreprises une obligation de contribuer à la réactivation d un bassin d emploi lorsqu elles ferment totalement ou partiellement un site, soulignent aussi l extension de la responsabilité de l entreprise audelà des strictes frontières de l entreprise et la nécessité d agir avec de nouveaux acteurs (pouvoirs publics locaux par exemple. Dans toutes ces hypothèses, celui à qui la décision économique est imputable doit prendre en compte les conséquences de sa décision sur les tiers, selon des règles nouvelles indépendamment de l existence d une faute, ou d un accident Les opérations de transfert d entreprise ou d établissement font aussi l objet de problématiques renouvelées. On sait l importance historique de l article L. 122-12 du Code du travail français, ou de son équivalent dans d autre pays, pour assurer la sécurité de l emploi. Pourtant et compte tenu de l importance de cet outil dans les restructurations d entreprise des freins sont mis aujourd hui au jeu même de la règle. On sait qu en France, et selon une problématique finalement très classique de l entreprise, les arrêts Perrier impose de vérifier que l entité économique transférée constitue bien une unité à laquelle sont rattachés les emplois des personnes transférées. Inspiré par des problématiques peut-être plus novatrice, sont dans d autre pays, comme l Australie, le contrôle opéré par le juge sur le fait que l opération de transfert a pour fondement une fraude aux droits collectifs. Enfin on soulignera en droit européen, le droit d option individuel du salarié, qui a eu une influence sur la jurisprudence récente française. Face au pouvoir de décision économique de l entreprise, et dès lors que son organisation sociale et productive est en jeu, des droits d action individuels ou collectifs nouveaux apparaissent donc. Mais il est vrai que l article L. 122-12 implique un changement d employeur sur le terrain du contrat individuel de travail lui-même. 2.2 - Le contrat de travail et la détermination de l employeur Le rapport du BIT sur le champ de la relation de travail à la 97 ème session, est à cet égard un document important très riche d enseignement. Il souligne en effet l extension des relations triangulaires entre un salarié et une ou plusieurs entreprises, né des nouvelles formes d organisation des entreprises et les besoins de protection qui résultent de ces nouvelles configurations. Mais il permet aussi de recenser d un point de vue comparatif trois techniques au moins pour prendre en compte ces relations et par conséquent rechercher la responsabilité de ceux à qui les décisions sont imputables.

2.2.1 - Le co-employeur : deux entreprises peuvent être considérées ensemble comme l employeur du salarié et responsable du lien d emploi. En droit français on connaît cette technique dans le groupe de société. Elle a été utilisée aussi dans des hypothèses de mise à disposition durable d un salarié d une entreprise dans une autre entreprise (démonstrateur de marque de grands magasins) mais dans des hypothèses où l entreprise d accueil exerçait une part du pouvoir de direction. L idée est ici que chaque fois que l entreprise d accueil exerce un contrôle sur le salarié mis à disposition elle peut être considérée comme co-employeur. Ce peut être un élément pour construire un droit de la mise à la disposition, que d autres questions appellent aussi (voir infra). Mais lorsque des salariés de plusieurs entreprises travaillent ensemble, les conditions d un tel contrôle sur les salariés ne peuvent pas toujours être caractérisées. 2.2.2 - La deuxième technique est celle de la responsabilité solidaire du donneur d ordre sur tout ou partie des obligations de l employeur du salarié. Une loi finlandaise par exemple considère que le donneur d ordre est responsable du respect des droits fondamentaux des salariés de ces sous-traitants, ce qui est une façon d assurer la portée juridique des codes de conduite, vis-à-vis de l entreprise dominante elle-même. Dans le même esprit un tribunal du district de New York a annulé un contrat de fourniture de vêtement, les termes du contrat ne permettant pas d assurer le respect des salaires minimaux en vigueur. Là aussi l idée que le donneur d ordre ne peut ignorer les conséquences de ces décisions sur le respect de droits fondamentaux des salariés du sous-traitant guide la décision. L insertion de clauses sociales dans les contrats de sous-traitance permettant de préciser l étendue des droits que le sous-traitant doit respecter vis-à-vis de ces salariés pourrait être dans le même esprit être un moyen de fonder la responsabilité du donneur d ordre. Celui-ci ne peut être exonéré, qu autant que les termes du contrat de sous-traitance permettent de respecter ces droits. Dans d autres législations, le donneur d ordre peut être considéré comme responsable par exemple de l affiliation à la sécurité sociale des salariés des sous-traitants. La loi Française sur le travail dissimulé procède de cette technique. Ou encore la loi sur les transport qui rend responsable des accidents causés le donneur d ordre d un transporteur, lorsque les conditions mêmes du contrat de transport ne permettent pas d assurer le respect de la réglementation du travail. Cette idée que le donneur d ordre peut avoir une responsabilité solidaire me paraît donc très riche de potentialité, même si elle ne fait que s esquisser. 2.2.3 - La troisième technique repose sur la définition d obligation de garantie du donneur d ordre vis-à-vis du sous-traitant, notamment en matière salariale. Des dispositions très anciennes datant du Code civil français, en matière de sous-traitance de marché dans le bâtiment et les travaux publics reposent sur cette technique (la sous-traitance comme mode d organisation productive était en réalité extrêmement développé au XIX siècle comme en témoigne ces dispositions qui mériteraient aussi d être revisitée). 2.3 - Responsabilité et exécution du travail Cette question est aussi très classique. Mais il n est pas sans intérêt de souligner que c est peut-être sur cette question, qui nous ramène à la problématique première de l établissement,

du travail concret sur un site, que des progrès juridiques significatifs, ont été faits pour appréhender les nouvelles formes d organisation des entreprises. La première idée, qui n est pas encore systématisée, mais qui apparaît en droit français, à travers de nombreuses dispositions, est que l utilisateur de la main d œuvre, celui auprès duquel elle est mise à disposition, est responsable des règles sur l exécution du travail, même si sa responsabilité sur l emploi est limitée. Je ne détaillerais pas ici ces différents règles, mais l idée me parait importante. Elle peut fonder un droit de la mise à la disposition ne serait-ce que pour donner un cadre juridique clair à de très nombreuses formes de travail dans une autre entreprise, dont le cadre juridique demeure très incertain (travail par projet, mise à disposition temporaire d un salarié d une entreprise dans une autre entreprise, prestation de service en régie etc.). La seconde idée qui prolonge la première, mais dans le domaine particulier de la sécurité du travail, en application de la directive européenne sur la santé et la sécurité est la prise en compte de la co-activité. Par co-activité on entend la participation de salariés de diverses entreprises à une opération commune (définition donnée par la circulaire d application de mars 1993, du décret du 25 février 1992, pris en application de la directive européenne). La prise en compte de la co-activité a donné naissance, en droit interne, dans le décret de 1992 et la loi de 1993 sur la sécurité dans les grands chantiers de sécurité, à deux séries de règles intéressantes du point de vue de la prise en compte des responsabilités des différentes entreprises. Elles sont prolongées dans la nouvelle loi sur les risques technologiques majeurs du 15 juillet 2003 : - D abord des règles organisent la coordination de l information sur les risques et la prévention de la sécurité, entre l entreprise d accueil et l entreprise intervenante (ou sur les chantiers entre les différentes entreprises). A cette coordination de l information et de la prévention répond un partage de responsabilité entre donneur d ordre et sous traitant vis-à-vis de leurs salariés. Mais le donneur d ordre assure la responsabilité de la coordination. La récente loi sur les risques technologiques majeurs accroît la responsabilité de ce dernier, puisque le donneur d ordre devra s assurer que le sous-traitant respecte les règles de prévention (on retrouve la 2ème technique de responsabilité citée plus haut). - Ensuite, ces textes (et la loi sur les risques technologiques majeurs) organisent, à travers des règles diverses, des liaisons entre les représentants des salariés des diverses entreprises chargées de veiller au respect de la sécurité des salariés, voire une organisation commune de la représentation (CHSCT inter-entreprise sur les grands chantiers, possibilité pour les représentants des sous-traitants de participer au CHSCT du donneur d ordre dans la loi sur les risques technologiques majeurs). Au fond à la coordination des responsabilités des entreprises, doit correspondre une coordination de la représentation du personnel. Cette idée, exprimée probablement ici de façon trop générale, par rapport à l état actuel du droit me paraît néanmoins utile à explorer pour reconstituer le collectif de travail face à une pluralité d employeurs.

Pour conclure, il me semble que trois lignes de force se dégagent de ce survol probablement encore trop impressionniste, de ce qui s esquisse en droit positif, pour mieux prendre en compte les nouvelles formes d organisation des entreprises : - La transparence de l information dans les réseaux, à partir de laquelle des liens peuvent s établir entre les représentants du personnel et les collectifs de travail - La responsabilité solidaire des différentes entreprises des réseaux - la nécessité d assurer le respect des droits fondamentaux des travailleurs, qui vient comme se superposer voire se substituer à la sécurité de l emploi.