INTRODUCTION. [ISBN 978-2-7535-1331-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] [«Logique du délire», Jean-Claude Maleval]

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Françoise LE BORGNE-UGUEN et Muriel REBOURG INTRODUCTION En mémoire de Michèle Kérisit, professeure à l université d Ottawa, notre collègue et amie, disparue en 2011. Dans une société de longévité et de pluralité des formes de vie privée, cet ouvrage traite de situations qui génèrent des besoins de soutien. Ces derniers ne trouvent de réponse unique ni dans les solidarités sociales construites sur le compromis social de l après-guerre ni dans les ressources privées, inégalitaires. L accompagnement et le soin aux différents âges et moments du parcours de vie mobilisent à la fois des ressources et des transferts publics et privés (Attias- Donfut, 1995, 2000). Dans cette introduction, le terme d entraide familiale est retenu pour désigner les échanges intra-familiaux, de services et/ou de biens et les flux financiers entre parents. Les différentes contributions présentées explorent les manières dont se font et se défont les liens entre les dimensions statutaires articulées à des droits et des devoirs et les engagements plus contractuels ou électifs entre parents. Ainsi, les formes de l activité familiale s institutionnalisent sur les fondements statutaires de la filiation et de l alliance mais leur mise en œuvre fait intervenir aussi des normes, des valeurs qui se modifient selon les événements intervenant dans la vie des individus et de leur entourage. Cet ouvrage 1 rend compte des imbrications entre les différentes ressources et identifie les processus qui les organisent, dans une perspective bi-disciplinaire, mobilisant le droit et la sociologie 2. Les juristes rendent compte des logiques de production et de mise en œuvre de 1. Une partie des textes présentés prend appui sur des recherches soutenues par la mission recherche de la Direction de la recherche des évaluations et des études statistiques (DREES) du ministère de la Santé et par le GIP Droit et Justice du ministère de la Justice, dans l appel à projet «la parenté comme lieu de solidarités», ouvert entre 2000 et 2003. Initiés lors du colloque Les solidarités familiales et leurs régulations publiques : Regards croisés entre sociologie et droit organisé par le Centre de recherche en droit privé (EA 3881) et l Atelier de recherche sociologique (EA 3149) en 2005 à l université de Brest, les échanges scientifiques se sont ouverts à d autres chercheurs actifs sur ces questions, présents dans cette publication. 2. Les codirectrices de l ouvrage remercient Simone Pennec, sociologue à l UBO, pour les suggestions et retenues dans cette introduction. 7

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG règles juridiques, en fonction de leur contexte d émergence et des arguments qui les valident ou les modifient. Les sociologues envisagent les questions sociales, juridiques et familiales comme ayant partie liées. Elles gagnent à être comprises dans leur transversalité, dans leurs effets différenciés selon les appartenances de genre ; selon les droits sociaux acquis par les individus de manière variable au cours de leur parcours de vie ; et selon les appartenances sociales et familiales. L égalisation ou, a contrario, le renforcement des inégalités au sein des parentés et dans l espace sociétal, peut être éclairé par l exploration des moments de la vie qui mettent à l épreuve les réponses de la solidarité publique et les ressources des individus et de leur parenté 3. Deux questionnements traversent l ensemble des contributions ici réunies. Le premier renvoie au fait que la production juridique ne peut être uniquement envisagée comme la mise en place de règles impératives. Le fait de mobiliser ou de différer le recours aux différents droits, la mise en question de l adéquation de certaines dispositions juridiques avec les temporalités actuelles des parcours de vie, donnent à comprendre les logiques présentes entre acteurs, au sein et au-delà de la parenté. Le second questionnement rend compte des processus qui président à la répartition du travail d accompagnement et de soutien. Il envisage les régulations entre l individu lui-même, ses différents parents et les acteurs de la citoyenneté sociale : la famille, l État et le marché. Ainsi, le lecteur comprend que les variations de la mise en œuvre des règles de droit sont analysées par l ensemble des chapitres réunis dans cet ouvrage. Les manières par lesquelles les acteurs, y compris l individu pour lui-même, interviennent et qualifient la situation au plan juridique, permettent de saisir les enjeux de leurs places et de leurs activités. Les mobilisations pour introduire des modifications législatives et réglementaires sont aussi des manières de comprendre ce qui se joue dans la parenté d aujourd hui. Les tenants de cette manière de procéder, juristes et sociologues, considèrent que les acteurs utilisent et envisagent le droit comme «offrant des éléments (en nombre variable) de définition du cadre d une situation» (Lascoumes et Serverin, 1995). Cette perspective prolonge les travaux d I. Théry lorsqu elle analyse la construction des politiques publiques dans le domaine de la famille et les injonctions contradictoires de celles-ci en direction des femmes. Il s agit alors de «montrer que la légitimité juridique ne préexiste nullement à la mise en œuvre du droit, mais se construit quotidiennement par les arguments et décisions judiciaires» (Théry, 1993). Le droit fait toujours question et les itinéraires juridiques sont des activités de familles en même temps qu ils sont affaires d État. D emblée, plusieurs 3. Dans l introduction, le terme de parent sera entendu au sens généalogique. Il intègre, au-delà des père et mère, la filiation, la conjugalité et la collatéralité (frères-sœurs). Au sein de chacun des chapitres, les auteurs précisent les définitions qu ils retiennent pour rendre compte des effets spécifiques de certains de ces liens sur les normes et les pratiques de soutien qu ils analysent. 8

INTRODUCTION auteurs soutiennent le pari d une sociologie politique du droit. Ils montrent en quoi la capacité des acteurs familiaux (l individu et ses parents) à mobiliser des droits, à conquérir une légitimité auprès d autres interlocuteurs (législateur, responsables d institutions publiques, professionnels), ne va pas de soi. Les pouvoirs diffèrent selon les positions sociales, selon les hiérarchies professionnelles et selon les marges de négociation entre les organismes du champ juridique, social, sanitaire, voire biomédical. «[La] contrainte de la qualification juridique [ ] est aussi fonction d opportunités, de circonstances politiques et de finalités auxquelles ils [les acteurs] adhèrent. [ ] Les usages du droit et de la justice constituent alors des éléments importants du répertoire de l action collective. Le registre légal peut être envisagé comme une composante déterminante des interactions sociales ordinaires, et il se manifeste moins par des références formalisées au droit institutionnalisé que par des formulations juridiques enchâssées dans des raisonnements ordinaires» (Commaille et Duran, 2009). Les travaux présentés s inscrivent dans le prolongement des analyses réunies par L.-H. Choquet et I. Sayn lorsqu ils rendent compte des mouvements réciproques entre les obligations et l entraide familiale, et entre les politiques sociales et l entraide familiale. Le droit intervient comme instrument de régulation au sein de chacun des registres. Envisager les réponses aux nouvelles réalités du parcours de vie individuel, conjugal, filial, c est mobiliser la «vieille panoplie du Code civil pour réactiver des solidarités familiales tantôt effectives, souvent présumées et parfois improbables ou impossibles» (Choquet et Sayn, 2000). Plusieurs chapitres font référence à l analyse des législations civiles et de protection sociale, en mobilisant des comparaisons internationales ainsi que la jurisprudence et ses évolutions. Le droit civil constitue l instrument principal de régulation de la sphère privée. Sont également considérés les outils juridiques de la politique familiale, intégrant les prestations familiales, les dispositions d aide sociale à l enfance ou à la vieillesse ainsi que les mesures fiscales et successorales. Le second axe de questionnement explore les processus de répartition des responsabilités et des pratiques de soutien dans un contexte de défis nouveaux pour les solidarités socialisées. Il analyse le régime de citoyenneté qui «désigne les arrangements institutionnels, les règles et les représentations qui guident simultanément l identification des problèmes par l État et les citoyens, les choix politiques, les dépenses de l État, et les revendications des citoyens» (Jenson, 2001). Ces «politiques sociales ne sont pas neutres dans la mesure où elles définissent la citoyenneté sociale en institutionnalisant les différentes manières d organiser la prise en charge du care et donc le partage des responsabilités entre État, marché et famille, les trois piliers pourvoyeurs de bien-être» Elles se «différencient en réalité selon le genre» (Dang et Letablier, 2009). Les travaux précurseurs (Pitrou, 2002 ; Debordeaux et Strobel, 2002) ont décrit l importance, 9

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG la diversité mais aussi la fragilité et l inégalité de l entraide familiale. Quelles sont les conditions normatives et matérielles de la préservation de choix pour les différents acteurs et probablement pour certains plus que pour d autres? Il s agit de quitter une vision substantialiste des solidarités tout en examinant les formes, l importance de leurs contenus et leurs remaniements. S éloigner d une vision naturalisée de solidarités, enchantées ou défaillantes, pour interroger les usages indigènes de ce terme. Cet ouvrage actualise cette analyse à propos de plusieurs situations pour lesquelles l intervention des parents est attendue, voire requise. Les travaux des auteur(e)s réuni(e)s envisagent particulièrement les effets de l entraide sur les individus et certains membres de leur parenté, les transferts obligés en direction de certains parents, dans un contexte de pression et de recomposition de l intervention de l État. Au-delà des lois et des droits, un appel à la responsabilisation des acteurs se renforce, en particulier pour les individus éloignés des protections liées au salariat continu et stable. L action déployée par l État peut être analysée selon deux directions. D une part, l État, dans sa rencontre avec les citoyens, cherche à mobiliser les valeurs et normes de la responsabilité vis-à-vis de soi et de l engagement vis-à-vis d autrui. De l autre, par les politiques sociales, l État vise à empêcher que les nouvelles formes familiales, lorsqu elles se conjuguent avec de la précarité économique, n affaiblissent ou fassent disparaître les liens des individus à leur parenté et à la société. Souci de cohésion sociale et de mobilisation familiale s élaborent en continuité. Face à la promotion de droits individuels, d une société d individus responsables et autocontrôlés, les sociologues identifient les effets des modes de régulation adoptés, en repérant les inégalités, selon le genre, les âges, les parcours personnels, familiaux et sociaux. Les différents chapitres rendent compte de tensions dans la mise à l œuvre de services fournis par les familles et par d autres réseaux sociaux, permettant de saisir l enchâssement entre différentes normes et formes de solidarités. Le terme de solidarité sociale, publique ou socialisée, recouvre les liens des individus à la société. Par distinction, différents usages, indigènes et scientifiques, du terme de solidarité familiale sont proposés par plusieurs auteurs, juristes et sociologues. Ils éclairent ainsi : «La seule véritable question que pose, au plan descriptif, l usage d une unique catégorie englobante de solidarité familiale : elle mêle des échanges ou transferts très différents, puisque certains font partie de la définition même des liens de parenté comme liens institués tandis que d autres à l inverse n en font pas partie, voire s y opposent tout à fait sciemment» comme le souligne I. Théry (2007). Ces formes de l entraide restent trop souvent étudiées de manière segmentée, mis à part de récents travaux qui permettent de penser «l écart entre les principes moraux de solidarité auxquels les individus restent attachés et les conditions réelles d application de ces principes, lesquels sont variables d une société à une autre» (Paugam, 2007). Une forte activité de soutien, acquise implicitement ou sous contrainte de la loi, se généralise du fait de la diversité des moments du parcours de vie durant 10

INTRODUCTION lesquels chacun de nous est affaibli et dépend du recours à autrui. Les contours de ces imbrications, entre les fondements des pratiques et les limites de l entraide au sein des familles et les règles de la solidarité publique, sont identifiés dans les textes qui composent les trois parties de l ouvrage. Proposer une lecture des différents registres de solidarité, aux plans politique et scientifique, identifier la non-équivalence entre les formes et les processus de la «solidarité familiale» et de la «solidarité publique», c est le pari tenu par Michel Messu dans le chapitre liminaire. Il questionne la notion de «solidarité familiale», qui n apporte rien de plus que la notion de famille, si elle n est pas mise en regard des dispositifs de solidarité sociale. La solidarité familiale ne s est jamais démentie si on accepte de la définir à partir du sens des responsabilités qui la fonde et de l évolution de la valeur d indépendance au sein de la famille. Ce sont les politiques publiques qui «consolident» les solidarités familiales. «À chaque fois que l on cherche à saisir le caractère spécifiquement familial de la solidarité, on se trouve renvoyé à sa dimension sociale [ ] on ne trouve finalement de solidarité familiale empirique qu organisée socialement par le droit, les politiques publiques ou par l échange marchand.» CONTEXTES CULTURELS ET POLITIQUES NATIONALES EN DIRECTION DES FAMILLES La première partie de l ouvrage souligne, au-delà des spécificités nationales, un mouvement convergent de production des droits. En Europe de l Ouest et en Amérique du Nord, les responsabilités parentales, conjugales et intergénérationnelles, ne sont remises en question, ni au plan des principes ni au plan des pratiques, encadrées par de nouvelles politiques de santé. La manière dont les différents droits européens dessinent les contours des solidarités familiales et des solidarités sociales est analysée par Frédérique Granet. S agissant des solidarités familiales, elle repère un rétrécissement de la sphère des obligations réciproques entre les parents et la contractualisation d un périmètre d obligations légales commun à plusieurs pays d Europe. L auteure établit la diversité des obligations alimentaires dans trois types de liens : les différents modes de conjugalité, les charges des enfants dans les situations de recompositions familiales, les relations entre frères et sœurs. Les solidarités sociales sont marquées d une forte diversité de prestations servies par les politiques nationales selon leur contexte sociohistorique. Les critères retenus en matière de prestations familiales et d aide au logement, la subsidiarité de la solidarité publique dans l aide au recouvrement des créances alimentaires impayées en cas «d in-solidarité» d un des parents dans l exécution de l obligation d entretien d un enfant, lui permettent de montrer la variété et la faiblesse du niveau des droits dans certains contextes nationaux. L analyse souligne un double mouvement, à la fois, «cette nouvelle marque d intérêt du droit communautaire pour la 11

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG famille» et le fait que la partition entre solidarité publique et solidarité familiale «dépend étroitement des politiques étatiques». Centrer le questionnement sur le soutien familial à l échelle intergénérationnelle permet d identifier plusieurs invariants et également de repérer des différences entre les modèles de solidarité familiale au sein de l Europe. C est la perspective retenue par Jim Ogg et Sylvie Renaut. Ils mobilisent l analyse de trois positions générationnelles dans des contextes culturels et nationaux différents (13 pays), partageant la caractéristique commune d appartenir à l Union européenne. Repérer les formes du soutien familial entre la génération pivot et la génération aînée est possible lorsque l on recueille trois indicateurs de soutien : le soutien effectif à travers les modes de contact, y compris la cohabitation ; le soutien prospectif (soutien domestique, psychologique et financier) ; la mesure normative du sentiment de responsabilité et des obligations (attitude des enfants vis-à-vis des ascendants). Si partout en Europe, des formes d entraide existent, les normes et les pratiques sont variables selon le type de soutien attendu et dépendent avant tout des positions générationnelles familiales et des contextes culturels. Les auteurs aboutissent à l analyse suivante : «Si l on s accorde sur cette idée que le soutien familial serait la résultante des effets culturels et institutionnels, alors on se doit de veiller aux décisions qui engagent l évolution des systèmes de protection et de redistribution envers les plus âgés, en particulier les pensions de retraite et l accès aux soins.» Cette compréhension des niveaux de soutien et de leurs effets inter et intragénérationnels passe aussi par l analyse des arbitrages nationaux quant à la prise en charge des jeunes enfants par les parents, pour permettre l articulation entre travail parental et travail professionnel. Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin s intéressent aux effets des réformes de la petite enfance en Europe. En matière d accompagnement des enfants, les réglages entre l offre publique et l offre familiale, le plus souvent principalement maternelle, font question. La flexibilité de l emploi, particulièrement la croissance des horaires de travail non standard, a des effets sur l articulation vie familiale et vie professionnelle. Les auteurs montrent les variations des publics visés par les politiques publiques en Europe, retenant particulièrement le contexte de trois pays : la Finlande, le Portugal et la France. «Les arrangements de garde combinent des ressources formelles et/ou informelles, publiques et/ou privées, rémunérées et/ou non rémunérées», dont l accès et la disponibilité sont variables et inégalitaires pour les différents parents. Investiguer par une approche sociohistorique un contexte national précis permet d analyser les imbrications entre dispositifs d État, politiques sociales et solidarités familiales. Cette posture heuristique est développée dans le contexte du Canada, par Michèle Kérisit à propos des populations migrantes. La continuité des obligations de soutien familial est inscrite dans l histoire des parrainages depuis les années 1946 jusqu en 2002. Dans un pays qui cherche la 12

INTRODUCTION croissance démographique par le recours à une main-d œuvre «jeune et compétente», et qui veut assurer une «cohésion inter-ethnique» ; c est un «parent désigné» qui devient le garant des ressources du parent qu il «fait entrer» au Canada. Cette politique assimile les personnes parrainées à des «personnes à charge», créant des dépendances entre conjoints, enfants et également ascendants, qui vont au-delà du droit civil. Le texte montre comment le «remaniement des dispositifs de regroupement familial par l État canadien continue de renvoyer les solidarités familiales à l ordre du privé et du domestique». Les politiques d immigration et les politiques sociales ont des effets inégalitaires sur les rapports sociaux de sexe et d ethnicité, aux dépens des femmes et des candidats à l entrée les moins pourvus de ressources. DES SOLIDARITÉS PUBLIQUES SUBSIDIAIRES DES SOUTIENS FAMILIAUX La deuxième partie de l ouvrage privilégie l analyse des échanges familiaux lorsqu ils sont façonnés, voire requis par différents droits. Sont présentées des recherches qui portent sur les spécificités retenues par le droit civil, le droit de la protection sociale et de l aide sociale. Ces dispositions juridiques font l objet d appropriations diverses selon les modes de fonctionnement familial dans lesquels elles sont mobilisées. Les textes portent sur les modes de recours au droit et sur les effets de certaines réglementations sur les acteurs, dans des situations où les besoins de soutien sont accrus en intensité et inscrits dans la durée. La législation relative à l aide sociale, à travers le principe de subsidiarité, fait prévaloir la production de services familiaux sur les prestations fournies par la collectivité (art. L. 132-6 du Code de l action sociale et des familles). Cette subsidiarité se concrétise par l existence de recours contre les obligés alimentaires et contre la succession des bénéficiaires de l aide sociale. Évelyne Serverin développe cette analyse de l ambiguïté présente dans la référence au principe de subsidiarité, principe toujours effectif pour certains motifs de sollicitation d intervention de l État et pas pour d autres. Elle définit les enjeux et les paradoxes d une transmission patrimoniale qui continue à s établir selon le principe de la subsidiarité de l État en matière d aide sociale et qui mobilise conjointement les récentes réformes fiscales des droits successoraux (recours sur succession, donations et legs). Derrière le principe énoncé, deux réalités émergent selon les motifs de recours à l intervention de l État. Dans la première : lorsque les situations à l origine de la demande d aide sociale sont liées à la survenue d un risque (handicap, autonomie, perte temporaire de revenu), l État a jusqu ici fait preuve de sollicitude, excluant les récupérations sur successions pour ces prestations de solidarité publique. Dans la seconde : l événement lié à la demande relève de la pauvreté (aide sociale à l hébergement, allocation de solidarité aux personnes âgées) ; dès lors, la subsidiarité s exerce pleinement et les récupérations se font «sans concession», à l égard des successions les plus 13

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG modestes. La marge de transmission au sein des familles modestes s amenuise tandis que dans le même temps, le législateur vise à modérer le taux d imposition sur les successions pour les «plus fortunés». Du point de vue de l auteure, cette disparité de traitement, cumulée aux inégalités engendrées par les obligations maintenues entre parents pour les personnes aux faibles ressources, mérite d être débattue. «Il est urgent d ouvrir une discussion générale sur l utilité sociale du maintien partiel de la subsidiarité, étayée par des données quantitatives sur son effet patrimonial.» Dans un registre proche en matière successorale, la législation fiscale joue également un rôle prépondérant dans la justification, la normalisation et la promotion des solidarités familiales, incitant de plus en plus à anticiper les transmissions patrimoniales. C est la question traitée par Raymond Le Guidec à travers le rapprochement qu il propose entre famille, succession et fiscalité. L évolution législative récente, encore renforcée dans la nouvelle législature, incite à l anticipation successorale. La succession, transmission du patrimoine du défunt, peut être comprise comme la réalisation d une solidarité familiale. Ainsi, la réserve héréditaire est le prolongement du devoir alimentaire dans la parenté. Certes, les fondements de la légitimité de la fiscalité des donations et successions sont discutés. Plus encore, les taux et les barèmes marquent des préférences et des hiérarchies entre différentes formes de vie familiale selon leur inscription juridique. «Par ses dispositions sélectives, la réforme protège et promeut les familles qu elle préfère. Il y aura donc encore beaucoup à faire pour parvenir à l égalité. En ce sens, c est d abord au législateur civil qu il appartient d intervenir.» Les deux textes qui suivent partagent un point de vue proche. Ils mobilisent une analyse des pratiques familiales contraintes par les obligations alimentaires adossées à certaines prestations d aide sociale. Ils soulignent un renforcement de l imposition de l engagement des proches au nom de solidarités familiales présumées. Les normes mobilisées reposent sur une assimilation entre conception de la morale familiale et règles de la politique familiale. Isabelle Sayn envisage la mise en œuvre des obligations alimentaires, adossées ou non à des prestations sociales (aide sociale et protection sociale), comme un indicateur de ce que recouvrent les solidarités familiales. Deux processus sont relevés. Tout d abord, l assimilation renforcée voire la superposition entre solidarité familiale et obligation alimentaire alors que la première n est pas une catégorie juridique et est une notion «à contenu variable». Ensuite, l auteure propose une lecture des pratiques de mobilisation de l obligation alimentaire par les institutions de protection sociale (CAF) comme les services d aide sociale départementaux. Le caractère personnel de l obligation alimentaire est modifié, puisque sa mise en œuvre est imposée par l institution de protection sociale, le bénéficiaire-créancier étant contraint d agir à l encontre du ou des parent(s) débiteur(s). Dans le fonctionnement de la protection sociale, cette mobilisation contrainte assimile la dette alimentaire à un processus d engagement des solidarités parentales, entre 14

INTRODUCTION ex-conjoints. «La conception subsidiaire des prestations sociales légitime une conception autoritaire des solidarités familiales.» Les personnes du grand âge sont confrontées à ce même processus lorsqu un recours est exercé contre les débiteurs alimentaires par les établissements publics de santé et les services d aide sociale des conseils généraux. C est le propos de Muriel Rebourg lorsqu elle montre en quoi les recours exercés constituent des manifestations d une solidarité familiale contrainte, imposée par des tiers institutionnels étrangers au rapport alimentaire. Parallèlement, la Cour de cassation, par sa jurisprudence, protège les obligés alimentaires face à une lourde dette alimentaire. Cet impératif doit être concilié avec celui des établissements publics de santé et des départements qui cherchent à équilibrer leur budget. L évolution des règles devrait contribuer à éviter tant l accumulation d arriérés que la substitution dans l exercice du recours des établissements publics de santé par les conseils généraux. «L évaluation de la contribution familiale en fonction des capacités financières du débiteur alimentaire par le juge aux affaires familiales devrait éviter une augmentation de la précarité de la famille sollicitée dont la participation sera, dans certains cas, faible voire nulle.» Cette mobilisation du principe de subsidiarité entre État et famille se trouve également au fondement d une autre disposition du Code civil : la protection juridique des majeurs. Le contexte de la réforme de la loi du 5 mars 2007, en application depuis janvier 2009, permet à Gilles Séraphin de montrer la permanence des formes de solidarités attendues par le législateur mais aussi de repérer des voies de continuité possible entre des modes d action partagés entre différents acteurs. Le dispositif de protection juridique a réaffirmé le principe de la primauté familiale et maintenu le processus de subsidiarité de l État par rapport à la famille. Au-delà des principes, la nomination d un parent ou la délégation à l État peut-elle révéler des attributions complémentaires plus que substitutives entre ces deux formes de solidarité? Ainsi, y compris lorsqu une mesure est déferrée à l État, l auteur propose de distinguer deux modalités : une solidarité publique substitutive d une solidarité familiale et une solidarité publique qui tente de se concevoir comme une solidarité familiale indirecte et déléguée. Le point de vue privilégie l étude des modalités de protection qui ouvrent des voies de continuité entre l exercice de la représentation par un protecteur familial et la mise à disposition auprès de cet acteur de ressources et de soutiens professionnels. Dans cette perspective de valorisation de complémentarité entre plusieurs registres de solidarité, l appui aux tuteurs familiaux, développé par des associations de représentation des familles, constitue un enjeu décisif pour l avenir. «Il est important de constater que la Loi énonce qu une solidarité privée doit être soutenue par une solidarité publique ; même si cette solidarité publique apparaît encore bien faible.» 15

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG RESPONSABILISATION AU SEIN DES PARENTÉS ET SOUTIENS SOUS CONTRAINTE La dernière partie réunit des textes qui rendent compte de l agencement entre les mobilisations de membres de la parenté et l action des professionnels légitimés par l action publique. L attention aux pratiques et à l expression des responsabilités des acteurs interroge les articulations entre entraide familiale et solidarités publiques. Les expériences sociales analysées par les juristes et par les sociologues attestent d une non-équivalence et d une non-substitution entre activités des parents et pratiques professionnelles. La répartition de la production des services résulte du croisement entre les recours aux droits de la protection sociale, la hiérarchisation des responsabilités entre parents et entre institutions et professionnels. Cet ordonnancement est susceptible de remise en question par l évolution des configurations familiales et des modes d intervention sociale. Les attributions de genre, les appartenances générationnelles, les ressources et les protections, conduisent à des appels au soutien qui évoluent au cours des événements des parcours de vie individuels et familiaux. Les interactions et les positions des acteurs peuvent conduire à des rapports de coopération, de continuité entre parents et avec les différents professionnels. Dans d autres contextes, les ruptures par rapport aux pratiques antérieures impliquent des retraits de l entraide familiale et/ou une mise en question des interactions entre professionnels et parents. Le contexte québécois de détermination de l inaptitude des aînés permet de rendre compte de la place tenue par différents professionnels et leurs modes de relation à l égard des proches de toute personne dont l aptitude est évaluée. À partir d une analyse de récits des acteurs professionnels impliqués dans la détermination de l inaptitude, Catherine Canuel, Yves Couturier et Marie Beaulieu montrent que ce processus est foncièrement interprofessionnel, mobilisant médecins, travailleurs sociaux et juristes. Cette inter-professionnalité se traduit par le fait que s établit «un rapport entre intervenants et proches qui se fonde notamment sur une série d attentes partagées des premiers à l égard des seconds». Quatre rôles sont exercés par les professionnels en direction des proches : «assurer la procédure, évaluer les modes de soutien et d engagement des proches, infléchir le rôle des proches et répondre aux sollicitations et aux besoins des proches». Dans le contexte français, l analyse de l expérience de la protection juridique au sein des couples âgés, ouvre une voie d exploration de l imbrication entre différentes dispositions du droit civil, au moment où l ajustement des places entre conjoints se modifie du fait d incapacités de l un d entre eux. Françoise Le Borgne-Uguen montre que la subsidiarité de la protection juridique au regard des règles matrimoniales, le devoir de soutien entre époux et l externalisation d une part des soutiens requis, portent la marque des rapports entre économies 16

INTRODUCTION individuelles, économies conjugales et économies familiales. Si le droit établit la possibilité de ne pas recourir à la protection juridique dans le cadre de l alliance, l existence de mesures de protections à l égard de majeurs mariés, exercées par une conjointe ou par un professionnel, mérite attention. L auteure envisage ces situations comme indices des articulations entre l engagement conjugal de soutien et les enjeux de l économie familiale. «Les réponses des conjointes dépendent de deux processus : la manière d intégrer l activité de protection à l ensemble du travail de soutien qu elles produisent et, en même temps, de répondre aux représentations qu elles se font des règles de droit qui les concernent ; en particulier concernant le devoir de soutien entre époux.» Ces processus, qui fondent l économie familiale et les économies individuelles de chacun des membres d une parenté, sont également au centre des qualifications de l aide donnée à un membre de sa famille lorsqu elle dépasse les «devoirs de famille». Vivien Zalewski propose de retenir deux processus structurant les engagements au sein de la parenté : la distinction entre le travail productif et le travail non productif au sein des familles, la différence entre l indemnisation d un préjudice ou d un manque à gagner et la rémunération du travail de soutien fourni à un parent. Cette question ne peut s éclaircir qu à partir des réponses respectives fournies par le droit civil et le droit social. Les évolutions repérées conduisent l auteur à identifier les réponses partielles et inégalitaires que le droit civil apporte à celui qui a sur-contribué au travail auprès de son parent, au-delà de la piété filiale ou au-delà du devoir d assistance entre époux. Dans tous les cas, le Code civil place ses réponses et les formes de reconnaissance de ces activités du côté de l indemnisation plutôt que de la rémunération. Catégorisées comme un travail domestique, elles restent différenciées de la catégorie du travail productif. Les évolutions récentes du droit social conduisent très peu souvent à une rémunération du «travail de famille», même si quelques allocations conduisent à une indemnisation du parent qui intervient. Restrictives sur certains liens de parenté (conjugalité), ne prenant en compte qu une très faible part du temps effectif consacré au parent, l hypothèse d une conversion de ces allocations en droits de tirage sociaux est soulevée. Elle permettrait «un véritable choix entre temps consacré à la famille et temps consacré au marché du travail. Cette orientation devrait être renforcée pour que ce choix ne soit pas irréversible et qu il soit ouvert à tous». Saisir les régulations présentes dans l ordre des services produits par les membres de la parenté et par les professionnels des services à domicile en direction des personnes au grand âge, c est la perspective retenue par Simone Pennec. L attention aux «solidarités pratiques» conduit à identifier des inégalités familiales entre différents parents en place de fournisseurs et de destinataires de ces services, en particulier dans les rapports de filiation, des descendants, fils et filles, à l égard de leurs ascendant(e)s, père et mère. Certes, les cadres des politiques publiques définissent des droits et devoirs de familles et 17

FRANÇOISE LE BORGNE-UGUEN ET MURIEL REBOURG contraignent diversement les un(e)s et les autres au soin familial, selon leur sexe, leurs âges, leurs possibilités d externaliser les services à produire. Pour saisir ces dynamiques, ce chapitre met en évidence deux dimensions d analyse peu souvent explicitées. La première renvoie à la prise en compte des spécificités des trajectoires et des temporalités des membres de la parenté, en places filiales, pour rendre compte de l hétérogénéité des pratiques et des engagements. La seconde consiste à rapprocher les processus de ces «solidarités pratiques» repérés chez les praticien(ne)s au sein de leur parenté et également présents au sein d un précariat professionnel majoritairement féminin dans les services à domicile. Minoration de la reconnaissance de compétences pourtant attendues et mobilisées, naturalisation des affects et mise en évidence d un modèle compassionnel de l engagement : autant de caractéristiques qui font continuité entre travail dans les services aux personnes et travail de famille. «Cette main-d œuvre majoritairement féminine est faiblement rémunérée, voire pas du tout, professionnelles et parentes indemnisées pour le soin familial constituant un vivier de travailleuses pauvres qui contribue à reproduire une vieillesse aux ressources précaires. Ces éléments, joints à la longévité plus élevée des femmes, risquent de maintenir une part d entre elles dans la dépendance des arbitrages familiaux, à défaut de services collectifs adéquats et de possibilités d accès aux services marchands. [ ] Les parcours des femmes se trouvent fortement déterminés par la production et la responsabilité de ces services, à plusieurs moments du cycle de vie et dans des rôles distincts.» L imbrication entre soutiens profanes et régulation professionnelle publique est également visible dans l hétérogénéité des coopérations entre les médecins généralistes et les membres des familles des patients au grand âge. Pour la rendre plus explicite, Guillaume Fernandez montre l importance de centrer l intérêt sur «les configurations dans lesquelles évoluent les différents médecins». Si l ensemble de ces derniers souligne la présence des membres de la famille auprès du parent qui a besoin de soins, ils sont partagés sur les normes et les modalités de concertation avec eux. De manière variable selon les caractéristiques des médecins et les contextes des familles, une première tendance consiste à maintenir un paternalisme médical et à l étendre à l égard des parents, nombre de décisions continuent à relever de l autorité médicale. Une seconde tendance prend les contours d un attentisme et d une faible anticipation à l égard des préoccupations des proches, le médecin reste en retrait d une concertation et d une coordination avec eux. Troisième tendance : les médecins tendent à s engager dans la préservation de conditions favorables à la mobilisation familiale dans la durée. Ces processus sont particulièrement visibles lorsqu est soulevée l hypothèse de l entrée en établissement d un patient-parent vivant jusqu alors à son domicile. «Dans le cadre d une politique vieillesse qui n a cessé d affirmer le maintien à domicile comme une de ses priorités, et qui confie une mission d orientation dans le domaine médico-social aux généralistes, ceux-ci ne sont 18

INTRODUCTION que peu familiarisés avec cette dimension de leur activité. Les familles et parfois les patients peuvent ainsi se trouver à porter jusqu à leur limite des situations difficiles, bien souvent connues, mais dont il n est pas clairement établi de quelle compétence elles relèvent.» Dans cet ouvrage, plusieurs contributions relèvent l importance de l engagement des femmes dans l entraide en direction de leurs parents, y compris d ailleurs dans les formes du travail de soin professionnel. Peut-on identifier et comprendre les processus qui fondent ce constat? C est ce que propose Geneviève Cresson. À partir d une analyse en termes de rapports sociaux de sexe, elle montre que les formes d entraide les plus relationnelles, à la différence de l entraide plus matérielle et économique, essentialisent l idée de compétences féminines. Faire appel à l analyse de la division du travail entre hommes et femmes dans l ensemble des registres sociaux permet de dé-naturaliser, de mettre en question l a priori de compétences spécifiques attribuées aux femmes dans ce domaine. Préciser les liens entre les formes de solidarité et les rapports sociaux de sexe contribue à rendre visible la production normative qui préside à l usage de terminologies qui portent la marque de cette domination masculine, tels les termes de «solidarité familiale», d «aidants naturels», de «qualités féminines». Cette orientation permet aussi de saisir les engagements de certains hommes dans diverses activités de soutien et la nécessité de penser des modalités plus égalitaires à la répartition de ce travail de soin dans l espace des familles et les espaces professionnels. «La (très relative) prise de distance des femmes par rapport à cette solidarité [ ] est une invitation à rechercher des alternatives plus égalitaires, moins dévalorisées.» BIBLIOGRAPHIE ATTIAS-DONFUT C., Les solidarités entre générations, Vieillesse, famille, État, Paris, Nathan, 1995. ATTIAS-DONFUT C., «Rapports de générations, transferts intrafamiliaux et dynamique macrosociale», Revue française de sociologie, vol. 41, n o 4, 2000, p. 643-684. CHOQUET L.-H. et SAYN I. (dir.), Obligation alimentaire et solidarités familiales. Entre droit civil, protection sociale et réalités familiales, Paris, LGDJ, coll. «Droit et Société», série «Droit», n o 31, 2000. COMMAILLE J. et DURAN P., «Pour une sociologie politique du droit : présentation», L Année sociologique, vol. 59, 2009/1, p. 11-28. DANG A.-T. et LETABLIER M.-T., «Citoyenneté sociale et reconnaissance du care? Nouveaux défis pour les politiques sociales», Revue de l OFCE, n o 109, avril 2009, p. 16-31. JENSON J., «D un régime de citoyenneté à un autre : la rémunération des soins», Travail, Genre et Sociétés, 2001, p. 43-55. LASCOUMES P. et SERVERIN E., «Le droit comme activité sociale : pour une approche weberienne des activités juridiques», LASCOUMES P. (dir.), Actualité de Max Weber pour la sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1995, p. 155-177. 19

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