L AFFAIRE DÉOM C. LORANGER : DROIT DE PASSAGE LÉGAL, CHEMIN ET APPLICATION DES RÈGLEMENTS MUNICIPAUX Par Mario Paul-Hus, avocat Dans cette affaire, et pour laquelle un jugement a été rendu le 17 janvier dernier, il s agit d un propriétaire d une résidence secondaire qui est enclavée et dont l accès à sa propriété n est possible que par bateau, sans aucun accès à une voie publique. Celui-ci s adresse alors au tribunal afin de faire reconnaître son droit de passage légal, de mettre fin à la situation d enclave et de faire déclarer inopérant la règlementation municipale de manière à bénéficier d une assiette avantageuse pour l accès véhiculaire qu il entend construire. Le Tribunal réitère le principe à l effet que le droit pour un justiciable d avoir accès à sa propriété constitue un aspect fondamental du droit de propriété. Le tribunal reconnaît le principe voulant que les dispositions relatives au droit au désenclavement soient d ordre public. Ce principe a d ailleurs déjà été reconnu par la Cour dans un jugement antérieur rendu dans le même dossier. De plus, la Cour considère que l article 997 du Code civil du Québec conférant un droit de passage légal en cas d enclave est une disposition d ordre public. L ordre public est défini comme un caractère impératif des règles juridiques auxquelles nul ne peut déroger par une convention particulière. Après l examen du dossier, le juge conclut que les règlements numéros 53-95 et 2006-007 de la municipalité du Lac-Tremblant-Nord établissent une prohibition de construire un chemin, une route ou un accès qui aurait l obligation d être situé à 244 mètres (800 pieds) du lac. La Cour reconnaît cependant que les règlements municipaux n interdisent pas en soi la construction d un accès au-delà de cette limite. Ils ont cependant pour conséquence d empêcher un accès le long du lac dans la partie visée spécifiquement par la demande principale et la présence limitrophe de toutes ces propriétés avec le Parc du Mont- Tremblant, qui interdit aussi par la loi, toute construction d accès ou de route sur le territoire. Le Tribunal est d opinion de plus que le règlement de lotissement maintient les demandeurs dans une situation d enclave perpétuelle, découlant d une marge de recul extraordinaire et hors norme. Le législateur provincial en édictant la Loi sur les compétences municipales, a indiqué d une manière non équivoque, que le pouvoir délégué de réglementation accordé à une municipalité, ne peut avoir pour effet d annuler ou de rendre incohérente une disposition 1 fondamentale de notre droit civil, qu est la libre jouissance du droit de propriété; L article 68 de cette loi se lit : «68. Toute municipalité locale peut réglementer l accès à une voie publique.» Une disposition réglementaire adoptée en vertu du présent article ne doit pas avoir pour effet d enclaver un immeuble ou de ne laisser accès, à partir de cet immeuble, qu à une voie publique située sur le territoire d une autre municipalité, ni de rendre inopérante ou de diminuer l effet d une servitude de non-accès acquise par le ministre des Transports, sans l autorisation de ce dernier. Le Tribunal retient donc les principes établis par l arrêt Whitwork c. Martin où le juge Beaudoin s exprime ainsi : «À l époque moderne, il me paraît difficile de prétendre qu une personne ne peut avoir accès à sa propriété qu à pied et non en voiture. En conséquence, ce sentier ne peut en aucun cas être considéré comme une issue suffisante sur la voie publique.» Certes, le chemin «Upper Road» n est apparemment pas un chemin public, mais reste une voie publique en ce sens qu en l empruntant, l intimé peut rejoindre le chemin public. D après la preuve au dossier d ailleurs, le caractère privé de ce chemin n a pas empêché tous les propriétaires, y compris l appelante de l utiliser pour avoir accès à un chemin public. Le terme «voie publique» de l article 997 C.c.Q. ne désigne pas, en effet seulement un chemin public stricto sensu, c est-à-dire une route municipale, provinciale ou autre, mais tout passage menant à un chemin public. Le terme «public» ne fait pas référence au droit de propriété du passage, mais à son utilisation. Un chemin privé parce qu il est emprunté par le public doit donc être qualifié de «voie publique».
L étude de situations réglementaires municipales comparables démontre que la réglementation de la municipalité de Lac-Tremblant-Nord est atypique. Ainsi, la municipalité voisine de ville de Mont-Tremblant impose une prohibition maximale de 75 mètres alors que le schéma d aménagement de la MRC des Laurentides, incluant la municipalité de Lac-Tremblant- Nord, prévoit une prohibition de 60 mètres pour la construction d un accès véhiculaire près d un lac ; À la lumière de ce qui précède, la situation d enclave et son maintien à perpétuité découlent d une manœuvre avouée de la municipalité pour garder enclavé le territoire concerné visé par la demande. Le Tribunal partage les conclusions du procureur des demandeurs voulant qu un règlement municipal qui a une portée restrictive soit exprimé de manière claire et non équivoque. Le règlement municipal prévoit entre autres ce qui suit : «10.6 Dispositions particulières applicables à proximité des lacs et cours d eau à débit régulier. [ ] 3. Accès L aménagement de tout nouvel accès y compris l espace de stationnement doit respecter une distance minimale de 20m calculée à partir de la ligne des hautes eaux.» Un article du règlement de zonage prévoit l utilisation d «allée véhiculaire» : «4. Allée véhiculaire L aménagement de toute nouvelle allée véhiculaire, y compris les stationnements extérieurs, doit respecter une distance minimale de 30m calculée à partir de la ligne des hautes eaux.» Le juge constate que la municipalité a adopté le règlement abolissant les accès véhiculaires tout en conservant les articles ci-haut cités. La preuve démontre de plus que le plan d urbanisme de la Municipalité de Lac-Tremblant-Nord prévoit toujours une rue projetée à l endroit revendiqué comme droit de passage même si cela est impossible vu la teneur des règlements municipaux. Le Tribunal rappelle que le législateur municipal a l obligation de manifester son intention d une manière expresse, ne laissant aucun doute sur son intention, s il veut priver un contribuable propriétaire d un droit fondamental qui lui est reconnu par le Code civil du Québec. Le règlement municipal 2006-007 a maintenu des notions d accès à la propriété qui sont contradictoires. Les tribunaux d appel ont déjà eu l occasion de se prononcer sur la portée et la rédaction d un texte réglementaire municipal dans l arrêt King Street, comme suit : 2 «Pour empêcher le propriétaire d un immeuble d avoir accès à la voie publique qui le borne, il faut avoir une disposition législative formelle claire et précise» Le législateur municipal, comme tout autre, est présumé être cohérent. L interprétation des règlements doit viser l harmonisation des composantes d un ou des règlements. En plus, le législateur doit établir de manière claire, son intention de déroger aux principes généraux du droit comme ceux contenus à l article 997 C.c.Q. Selon le tribunal, les autorités municipales ont voulu prohiber le désenclavement des propriétés des demandeurs, sans le faire clairement, puisqu aucun texte réglementaire ne le prévoit. Ils ont agi de manière discriminatoire à l égard des demandeurs. Le professeur Hétu s exprime clairement sur la distinction à faire concernant la nature de ces deux demandes, comme suit : «Puisque le demandeur doit justifier un intérêt particulier pour intenter l action directe en nullité et que les motifs souvent invoqués par celui-ci lui sont habituellement propres, par exemple lorsqu il allègue qu un règlement de taxation est discriminatoire et abusif, il faut croire que le jugement n a d effet que pour le demandeur. C est certainement le cas lorsque le juge écrit «déclarée nulle et illégale la disposition à l égard du demandeur». Par ailleurs, si le recours se fonde sur l absence de compétence de la municipalité et que le Tribunal déclare nulle et ultra vires telle disposition réglementaire, le jugement a effet à l égard de tous. Nous constatons par ailleurs que très souvent le juge, qui devrait non pas déclarer le règlement nul, mais plutôt inopérant à l égard du demandeur en raison des motifs allégués, ne fait pas ce genre de distinctions. En conséquence, le Tribunal en annulant simplement l acte
contesté lui donne un effet qui n est pas recherché ; par exemple, un règlement discriminatoire et injuste pour un contribuable peut bien continuer à s appliquer aux autres propriétaires et ne doit donc pas être déclaré nul à l égard de tous.» La marge de recul prescrite de 1 459 pieds, si elle était applicable en l espèce, l empêcherait à toutes fins utiles d exploiter son entreprise de façon rentable et en conformité avec son permis que cela constituerait une expropriation déguisée. Forcer l intimée à opérer à une telle distance de la route régionale constitue de la part de la municipalité mise en cause un abus de droit qui ne peut être sanctionné par la Cour. Cette disposition réglementaire faite sur mesure pour l intimée lui est inapplicable. Un règlement de zonage peut fixer les conditions d implantation d un usage. Cette norme valable en soi peut devenir déraisonnable et même inapplicable dans certains cas particuliers parce qu elle empêche à toutes fins pratiques le propriétaire d exercer ses droits. Le juge conclut donc en considérant la teneur de la réglementation municipale, le contenu de l article 68 de la loi sur les compétences municipales, les dispositions de l article 997 C.c.Q.et la jurisprudence citée, que les règlements municipaux numéros 53-95 et 2006-007 sont inopérants pour les demandeurs, ce qui permet à ces derniers de demander au tribunal d établir l assiette du chemin à l endroit optimal suggéré par l une des expertises produites. Ce qu il faut à notre avis retenir de cette décision est le principe à l effet que le propriétaire d un immeuble enclavé peut obtenir du tribunal, en vertu de la loi, un droit de passage qui lui permettra de construire une voie de circulation afin de rejoindre un chemin public. Règle générale, la voie de circulation doit être construite en conformité avec la règlementation municipale applicable. Ce n est que dans les cas où la règlementation municipale sera considérée déraisonnable que celle-ci sera écartée par le tribunal. La nécessité d avoir un accès automobile à sa propriété a donc préséance sur la protection du paysage ou au maintien d un mode traditionnel d accès à la propriété en droit québécois si la règlementation municipale ne réussit pas à établir un équilibre entre les divers impératifs. 3
LES IMMEUBLES D UNE MUNICIPALITÉ : INSAISISSABLES? Par Pierre-Marc Boyer, avocat «La grandeur serait-elle de découvrir que l essentiel est insaisissable?» -Wilfrid Lemoine, Les Anges dans la ville Contrairement au monde de la littérature, le mot «insaisissable» dans le monde juridique a une définition beaucoup plus concrète et pratique : il désigne un bien dont les créanciers du propriétaire ne peuvent se saisir pour payer ses dettes. Mise en situation. Une municipalité octroie un contrat pour la construction d une bibliothèque à un entrepreneur. Celui-ci, ainsi que des sous-entrepreneurs, participent à la construction de l immeuble. L entrepreneur fait faillite suite au début des travaux, les sousentrepreneurs ne sont pas payés et l immeuble est inachevé. Quels sont les recours des sous-entrepreneurs? Peuvent-ils validement inscrire une hypothèque légale sur l immeuble et s en saisir afin d être payés pour les travaux qu ils ont exécutés? La réponse est non. Voici pourquoi. Comme toute personne, une municipalité (personne morale) dispose d un patrimoine. Ce patrimoine peut être saisi par des créanciers. Toutefois, le législateur, par le biais du Code civil, a prévu une protection particulière qui s applique aux municipalités : «Nul ne peut non plus s approprier les biens des personnes morales de droit public qui sont affectés à l utilité publique» (art. 916). Les municipalités étant des personnes morales de droit public, elles bénéficient de cette protection. Toutefois, ce ne sont pas tous les biens d une municipalité qui sont mis à l abri des créanciers par cette disposition législative. En effet, l article 916 du Code civil du Québec parle de biens «affectés à l utilité publique». Ce qui veut dire qu un bien qui ne tombe pas dans cette catégorie peut fort bien faire l objet d une saisie par un créancier, même s il est propriété de la municipalité. On distingue donc deux grandes catégories de biens appartenant à une municipalité : les biens du domaine public de la municipalité, et ceux du domaine privé de la municipalité. C est ce que l on appelle le principe de la dualité domaniale. Les biens du domaine public de la municipalité sont ceux affectés à l utilité publique ou qui permettent à la municipalité de remplir le rôle qui lui est dévolu par le gouvernement provincial et ses obligations envers les citoyens. Ainsi, un aréna, une bibliothèque, un centre communautaire, une caserne de pompiers, un poste de police, un incinérateur ou même les routes municipales sont tous des immeubles 4 qui bénéficient de la protection de la loi et sont par conséquent insaisissables. De plus, ce n est pas parce que l immeuble est inachevé et qu il ne remplit pas encore sa fonction qu il devient saisissable. Ainsi, un aréna ou un centre communautaire en construction sont insaisissables puisque c est la destination ou la finalité de l ouvrage qui compte, et non pas l état dans lequel il se trouve au moment où le créancier désirerait s en saisir. Vu sous cet angle, il semble que tous les immeubles appartenant à une municipalité appartiennent au domaine public et sont insaisissables. Toutefois, il existe bel et bien de nombreux biens qui tombent dans cette catégorie. L exemple classique est le terrain acquis d une municipalité suite à une vente pour taxes impayées. L immeuble ainsi acquis n est aucunement affecté à l utilité publique, puisqu il ne sert qu à assurer le paiement des taxes foncières impayées. Sa saisie par un créancier de la municipalité ne priverait pas les citoyens d un service municipal. Un autre exemple, pour reprendre celui fourni par les tribunaux, serait une salle de réception dédiée exclusivement aux pompiers et qui constituerait une sorte d aire de repos pour ceux-ci. Contrairement à la caserne de pompiers, cet immeuble ne servirait pas directement les citoyens et ne serait pas affecté à l utilité publique. Il serait donc saisissable pour d éventuels créanciers. Dans certains cas, inévitablement, se présenteront des cas d espèce se situant dans une zone grise, où un immeuble, selon les interprétations, sera tantôt du domaine public, tantôt du domaine privé. Il appartient alors aux tribunaux de trancher la difficulté. Dans la mise en situation citée précédemment, où les sousentrepreneurs ayant participé à la
construction d une bibliothèque n ont pas été payés pour les travaux qu ils ont exécutés, nombre d entre eux vont sans doute faire inscrire une hypothèque légale sur l immeuble en espérant ainsi faire pression sur la municipalité en vue d être payés. Or, une telle hypothèque n est pas valide vu la destination de l immeuble et la municipalité peut faire radier cette hypothèque en s adressant aux tribunaux. Rappelons également que dans tous les cas, même pour un immeuble qui n est pas du domaine public d une municipalité, celui ayant participé à sa construction qui veut y faire inscrire une hypothèque légale pour conserver ses droits doit avoir dénoncé son contrat avec le propriétaire par un avis écrit avant le début des travaux, s il n a pas fait affaire directement avec le propriétaire (par exemple, s il est un sousentrepreneur ayant contracté avec l entrepreneur seulement). De plus, cette hypothèque légale doit être publiée dans un délai maximal de 30 jours suivant la fin des travaux. Finalement, le créancier ayant publié cette hypothèque doit inscrire un préavis d exercice d un droit hypothécaire dans un délai maximal de 6 mois suivant la fin des travaux, à défaut de quoi l hypothèque légale n est plus valide. Ceci étant dit, quels sont les recours de celui ayant participé à la construction d un immeuble qu il ne peut saisir en raison de sa destination, s il n a pas été payé? Ne restent alors que les recours ordinaires du recouvrement des créances, c est-à-dire une action sur compte devant le tribunal. Et si le débiteur (l entrepreneur principal) est en faillite, le créancier n a presque aucune chance d être payé. Dans ces circonstances, devons-nous craindre une plus grande frilosité des entreprises de construction qui éviteraient de participer à la construction d immeubles appartenant au domaine public de la municipalité? Pas nécessairement. Ceux-ci pourraient exiger, par exemple, d être payés d avance. C est l un des modes simples de protection qui pourrait être utilisé. Dans ces circonstances, comme l évoquait un juge dans une décision récente, il serait peut-être opportun pour le législateur de prévoir des modes de protection alternatifs pour ceux-ci. 5
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