Contribution à l'audit de la dette grecque



Documents pareils
Perspectives économiques régionales Afrique subsaharienne. FMI Département Afrique Mai 2010

QUELLE DOIT ÊTRE L AMPLEUR DE LA CONSOLIDATION BUDGÉTAIRE POUR RAMENER LA DETTE À UN NIVEAU PRUDENT?

Les questions relatives aux finances publiques, longtemps réservées aux spécialistes, sont

Eco-Fiche BILAN DE L ANNEE 2012 QUELLES PERSPECTIVES POUR 2013? 1

Genèse de la dette publique et taux d épargne Michel Husson, 1998

Les perspectives économiques

Qu est-ce que la croissance économique? Quels sont ses moteurs?

Approches macroéconomique et fiscale. Introduction à la première partie... 14

12.1. Le cumul emploi-retraite

ENSAE, 1A Maths. Roland Rathelot Septembre 2010

Contribution des industries créatives

Audit financier & budgétaire de la Ville de Clamart

ECONOMIE. DATE: 16 Juin 2011

Que faire de la dette? Un audit de la dette publique de la France

Un essai de mesure de la ponction actionnariale note hussonet n 63, 7 novembre 2013

Programme de stabilité Quel impact sur l investissement local?

Le Québec en meilleure situation économique et financière pour faire la souveraineté

L équilibre Ressources Emplois de biens et services schématisé par une balance

Royaume du Maroc. La masse salariale et ses impacts sur les équilibres économiques et financiers

DS n 3 Chap 1-2h. Épreuve composée

Études économiques de l OCDE GRÈCE

Présenté par Michel Sapin, Ministre des finances et des comptes publics. Christian Eckert, Secrétaire d État chargé du budget

6.0 Dépenses de santé et situation budgétaire des gouvernements provinciaux et territoriaux

la quête du Graal? Michel Aglietta Université Paris Ouest et Cepii

ReThink:Tax. Mobiliser l épargne pour l investissement productif. ReThink:Tax

Annexe - Balance des paiements et équilibre macro-économique

pays tributaires des exportations de minéraux

Compte d exploitation Assurance vie collective.

Comparaison des enjeux énergétiques de la France et de l Allemagne

L importance des investissements publics pour l économie. Analyse thématique Finances locales

Ces annexes un peu techniques et parfois exploratoires présentent le détail d analyses synthétisées dans d autres contributions.

RAPPORT TECHNIQUE CCE

L IMPACT DE LA MUTUALISATION SUR LES RESSOURCES HUMAINES

DES PAROLES ET DES ACTES : LES 4 MENSONGES DE MONSIEUR LENGLET

La comptabilité nationale en économie ouverte (rappels) et la balance des paiements

Recommandation de RECOMMANDATION DU CONSEIL. concernant le programme national de réforme du Luxembourg pour 2015

SWISS limite les pertes à 200 millions de CHF au premier trimestre

La finance internationale : quel impact sur l'économie marocaine? 20 Novembre 2012

CONSOLIDER LES DETTES PUBLIQUES ET RÉGÉNÉRER LA CROISSANCE. Michel Aglietta Université Paris Nanterre et Cepii

Synthèse de l'audit financier par la société d'expertise Ressources Consultants Finances de la commune de Mézières sur Seine

Tests de sensibilité des projections aux hypothèses démographiques et économiques : variantes de chômage et de solde migratoire

CHAPITRE VI - LES SOLDES COMPTABLES ET LES INDICATEURS DE REVENU

Investissements et R & D

Réunions publiques janvier Présentation du Débat d Orientation Budgétaire

Analyse financière détaillée

Non aux violentes hausses d impôts à Grenoble et à la Métro. Priorité au social et à la solidarité

Perspectives économiques

SITUATION FINANCIÈRE DE L ASSURANCE CHÔMAGE

En 2011, l investissement corporel brut

Les comptes nationaux et le SEC 2010

Baisse de l autofinancement et des investissements : un défi pour l action publique locale

La fiscalité des revenus de l épargne

Institut National de la Statistique - Annuaire Statistique du Cameroun Chapitre 26 : LE CAMEROUN DANS LA ZONE CEMAC

FINANCEMENT DU DEFICIT BUDGETAIRE AU MAROC

Observation et Conjoncture Économique. Économie Nationale approche par les revenus

Chapitre IV. La certification des comptes

Simulation d impact de l augmentation des salaires du personnel de l administration publique et du SMIG et du SMAG dans le secteur privé

LES SIIC. Pierre Schoeffler Président S&Partners Senior Advisor IEIF. Étude réalisée par. Les SIIC et la retraite 1

Territoires et Finances

Dans le prolongement de l observatoire Finances, l APVF et LOCALNOVA ont actualisé l étude

Études. La position extérieure : éléments de mesure et utilité pour la politique monétaire et la stabilité financière

PERSPECTIVES FINANCIERES DES PETITES VILLES

Le marché de l assurance de protection juridique en Europe. Octobre 2013

Réduire la dette publique, une priorité?

Présentation au conseil municipal 16 décembre Débat. d Orientation. Budgétaire 2015

Réduction de la commande publique : jusqu à 2 points de croissance en moins en 2009?

instruments de paiement échangés à travers les circuits bancaires

DEBAT D ORIENTATIONS BUDGETAIRES 2015

Les durées d emprunts s allongent pour les plus jeunes

Taxer la finance. Toby Sanger

ELEMENTS DE COMPTABILITE NATIONALE

L OBSERVATOIRE DES CREDITS AUX MENAGES

Le marché immobilier de bureaux en Ile-de-France 4 ème trimestre Accelerating success.

Simulation d application des règles CNAV AGIRC ARRCO sur des carrières type de fonctionnaires d Etat

COMMUNE DE SALINS-LES-BAINS

Note de présentation générale. Secrétariat général du Conseil d orientation des retraites

«Quelle fiscalité pour le capital à risque?»

Nécessité d un «électrochoc» fiscal

Commune de Bourcefranc-le- Chapus: Audit financier. Conseil Municipal du 22 juillet 2014

Quelle part de leur richesse nationale les pays consacrent-ils à l éducation?

Quepeut-ondiredelavolatilitédel euro?

Les mécanismes de transmission de la politique monétaire

Mobiliser l épargne pour l investissement productif. Pistes de réflexion stratégique en matière de fiscalité de l épargne individuelle

COMPTES D OPÉRATIONS MONÉTAIRES

CYCLE FINANCIER, POLITIQUE MONÉTAIRE, DETTE PUBLIQUE. Michel Aglietta Université Paris Nanterre et Cepii

Compte rendu du 7 ème colloque organisé par Groupama Asset Management, CEPII-CIREM, le 22 octobre 2009

Audit financier et fiscal

Corefris RAPPORT ANNUEL Annexe 3 : La hausse des prix de l immobilier est-elle associée à une «bulle» de crédit en France?

ANTICIPATIONS HEBDO. 16 Février L'élément clé durant la semaine du 9 Février 2015

Étude : Épargne nationale au Canada et aux États-Unis, 1926 à 2011 Diffusé à 8 h 30, heure de l'est dans Le Quotidien, le jeudi 26 juin 2014

Présentation des termes et ratios financiers utilisés

DCG session 2008 UE6 Finance d entreprise Corrigé indicatif DOSSIER 1 - DIAGNOSTIC FINANCIER

Canada-Inde Profil et perspective

BASE DE DONNEES - MONDE

CLASSE 1. COMPTES DES FONDS DE LA SECURITE SOCIALE ET DE PROVISIONS

La dette publique française justifie-t-elle l austérité budgétaire?

CIC Activité commerciale toujours en croissance

Transcription:

Grèce : les vraies causes de la dette publique Contribution à l'audit de la dette grecque Michel Husson, 11 Février 2015 1 Il est très largement admis que l'explosion de la dette publique grecque entre 2008 et aujourd'hui est due pour l'essentiel à la récession dramatique causée par les politiques imposées par la Commission européenne, la BCE et le FMI (la Troïka). Mais avant même la crise, en 2007, la dette publique grecque représentait déjà 103 % du PIB (Produit intérieur brut). Ce niveau élevé explique au moins en partie pourquoi la Grèce a été particulièrement touchée ensuite. Mais pourquoi la dette grecque avait-elle atteint de tels sommets en 2007? Selon la vulgate économique et médiatique ordinaire, la Grèce s'est livrée à une orgie de dépenses publiques et de fraude fiscale dans les années 2000 : les déficits publics proviendraient d'une «administration pléthorique, 7% du PIB contre 3% en Europe», et d'une «difficulté à lever l impôt et à maîtriser les dépenses» 2. La présente note s'appuie sur les comptes nationaux de la Grèce révisés par Eurostat pour montrer que cette thèse n'est pas véritablement fondée. On reprend ici la méthode utilisée en France par le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique 3. Elle conduit au résultat suivant : Malgré une forte hausse de la fiscalité dans les années 1990, l'envolée de la dette grecque avant la crise est largement imputable à des taux d intérêt extravagants (entre 1988 et 2000) et à une baisse des recettes publiques provoquée par des cadeaux et des amnisties fiscales à partir de 2000. Sans ces dérapages, elle n aurait représenté que 45 % du PIB en 2007 au lieu de 103%. On peut en conclure que 56% de la dette grecque acquise avant la crise était illégitime 1) parce qu elle découlait d une véritable ponction sur la richesse opérée par les créanciers, nationaux ou étrangers, et 2) dans la mesure où la baisse des recettes publiques, due à des réductions de l'impôt sur le revenu, de l'impôt sur les successions et à des amnisties fiscales, a profité pour l essentiel aux couches oligarchiques ou aux entreprises, sans retour pour la majorité du peuple grec. 1 Une première version de cette note a été publiée le 11/02 sur http://alencontre.org/europe/grecepourquoi-une-dette-a-100-du-pib-avant-la-crise.html 2 Claudia Senik, «La crise de la dette dans la zone euro», http://www.parisschoolofeconomics.eu/docs/senik-claudia/11_crise_dette_publique.ppt.pdf 3 Collectif pour un audit citoyen, Que faire de la dette? Un audit de la dette publique de la France, 27 mai 2014. 1

Une brève histoire de la dette grecque (1988-2007) La dette publique grecque est passée de 2,2 milliards d euros en 1970 à 317,2 milliards en 2014 4. A prix constants, elle a été multipliée par 21, et on a l impression d une croissance exponentielle (graphique 1). Graphique 1 La dette publique grecque 1970-2014 Il s agit cependant d une illusion d optique. Si on regarde le ratio dette publique/pib, on peut en réalité observer quatre phases distinctes (graphique 2) : 1970-1980 : le ratio dette/pib est à un niveau très bas, et augmente lentement, passant de 17,1 % à 20,8 % 1980-1993 : le ratio dette/pib se met à augmenter très rapidement, passant de 20,8 % à 91,2 % 1993-2007 : le ratio dette/pib se stabilise, passant de 91,2 % à 103,1 % 2007-2014 : le ratio dette/pib augmente brutalement, passant de 103,1 % à 175,4 % 4 Sauf mention contraire, les données proviennent de la base Ameco établie par la Commission européenne. 2

Graphique 2 Le ratio Dette/PIB 1970-2014 Dette/PIB : dette publique en % du PIB, échelle de gauche Dette et PIB en milliards d euros de 2005, échelle de droite Les composantes de la dette grecque Quand la crise a éclaté, la Grèce avait une dette de l ordre de 100 % du PIB alors que ce ratio était voisin de 20 % en 1980. La question qu il faut éclaircir est de savoir pourquoi la dette a ainsi gagné près de 70 points de PIB, principalement entre 1980 et 1993. Chaque année, on peut décomposer l augmentation de la dette publique en deux termes : les charges d intérêt le déficit budgétaire primaire (hors intérêts) corrigé de l «ajustement stock-flux» On constate alors que l essentiel de la progression de la dette est liée aux paiements d intérêt (graphique 3). Graphique 3 Les composantes de l augmentation de la dette 30 Solde primaire et ajustement Intérêts 20 10 0-10 1980 1985 1990 1995 2000 2005 3

Le tableau 1 suivant résume la contribution des différents éléments à la variation du ratio dette/pib entre 1980 et 1993. Les intérêts contribuent pour 57 % à l accroissement de la dette, et cette proportion atteint 65 % entre 1988 et 1993 5. Tableau 1 1980-1993 1980-1988 1988-1993 Variation du ratio Dette/PIB 70,4 36,0 34,4 dont : Intérêts 40,0 17,9 22,2 Déficit primaire 28,8 16,2 12,6 Ajustement 1,6 2,0-0,4 Ce poids des intérêts correspond en grande partie à l effet «boule de neige» qui se déclenche quand le taux d intérêt est plus élevé que le taux de croissance du PIB. Dans ce cas le ratio dette/pib augmente même si le solde budgétaire primaire (hors intérêts) est nul. L écart critique désigne ce différentiel entre taux d intérêt sur la dette et taux de croissance du PIB 6. Sa trajectoire est parlante : il est négatif jusqu au début des années 1980 puis devient positif durant les deux décennies suivantes, atteignant même des niveaux extrêmement élevés par comparaison avec le même indicateur pour la dette française (graphique 4). Graphique 4 L écart critique sur la dette grecque Losanges = écart critique sur la dette française (source : Insee) Entre 1980 et 2007, le ratio dette/pib est passé de 20,8 % à 103,1 %. On peut décomposer cette augmentation de 82,3 points de PIB en deux éléments : 53,5 points de PIB sont liés à l effet cumulé des intérêts et 28,8 points de PIB correspondent aux déficits cumulés (y compris l ajustement). Le graphique 5 ci-dessous permet de visualiser cette décomposition. 5 Les données de la Commission européenne détaillées n étant disponibles qu à partir de 1988, on a procédé à une rétropolation sur la période 1970-1987 (voir annexes). 6 Voir l annexe 1. 4

Graphique 5 Les composantes de la dette grecque (en % du PIB) 110 100 90 80 70 Déficits cumulés + 28,8 points de PIB 60 50 40 Boule de neige + 53,5 points de PIB 30 20 1980 1985 1990 1995 2000 2005 L impact des taux d intérêt excessifs L analyse qui s esquisse est donc la suivante : pendant deux décennies, la dette grecque a été financée à des taux excessifs qui ont conduit à une croissance extravagante de la dette. Pour mesurer l impact de ces taux d intérêt excessifs, il faut calculer un taux d intérêt «légitime». Pour ce faire, on prendra comme référence un taux d intérêt réel ne dépassant jamais 3 % 7. Il est comparé au taux effectivement observé (graphique 6). On constate un écart considérable entre le taux d intérêt effectif et le taux d intérêt de référence : en moyenne sur la période 1988-2000, cet écart est de plus de 4 points par an. Même si la référence choisie est conventionnelle et donc contestable, ce différentiel est extravagant. Graphique 6 Taux sur la dette grecque : observé et «référence» 7 Dans l'exercice similaire concernant la France (cf. note 1), nous avions choisi un taux de référence de 2% ; on ajoute ici 1% qui peut être assimilé à une «prime de risque» pour tenir compte de la fragilité spécifique de l'économie grecque. 5

Il est possible d évaluer l impact de ces taux d intérêt excessifs sur la dynamique de la dette grecque. La méthode est simple : elle consiste à remplacer le taux d intérêt effectif par le taux de référence, tout en conservant la même séquence de déficits budgétaires. Le résultat de cette simulation est illustré par le graphique 7. Si le taux d intérêt sur la dette grecque n avait pas dérapé entre 1988 et 2000, le ratio dette/pib aurait été en 2007 de 64,4 % au lieu de 103,1 %, soit un différentiel de 38,7 points de PIB. Graphique 7 Evaluation de l effet du taux d intérêt (dette en % du PIB) L impact de la baisse des recettes publiques L économie grecque est caractérisée par un déficit budgétaire chronique qui résulte plutôt de recettes insuffisantes. Cependant la période précédant l entrée dans l euro a été marquée par une montée régulière des recettes alors que les dépenses restaient à peu près constantes en proportion du PIB (graphique 8). Il faut y voir évidemment la volonté de remplir les critères de Maastricht, en ce qui concerne au moins la norme de déficit public inférieur à 3 % du PIB. On sait que les statistiques grecques ont été maquillées (sous l égide de Goldman Sachs) mais les données fournies aujourd hui ont été en grande partie «nettoyées» et validées par la Commission européenne. Mais il est frappant de constater que, dès l entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, les recettes publiques, toujours en proportion du PIB, ont commencé à baisser aussi vite qu elles avaient monté. Puis, à partir de 2005, la remontée des dépenses a été accompagnée d une progression concomitante. Pour évaluer l effet de cette baisse de recettes, on a construit un scénario qui suppose que celles-ci seraient restées à peu près constantes en proportion du PIB à partir de 2000, et jusqu en 2007 (graphique 8). 6

Graphique 8 Hypothèse sur les recettes publiques (en % du PIB) La simulation correspondante conduit au résultat suivant : Si les recettes publiques n avaient pas baissé à partir de 2000, la dette publique grecque aurait représenté 86,2 % du PIB au lieu de 103,1 %, soit un écart de 16,9 points de PIB (graphique 9). Graphique 9 Evaluation de l effet baisse des recettes (dette en % du PIB) 7

Un scénario cumulant les deux effets Le cumul de ces deux scénarios (taux d intérêt «raisonnable» et maintien des recettes) conduit au résultat présenté en introduction et illustré par le graphique 10 ci-dessous : La dette grecque n aurait représenté que 45,3 % du PIB au lieu de 103,1 %, soit un écart de 57,8 % du PIB qui se décompose en un effet intérêt (40,9 points) et un effet recettes (16,9 points) 8. Graphique 10 Effets cumulés de deux scénarios 8 Les deux effets se cumulent pour donner un effet global légèrement supérieur à la somme des deux simulations prises séparément. 8