7 Recherches nouvelles sur l immigration italienne en Belgique Anne MORELLI Il semble bien qu en sociologie (et en histoire) de l immigration il est, comme dans d autres domaines, des modes liées à la nouveauté. Lorsque la société découvre la présence d un groupe nouveau en son sein, elle appelle à la rescousse les chercheurs pour répondre à ses inquiétudes et ses questions : Pourquoi sont-ils là? Quelle place vont-ils occuper? Quand deviendront-ils normaux?. Ainsi dans l immédiat après-guerre s inquiétait-on de l insertion des Polonais 1, dans les années 1960-1970 les Italiens étaient l objet de mémoires de licence sur le devenir de leur deuxième génération 2, avant que de céder la place à d innombrables travaux ayant pour objet les Marocains, les Turcs ou les Congolais. L intérêt pour chacun de ces groupes semble s éteindre lorsqu il cesse d inquiéter par son étrangeté. Il en est de même des Italiens en Belgique dont je rappellerai dès maintenant qu ils forment encore la communauté étrangère la plus nombreuse. On croit tout savoir de leur histoire, souvent résumée à l immigration massive pour les mines, consécutive aux accords de 1946. Un canon historique s est constitué à propos de cette période. Le train d arrivée, la première descente dans la mine, les baraques, Marcinelle... en constituent les chapitres incontournables soutenus par des lieux de mémoire et transmis de génération en génération. Au point de contaminer toutes les interviews réalisées tardivement auprès des témoins de cette époque. 1 En 1953, c est la préoccupation de René Clemens, Paul Minon et Gabrielle Vosse-Smal, L assimilation culturelle des immigrants en Belgique : Italiens et Polonais dans la région liégeoise, Liège, 1953. 2 Par exemple Gaiardo, Maria Luisa, A propos de l intégration de la seconde génération des immigrés italiens dans la région du Centre, mémoire ULB, 1979-1980.
8 Mais la focalisation sur ces épisodes, notamment lors des commémorations de 1996 et 2006 (50 e et 60 e anniversaires de l accord de 1946), a en réalité éclipsé les recherches sur d autres périodes et d autres aspects de l immigration italienne en Belgique. L immigration italienne en Belgique existait avant 1946 et s est poursuivie après Marcinelle. Elle n a pas été constituée que de mineurs mais aussi de restaurateurs, de colporteurs, d exilés politiques, de musiciens ambulants, de fonctionnaires européens, de cadres, de commerçants, d étudiants, d ouvriers, d intellectuels, chômeurs ou non... Tous les Italiens n habitent pas les anciennes régions minières, même s ils y sont encore très nombreux. Ils forment par exemple à Bruxelles le troisième groupe étranger (derrière les Français et les Marocains), loin devant les Turcs et les Congolais. Leur présence à Bruxelles est encore peu étudiée 1 et pourtant les arrivées de jeunes Italiens à la recherche d emploi continuent à gonfler leur nombre. Claire Renaudin décrit la présence italienne, estompée par celle des Marocains, dans la commune populaire de Molenbeek. Le présent volume entend donc donner quelque résonance à des recherches récentes sur ces aspects méconnus. L atlas de la présence italienne en Belgique que propose Geoffrey Pion permet pour la première fois de la localiser précisément mais aussi de comprendre que les 170.000 (selon les statistiques belges) à 200.000 (selon les statistiques italiennes) ressortissants de nationalité italienne recensés actuellement en Belgique sont pour 44 % seulement nés en Italie et sont donc majoritairement de deuxième ou troisième génération. La cartographie nous permet de distinguer les Italiens d origine ouvrière (surreprésentés en tant que chômeurs), de ceux qui ont connu une ascension sociale et ont quitté les communes où leur famille s était installée, et de distinguer à Bruxelles deux types d immigrations italiennes, l une populaire (au nord de la ville) et l autre, plus récente et fortement diplômée, au sud de la capitale. Mais elle ne permet pas de situer la toute nouvelle immigration italienne, liée à la crise, et qui la plupart du temps ne s inscrit pas officiellement dans les communes d arrivée. L article d Olivier de Maret nous transporte parmi les Italiens présents en Belgique avant la Première Guerre mondiale pour interroger le processus de 1 Parmi les mémoires récents à ce sujet, épinglons ceux de Federica PIANESI sur Les pratiques culurelles des Italiens de Bruxelles et de Melissa PESARE sur Les jeunes Italiens à Bruxelles.
leur construction identitaire à travers la naissance d une nourriture définie comme italienne et qui se propose autant aux Italiens présents à Bruxelles qu aux Belges. Si certains maintiennent le stéréotype des Italiens unanimement catholiques, ils le verront ébranlé de divers côtés. Il existe bel et bien actuellement une association laïque belgo-italienne 1 et, tandis qu on peut relever la présence assez massive des Italiens dans les petites religions minoritaires (Témoins de Jéhovah, Evangéliques...), Nicoletta Casano nous rappelle que dès l entredeux-guerres il y a dans l immigration italienne en Belgique une composante laïque et anticléricale. Cette dichotomie est confirmée par l analyse que Geoffrey Pion réalise sur le comportement électoral des Italiens de Belgique. Curieusement, malgré leur poids important, aucune étude n avait jusqu à présent été faite sur les sympathies politiques des Italiens. Leur vote nettement à gauche et même longtemps franchement communiste, n avait jamais été analysé chiffres à l appui. La rivalité politique entre communistes et catholiques se retrouve dans l analyse historique des associations italiennes que Dario Carto a réalisée et centrée sur Bruxelles. L article de Flavia Cumoli apporte un écho à la cartographie de Geoffrey Pion. Elle décrit l émigration qui suit l accord de 1946 comme une vague amenant dans les mines belges essentiellement des ruraux. Ces mines étant situées elles-mêmes dans la campagne, où elles ne forment que des villages, ces ruraux y reconstituent aisément leur culture. Il en découle un attachement à deux villages, à deux maisons et une répulsion pour les grandes villes qui s est transmise à la génération suivante. Paola Manno, qui est à la fois historienne et cinéaste, nous présente l immigration italienne en Belgique telle qu elle est représentée au cinéma dans des films réalisés souvent mais pas toujours par des cinéastes d origine italienne. Par ailleurs, pour ceux qui pensent tout simplement que les Italiens de Belgique parlent l italien, l article de Paola Moreno sur la survivance du napolitain dans la région liégeoise sera matière à réflexion. La multiplicité des langues en Italie, n a-t-elle pas fait naître récemment la proposition d insérer dans l article 12 de la Constitution italienne une phrase disant que l italien est la langue officielle de la République? 9 1 ALBI, Association laïque belgo-italienne.
10 En complément à cette vision linguistique, Ana-Alicia Walravens a étudié les difficultés d adaptation au français de la première génération d immigrés italiens. Enfin, la réalité actuelle de la présence italienne en Belgique, et spécialement dans la capitale, est aussi le fait de ces jeunes diplômé(e)s, sans avenir en Italie et qui tentent parfois avec succès de s insérer professionnellement en Belgique. Nos universités en regorgent : étudiants, stagiaires de plus ou moins longue durée espérant un emploi dans l entourage de la Commission européenne, doctorants mais aussi chercheurs et jeunes collègues. Certains des auteurs des articles précités font d ailleurs partie de cette nouvelle immigration qui, comme toutes celles qui les ont précédées, se déplace dans l espoir d un mieux-être. Le bulletin du Fonds national de la Recherche scientifique présentait récemment le portrait d une chimiste italienne, née en 1975 et ayant quitté Bologne pour l Université de Namur où elle est chercheuse qualifiée, et dont le parcours est classique. Après avoir décrit les difficultés de la recherche scientifique en Italie elle expliquait les raisons de son départ : En Belgique, j ai pu trouver un bon équilibre et même une stabilité tant en ce qui concerne le financement de la recherche qu au niveau de l université. Ici, plus que dans mon pays natal, les chercheurs bénéficient d une réelle reconnaissance, non seulement par leurs pairs, mais aussi par la population en général. Claudia Aceto, qui a rédigé un article de ce volume, a justement étudié la manière dont une centaine d étudiants de nationalité italienne de l ULB ont perçu les années Berlusconi. On ne sera guère étonné de découvrir la honte qu a inspirée ce gouvernement aux jeunes interviewés. Restés très attentifs à la vie politique italienne, même lorsqu ils sont nés en Belgique, ils portent un regard très critique sur la gouvernance en Italie. Ces jeunes gens et surtout jeunes filles (la migration des femmes semble motivée aussi par l image négative et superficielle qu on leur accorde en Italie) sont visibles dans les diverses manifestations qui se déroulent à Bruxelles contre la politique menée en Italie. Alors que je m étonnais il y a quelques années auprès de mes étudiants de bruits insolites sur l avenue Héger qui traverse l Université, ils me répondirent : Ce sont les Italiens qui manifestent. Et effectivement, les Italiens de l ULB s étaient mobilisés contre la réforme Gelmini de l Université italienne et brandissaient des calicots en faveur de la culture.
Ils étaient certainement conscients que les restrictions imposées à la recherche allaient inévitablement transformer une partie d entre eux en nouveaux immigrés. Une assistante sociale témoignait récemment 1 recevoir de plus en plus de ressortissants du Sud de l Europe, y compris d Italiens : Toutes ces personnes (...) espèrent pouvoir valoriser leurs compétences dans un pays qui résiste mieux à la crise. La plupart de ces personnes ont le droit de travailler en Belgique mais la perspective de trouver du travail ici est souvent chimérique. En réalité, estimant que certains Italiens constituent une charge déraisonnable pour la sécurité sociale, la Belgique n hésite plus à les expulser. L immigration italienne en Belgique ne semble donc pas tarie mais prendre de nouvelles formes qui seront, elles aussi, à étudier. 11 amorelli@ulb.ac.be 1 Action réfugiés, trimestriel édité par l Aide aux personnes déplacées - ASBL, n 142, 2 e trimestre 2014, p. 1.