Numéro du document : GAJA/16/2007/0026 Publication : Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 16e édition 2007, p. 155 Type de document : 26 Décision commentée : Conseil d'etat, 31-07-1912 n 30701 Indexation COMPETENCE 1.Répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction 2.Contrat 3.Droit commun COMPETENCE DE LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE - REGIME EXORBITANT - CONTRATS CE 31 juill. 1912, SOCIETE DES GRANITS PORPHYROIDES DES VOSGES, Lebon 909, concl. Blum (D. 1916.3.35, concl. Blum ; S. 1917.3.15, concl. Blum ; RD publ. 1914.145, note Jèze) Marceau Long, Vice-président honoraire du Conseil d'etat Prosper Weil, Membre de l'institut ; Professeur émérite à l'université Panthéon-Assas (Paris II) Guy Braibant, Président de section honoraire au Conseil d'état Pierre Delvolvé, Professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II) Bruno Genevois, Président de la section du contentieux du Conseil d'état Cons. que la réclamation de la Société des granits porphyroïdes des Vosges tend à obtenir le paiement d'une somme de 3.436 fr 20, qui a été retenue à titre de pénalité par la ville de Lille, sur le montant du prix d'une fourniture de pavés, en raison des retards dans les livraisons ; Cons. que le marché passé entre la ville et la Société était exclusif de tous travaux à exécuter par la Société et avait pour objet unique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ; qu'ainsi ladite demande soulève une contestation dont il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître ; que, par suite, la requête de la Société n'est pas recevable... (Rejet). Observations 1. Un litige s'étant élevé entre la ville de Lille et la Société des granits porphyroïdes des Vosges relativement à un marché portant sur la fourniture de pavés, le Conseil d'etat déclare que la juridiction administrative est incompétente pour connaître d'un contrat qui «avait pour objet unique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers». Le commissaire du gouvernement Léon Blum avait rappelé qu'en vertu des arrêts Blanco * (Trib. confl.8 févr. 1873) et Feutry (Trib. confl.29 févr. 1908, Lebon 208, concl. Teissier - v. n 12.2), toutes les actions fondées sur le quasi-délit administratif, c'est-à-dire sur l'inexécution ou la mauvaise exécution d'un service public, étaient de la compétence administrative ; mais il ajoutait que la jurisprudence est beaucoup moins extensive lorsqu'il s'agit d'un contrat, puisque, selon les termes employés par Romieu dans ses conclusions sur l'arrêt du 6 févr. 1903, Terrier *, l'administration
peut, tout en agissant dans l'intérêt d'un service public, contracter «dans les mêmes conditions qu'un simple particulier et se trouver soumise aux mêmes règles comme aux mêmes juridictions». Ainsi se trouvait posé le principe que les contrats conclus dans l'intérêt d'un service public pouvaient être soit des contrats de droit commun, soit des contrats administratifs. Dans ses conclusions, Léon Blum indiquait les éléments et le critère de la distinction : «Quand il s'agit de contrat, il faut rechercher, non pas en vue de quel objet ce contrat est passé, mais ce qu'est ce contrat de par sa nature même. Et, pour que le juge administratif soit compétent, il ne suffit pas que la fourniture qui est l'objet du contrat doive être ensuite utilisée pour un service public ; il faut que ce contrat par lui-même, et de par sa nature propre, soit de ceux qu'une personne publique peut seule passer, qu'il soit, par sa forme et sa contexture, un contrat administratif... Ce qu'il faut examiner, c'est la nature du contrat lui-même indépendamment de la personne qui l'a passé et de l'objet en vue duquel il a été conclu». Le commissaire du gouvernement considérait que le critère du contrat administratif était la présence de clauses exorbitantes du droit commun. Ainsi se trouve nuancée la portée de l'arrêt Thérond * du 4 mars 1910, qui pouvait conduire à voir un contrat administratif dans tout contrat conclu par une ville dans «le but d'assurer un service public». Depuis l'arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges, la jurisprudence a eu l'occasion de préciser le critère de la clause exorbitante (I) et sa portée (II). 2. I. - Le critère de la clause exorbitante n'est pas parfaitement clair. Certains arrêts y voient une clause qui n'est pas «usuelle» dans les rapports entre particuliers (Trib. confl.14 nov. 1960, Société agricole de stockage de la région d'ablis, Lebon 867 ; AJ 1961.89, note A. de L.) ; d'autres la définissent comme la clause «ayant pour effet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations étrangères par leur nature à ceux qui sont susceptibles d'être librement consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales» (CE Sect. 20 octobre 1950, Stein, Lebon 505, et 26 févr. 1958, Compagnie des mines de Falimé-Gambie, Lebon 128) ; on a pu y voir également la clause fondée directement sur des motifs d'intérêt général (v. nos obs. sous CE 20 avr. 1956, Epoux Bertin *). Parmi les exemples courants de clauses exorbitantes, on trouve celles qui permettent à l'administration contractante de résilier elle-même le contrat (Trib. confl.16 janv. 1967, Société du vélodrome du parc des princes, Lebon 652 ; D. 1967.416, concl. Lindon ; JCP 1967.II.15246, note Charles ; - 17 nov. 1975, Leclert, Lebon 800 ; D. 1976.340, note Roche ; JCP 1976.II.18480, note Ourliac et de Juglart et 1977.II.18539, note Truchet), de diriger, surveiller ou contrôler son exécution (CE Sect. 10 mai 1963, Soc. coopérative agricole «La Prospérité fermière», Lebon 289 ; RD publ. 1963.584, concl. Braibant). En revanche, n'ont pas été considérées comme exorbitantes du droit commun une clause de résolution de plein droit en cas d'inexécution de certaines obligations (Trib. confl.15 juin 1970, Commune de Comblanchien, Lebon 889), ou la clause par laquelle une commune s'engage à lever les impôts nécessaires au remboursement d'un emprunt (CE 6 déc. 1989, SA de crédit à l'industrie française (CALIF), Lebon 542 ; AJ 1990.484, obs. J.M., et Civ. 1 re 18 févr. 1992, Cie La Mondiale c/ Ville de Roubaix, Bull. civ. I, n 59, p. 40). Le cumul de clauses exorbitantes dans un même contrat est évidemment déterminant (par ex. CE Ass. 26 févr. 1965, Société du vélodrome du parc des princes, Lebon 133 ; RD publ. 1965.506, concl. Bertrand, et 1175, note M. Waline). Mais une seule clause exorbitante peut aussi bien suffire à imprimer un caractère administratif au contrat où elle se trouve (par ex. Trib. confl.16 janv. 1967, Société du vélodrome
du parc des princes, précité : clause de résiliation d'office par l'administration). 3. Le critère de la clause exorbitante s'est élargi avec celui du régime exorbitant selon lequel le contrat est conclu : ainsi ont été considérés comme administratifs, les contrats par lesquels EDF achetait aux producteurs autonomes d'électricité le courant produit par leurs installations, ces contrats étant conclus obligatoirement et leur contentieux donnant lieu à une intervention préalable du ministre (CE Sect. 19 janv. 1973, Société d'exploitation électrique de la rivière du Sant, Lebon 48 ; CJEG 1973.239, concl. Rougevin-Baville, note Carron ; AJ 1973.358, chr. Léger et Boyon ; JCP 1974.II.17629, note Pellet ; RA 1973.633, note Amselek). 4. La question du critère de la clause ou du régime exorbitants du droit commun s'est posée particulièrement pour les marchés publics, contrats par lesquels les personnes publiques chargent une entreprise de prestations (fournitures, travaux, services) moyennant une rémunération consistant dans le prix qu'elles lui paient. Tel était le cas dans l'affaire Société des granits porphyroïdes des Vosges, où l'absence de clause exorbitante a conduit le Conseil d'etat à dénier au marché un caractère administratif. Depuis lors la question s'est posée pour les marchés, d'une part en ce qu'ils se bornaient à renvoyer à un cahier des charges, d'autre part en ce qu'ils étaient soumis seulement à la réglementation des marchés. Dans le premier cas, la jurisprudence a fini par considérer que le renvoi à un cahier des charges n'imprimait au contrat un caractère administratif que si ce document contenait lui-même une ou des clauses exorbitantes du droit commun (Trib. confl.5 juill. 1999, Union des groupements d'achats publics, Lebon 465 ; AJ 1999.554, chr. Raynaud et Fombeur, et 2000.115, note Fardet ; CJEG 2000.169, note Béchillon et Terneyre). Dans le second, elle a considéré que le régime particulier de passation des marchés publics ne suffisait pas à en faire des contrats administratifs (Trib. confl.5 juill. 1999, Commune de Sauve, Lebon 465 ; BJCP 1999.526 et RFDA 1999.1163, concl. Schwartz ; AJ 1999.554, chr. Raynaud et Fombeur ; CJEG 2000.169, note Béchillon et Terneyre ; RD publ. 2000.247, note Llorens). La loi du 11 déc. 2001 (dite loi «MURCEF») est revenue sur ces solutions, en disposant (art. 2) : «les marchés passés en application du Code des marchés publics ont le caractère de contrats administratifs». Il en est ainsi même s'ils sont conclus sans formalités préalables (CE Sect. av. 29 juill. 2002, Société MAJ Blanchisseries de Pantin, Lebon 297 ; BJCP 2002.427, concl. Piveteau ; AJ 2002.755, note J.-D. Dreyfus ; CJEG 2003.163, note Gourdou et Bourrel ; CMP 2002, n 207, note Llorens). Un contrat de fourniture de pierres pour le revêtement d'une place publique, semblable au marché de fourniture de pavés de l'affaire Granits porphyroïdes a donc été reconnu administratif (CAA Bordeaux, 14 sept. 2004, Couderc, CMP mars 2005, p. 21). En revanche, les marchés que passent des personnes privées en appliquant spontanément le Code des marchés publics alors qu'il ne s'impose pas restent des contrats de droit privé (Trib. confl.17 déc. 2001, Société Rue Impériale de Lyon, Lebon 761 ; BJCP 2002.127, concl. Bachelier ; CMP 2002, n 54, obs. Soler-Couteau ; DA mars 2002, p. 21, note Delacour). Le cas des personnes publiques non soumises au Code des marchés publics (tels les établissements publics industriels et commerciaux de l'etat) a été réglé par l'arrêt du Tribunal des conflits du 20 juin 2005, SNC Société hôtelière guyanaise c/ Centre national d'études spatiales (Lebon 664 ; BJCP 2005.422, concl. Bachelier, note R.S. ; Rev. Trésor 2006.155, note Pissaloux) : leurs marchés ne sont administratifs qu'en raison de la présence de clauses exorbitantes du droit commun - conformément à la jurisprudence Granits porphyroïdes des Vosges, qui en dehors des contrats couverts
par la loi «MURCEF» n'a pas perdu de son actualité. 5. II. - La portée du critère de la clause exorbitante et, plus généralement, du régime exorbitant n'est pourtant pas universelle. Pour qu'elle puisse jouer, il faut d'abord que le contrat soit conclu par une personne publique (A). Même si tel est le cas, la clause ou le régime exorbitants ne sont pas toujours déterminants (B). 6. A. - La présence d'une personne publique au contrat, est une condition en principe nécessaire pour qu'il soit administratif (v. nos obs. sous Trib. confl.8 juill. 1963, Société Entreprise Peyrot *). Les contrats conclus par des personnes privées, même s'ils contiennent des clauses qui peuvent être considérées comme exorbitantes du droit commun, même s'ils font référence à un cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics (CE 14 nov. 1973, Société du canal de Provence, Lebon 1030 ; - Trib. confl.26 mars 1990, Association nationale pour la formation professionnelle des adultes c/ M me Vve Arend, Lebon 858 ; D. 1991.SC.103, obs. Terneyre), même s'ils reproduisent les termes d'un accord conclu par une personne publique (Trib. confl.10 janv. 1983, Centre d'action pharmaceutique c/ Union des pharmaciens de la région parisienne, Lebon 535 ; JCP 1983.II.19938, concl. Gulphe ; AJ 1983.359, note J. Moreau), même s'ils sont passés selon un régime exorbitant du droit commun (obligation de contracter par exemple), restent des contrats de droit privé, dont le contentieux appartient aux juridictions judiciaires - à moins d'être conclus pour le compte d'une personne publique (v. Trib. confl.8 juill. 1963, Société Entreprise Peyrot * et nos obs.). 7. B. - Lorsqu'un contrat est conclu par une personne publique, le critère de la clause ou du régime exorbitant du droit commun est pleinement déterminant pour les services publics à gestion publique, c'est-à-dire les services publics administratifs. Pour eux, la solution n'a jamais fait de doute : si, dès l'arrêt Terrier *, leur était réservée la possibilité de conclure des contrats de droit commun, qu'a confirmée l'arrêt Société des granits prophyroïdes des Vosges, le critère de la clause exorbitante du droit commun, lié à la notion même de gestion publique, a toujours déterminé le caractère administratif de leurs contrats. Mais la portée du critère de la clause ou du régime exorbitants peut se trouver doublement limitée : pour les services à gestion privée, elle n'est pas toujours déterminante (1 ) ; pour tous les services, elle n'est pas toujours nécessaire (2 ). 8. 1 ) Le principe même de la gestion privée de laquelle relèvent certains services peut s'opposer à ce que leurs contrats soient considérés comme administratifs. Tel a été le cas des contrats relatifs au domaine privé, longtemps considérés comme de droit privé par leur objet même, quelles que soient leurs clauses (CE Sect. 26 janv. 1951, Société anonyme minière, Lebon 49). Mais, désormais, ils sont reconnus administratifs s'ils comportent des clauses exorbitantes du droit commun (Trib. confl.17 nov. 1975, Leclert, précité ; - 17 oct. 1988, Ministre de l'économie et des finances c/ Melle Jean, Lebon 493 ; JCP 1990.II.21550, note Loy), à moins qu'une disposition législative particulière attribue compétence aux tribunaux judiciaires (par ex. les baux ruraux : Trib. confl.22 nov. 1965, Calmette, Lebon 819 ; JCP 1966.II.14483, concl. Lindon, note O.D. ; D. 1966.258, note Lenoir). 9. Quant aux services publics industriels et commerciaux, le principe de leur soumission au droit privé (Trib. confl.22 janv. 1921, Société commerciale de l'ouest africain *) n'empêche pas non plus que leurs contrats puissent être administratifs s'ils relèvent d'un régime exorbitant du droit commun par leurs clauses (CE Sect. 20 oct. 1950, Stein, précité ; Trib. confl.14 nov. 1960, Société agricole de stockage de la région d'ablis, précité) ou les dispositions qui leur sont applicables (CE Sect. 19 janv.
1973, Société d'exploitation électrique de la rivière du Sant, précité). Mais ni les contrats conclus avec leurs agents (sauf exception : cf. nos obs. sous CE 26 janv. 1923, Robert Lafrégeyre *) ni les contrats conclus avec leurs usagers ne peuvent être administratifs, même s'ils comportent des clauses exorbitantes du droit commun (CE Sect. 13 oct. 1961, Etablissements Campanon-Rey, Lebon 567 ; AJ 1962.98, concl. Heumann, note de Laubadère ; CJEG 1963.17, note A.C. ; D. 1962.506, note Vergnaud ; - Trib. confl.17 déc. 1962, Dame Bertrand, Lebon 831, concl. Chardeau ; AJ 1963.88, chr. Gentot et Fourré ; CJEG 1963.114, note A.C. ; - Civ. 1 re 18 nov. 1992, SA OTH International c/ Coface, Bull. civ. I, n 279, p. 182). 10. 2 ) Le critère de la clause exorbitante, qui a longtemps pu paraître exclusif à la suite de l'arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges, ne l'est pas : un contrat ne comportant pas une telle clause peut néanmoins être administratif en tant qu'il confie au contractant l'exécution du service public ou qu'il est lui-même une modalité d'exécution du service public, comme l'a reconnu la jurisprudence depuis l'arrêt Epoux Bertin * du 20 avr. 1956. Cette alternative est clairement mise en évidence dans les deux arrêts précités du Tribunal des conflits du 5 juill. 1999, Commune de Sauve et Union des groupements d'achats publics. Ainsi le critère de la clause exorbitante n'est ni toujours suffisant ni toujours nécessaire. Sous ces réserves, les principes dégagés par l'arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges demeurent valables. - Fin du document -