Crésus Île-de-France Paris



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Transcription:

Mathilde Bricault Paul Chalvin Marion Davenas Nicolas Perrot Jean-Baptiste Vilain Etudiants de l Institut d Etudes Politiques de Paris (IEP Paris) En partenariat avec l Association Crésus Île-de-France Paris

Le surendettement, fait de société. Décryptage par ceux qui le vivent Rapport d étude réalisé dans le cadre d un projet collectif de Sciences Po Supervision : Jean Beaujouan, président de CIFP Bénédicte Bertin-Mourot, sociologue et vice-présidente de CIFP Pierre Félin, consultant et formateur, bénévole à CIFP Novembre 2012 2

Table des matières INTRODUCTION 4 Thème 1. La diversité des profils 6 LES CAUSES DU SURENDETTEMENT: QU'EN DISENT LES PERSONNES QUI L'ONT VECU? 6 Thème 2. La distribution excessive du crédit à la consommation 12 Thème 3. L éducation budgétaire et la gestion de l argent 12 Thème 4. Culture et rapport à l argent 16 Thème 5. Les accidents de la vie 17 LE VECU DES PERSONNES SURENDETTEES 19 Thème 6. La violence des difficultés matérielles au quotidien 19 Thème 7. Les conséquences du surendettement sur les relations sociales 21 Thème 8. Le harcèlement par les établissements bancaires 25 Thème 9. La souffrance psychologique ressentie par les personnes surendettées 26 SORTIR DU SURENDETTEMENT, UN CHEMINEMENT DIFFICILE Thème 10. De la fuite en avant à la prise de conscience 29 Thème 11. L'utilité des groupes de parole 31 Thème 12. «L'après»? 32 CONCLUSION 34 ANNEXES 36 Journal de bord de Mathilde Bricault 36 Journal de bord de Jean-Baptiste Vilain 40 3

INTRODUCTION Nous sommes cinq étudiants en Affaires Publiques et en Affaires Internationales à Sciences Po Paris. Ce projet collectif nous a été proposé par l association Crésus Île-de- France Paris (CIFP). Il consistait à conduire des entretiens individuels approfondis avec des usagers de l association qui vivent ou ont vécu une situation de surendettement, et à en faire la synthèse. Ce travail a été pour nous l occasion de découvrir le phénomène du surendettement, ou d en approfondir la connaissance. Nous remercions vivement les personnes surendettées qui ont bien voulu témoigner de leur vécu et nous faire part de leurs commentaires. Le surendettement, fait de société Être en situation de surendettement, c est être dans «l incapacité manifeste» de rembourser des dettes non-professionnelles à partir de ses revenus réguliers. Le surendettement n est pas, ou pas seulement, un endettement excessif. Il résulte souvent d une insuffisance des revenus, qui ne permettent plus de faire face aux échéances de remboursement. Le recours croissant au crédit à la consommation, qui s est démocratisé en France pendant les années 1950 et 1960, a fait du surendettement un problème social que l on ne peut réduire à de simples «faillites» personnelles. Le recours au crédit est fondé sur l hypothèse que l on continuera à disposer de revenus suffisants pour rembourser. Il induit donc un risque pour les personnes, qui varie selon la stabilité de leur situation. Celle-ci est évaluée de manière plus ou moins précise par les banques et les maisons de crédit. Depuis 1989, la loi protège les personnes en situation de surendettement qui sont «de bonne foi». Installées dans chaque département, les commissions de surendettement, dont le secrétariat est assuré par la Banque de France, traitent les dossiers déposés par les particuliers, Dans la majorité des cas, elles proposent un plan conventionnel de redressement aux créanciers et à la personne surendettée, afin que celle-ci puisse rembourser au moins une partie de sa dette. Ce plan peut inclure un rééchelonnement de la dette, une diminution des taux d intérêt, un effacement partiel des dettes, ou un moratoire provisoire. Dans certains cas, la commission peut engager une procédure de redressement personnel (PRP), inspirée des faillites personnelles en vigueur en Alsace-Moselle. Cette procédure prévoit notamment la liquidation des biens de la personne. Le nombre de dossiers déposés chaque année est allé croissant au cours des dernières années. En 2011, 232.493 dossiers ont ainsi été déposés (+6,6% par rapport à 2010). Les explications le plus fréquemment avancées de ce phénomène sont la précarité croissante et les pratiques nouvelles des établissements bancaires, notamment les offres de crédit renouvelable. Ces crédits sont des réserves d'argent mises à la disposition des personnes par les banques ou établissements de crédit spécialisés. Ces réserves d'argent sont également souvent rattachées à des cartes de fidélité dans les enseignes de la grande distribution. Les taux pratiqués vont de 15 à 20%, bien qu'un taux promotionnel très faible (3 à 5%) soit souvent proposé en début de période et pour une courte durée. La réforme Lagarde, votée en 2010, vise à mieux encadrer ces crédits, en alignant notamment progressivement leurs taux sur les crédits dits «classiques» (crédit auto, crédit travaux etc.) Les accidents de la vie sont présentés comme la principale cause du surendettement. La Banque de France distingue ainsi le surendettement «passif», dans lequel un tel accident 4

est en jeu (75% des dossiers), du surendettement «actif», pour lequel la responsabilité des parties peut être reconnue. La Cour des comptes a critiqué dans un rapport récent le caractère flou et aléatoire de cette distinction, qui tend à sous-estimer la responsabilité des personnes ou des établissements bancaires. L'objectif de notre projet est de saisir plus finement la réalité du vécu du surendettement par la conduite d'entretiens avec neuf personnes surendettées et trois bénévoles de l'association 1. Le surendettement vu par ceux qui le vivent Les travaux sur le phénomène du surendettement se limitent en effet principalement à des enquêtes quantitatives, telle que celles réalisées régulièrement par la Banque de France 2, qui visent à saisir le profil sociodémographique des personnes surendettées. La Cour des comptes s'est aussi saisie de ce problème 3, mais adopte le point de vue particulier de l'évaluation des politiques publiques. Le rapport de 2010 constate ainsi que l'on connaît bien mal ce phénomène, la Banque de France n'étant pas armée pour suivre en détail la question ou pour faire de la prévention. Dans la relative indifférence des pouvoirs publics, les banques se «déchargent» ainsi sur la Banque de France, qui traite les dossiers qui lui parviennent. Avec les personnes qui ont bien voulu se confier à nous, nous avons tenté de comprendre des histoires de vie. Ce travail qualitatif ne peut pas remplacer les enquêtes quantitatives, dans la mesure où les personnes que nous avons rencontrées ne sont pas nécessairement des personnes représentatives de l'ensemble de la population concernée. Ces témoignages anonymes les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés montrent la grande diversité des chemins qui mènent au surendettement et des marques qu'elles impriment sur les personnes qui le vivent. Les entretiens que nous avons mené avec les bénévoles de l'association ont aussi enrichi notre analyse. Notre objectif est d'abord de permettre une meilleure compréhension de ce qu'est le surendettement. Nous espérons plus largement que ce travail pourra contribuer au débat public et à l'évolution des politiques ayant le surendettement pour objet. Sans rigorisme académique, la présente synthèse valorise plutôt la spontanéité des témoignages. Nous avons choisi simplement d illustrer différentes facettes du surendettement. Cette approche permettra peut-être à d'autres de mener un travail de recherche plus systématique sur le phénomène du surendettement. Nous présentons dans ce travail des extraits des entretiens réalisés. Nous avons regroupé ces extraits par thèmes. Les témoignages que nous avons recueillis sont d'abord des histoires de vie, qui montrent quelle peut être la diversité des situations (thème 1). Notre synthèse est ensuite présentée en 3 temps. Les témoignages des personnes que nous avons rencontrées permettent d'abord de saisir les causes du surendettement. Celles-ci peuvent être multiples et cumulatives : recours excessif au crédit à la consommation (thème 2), lacunes en matière de gestion budgétaire (thème 3), influence de l'éducation sur le rapport à l'argent (thème 4). En outre, plus 1 Sur les 12 personnes que nous avons rencontrées, 11 nous ont donné leur autorisation pour en publier des extraits dans ce rapport. 2 http://www.banquefrance.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/mission/protection_du_consommateur/enquete_typo2 010_surendettement.pdf 3 Cour des Comptes, rapport public annuel, 2010, La lutte contre le surendettement des particuliers : une politique publique incomplète et insuffisamment pilotée 5

directement la cause immédiate du surendettement reste bien souvent un accident de la vie (thème 5). Le vécu des personnes surendettées est ensuite abordé. La violence des difficultés budgétaires (6), les conséquences qu'elles ont sur les relations sociales (7), et le harcèlement continu des banques (8) sont la cause d'une grande souffrance psychologique (9). Sortir du surendettement est un cheminement difficile. La prise de conscience de la situation dans laquelle on se situe est souvent précédée d'une phase de fuite en avant (10). Les groupes de parole et le soutien apporté par l'association Crésus sont alors utiles pour aider les personnes surendettées à relever la tête (11). Enfin, nous nous interrogerons sur «l'après» : comment les personnes surendettées perçoivent-elles leur avenir? (12). Thème 1. La diversité des profils Nos interlocuteurs nous racontent qui ils sont, comment ont commencé leurs problèmes d argent, comment ils sont entrés en contact avec Crésus. Bentadia «Je suis Bentadia. Je suis venue en France dans le cadre du regroupement familial. ( ) Je suis originaire du Sénégal mais je viens du Congo. Je suis née à Brazza. ( ) Je suis là depuis environ 40 années. J ai eu mes enfants et puis la vie continue Au début, mon mari ne voulait pas que je travaille. Un beau jour, les aléas de la vie ont fait que je me suis séparée de lui. Je me suis retrouvée avec mes quatre gosses sur les bras. Je me suis battue pour les élever. (...) J ai commencé à travailler après que je me suis languie un peu de rester à la maison à élever mes enfants Mes problèmes ont commencé en 2011. Avant, j avais jamais eu de problème d argent, de difficulté financière. Mais j ai été malade en janvier 2011, et les problèmes ont commencé. Je suis souvent malade, je souffre du dos, toutes mes vertèbres sont bousillées, écrasées donc je suis souvent en arrêt maladie, et j ai arrêté le travail. J ai eu beaucoup de harcèlement, ça a beaucoup joué sur ma santé J étais encore en arrêt maladie et le médecin de la Sécu n a pas voulu que j aille au chômage. Ils m ont proposé un départ à l amiable. J ai signé les papiers et je suis partie. Et puis après, au niveau de la Sécu, ça a pris beaucoup de temps. Ça a pris presque huit mois, dix mois, pendant lesquels je ne percevais rien du tout. Et puis l indemnité qu on m a donnée pour mon départ a été dilapidée pour le loyer, les courses et quand j ai fini de payer mes loyers j avais plus rien, je n avais pas d entrée d argent. Ça a duré dix mois je crois. J ai été voir l assistante sociale de mon quartier qui m a envoyée chez Crésus. J avais même pas un rond! Rester comme ça sans un rond Et j avais les bâilleurs, les propriétaires de mon logement qui réclamaient leur argent. J avais aussi des crédits. J avais contracté un crédit sur huit ans et j ai toujours payé. ( ) Je suis venue [chez Crésus] et ils m ont écoutée et on a tout de suite fait la demande à la Banque de France pour pouvoir soutenir mon dossier. Quand je 6

suis venue, ils m ont demandé tous les papiers, que j ai été déposer le dossier à la Banque de France et on a fait la prise en charge. On m a dit d attendre. J ai attendu. Je venais souvent aux réunions, aux groupes de parole. Après, petit à petit, la Banque de France a accepté mon dossier, ils ont annulé tous mes crédits. Longtemps après, la Sécu m a versé l argent, tout ce qu elle me devait. Ça a suivi son cours.» Alice «Je suis Alice L. Je suis mariée avec un homme qui a disparu de ma vie. Il a monté sa société, en 2008, une entreprise qui n a pas marché, et qui a fait beaucoup de dettes, et il a disparu du jour au lendemain, ça fait deux ans. Il m a dit qu il partait travailler à l étranger, ce que j ai cru, et puis il m a dit qu il rentrerait tous les quinze jours à peu près, les week-ends, le temps qu on se re-stabilise et je ne l ai jamais revu. Je l ai eu une fois au téléphone, et j ai compris qu il ne reviendrait pas. ( ) En commun nous avions acheté une voiture, nous avions pris un prêt à la banque que je rembourse au jour d aujourd hui. Il m a laissée avec 31.000 euros de dettes. Aujourd hui, il doit me rester 14.000 euros à rembourser. ( ) Je travaille en CDI depuis dix ou onze ans dans une société qui s occupe de services informatiques. ( ) Dans ma situation, c est le serpent qui se mord la queue : pour entamer des procédures il faut un avocat, pour avoir un avocat il faut payer un avocat, et quand on n a pas d argent on ne peut pas prendre un avocat. Et moi je ne rentre dans aucune des grilles, c est une des problématiques que j ai rencontrées. Ce qui est à mon sens absolument injuste parce que ça fait vingt ans que je bosse, si on fait un petit calcul grosso modo à la louche, j ai payé presque 300 000 euros de charges en vingt ans, et je ne rentre nulle part pour obtenir des aides parce que j ai un niveau de rémunération trop important. Alors effectivement le contrepoids c est de se dire : «Tu as un travail, c est bien», mais quand on travaille depuis longtemps comme moi, c est très dur de se retrouver avec un niveau de vie de smicarde ( ) C est ma vie qui a complètement basculé. Mes projets etc. Même au jour d aujourd hui, même si je vais bien dans l ensemble et que j arrive à gérer ma vie, ça n empêche que ça laisse des marques indélébiles, je ne sais pas ce que je vais en faire de ma vie après ( ) Il me reste un an à payer» Paul «J ai soixante et onze ans, je suis architecte. J ai fait des études assez pertinentes, je suis aussi urbaniste. J ai eu une carrière passionnante et assez positive pendant trente ans. J ai été associé avec deux autres confrères et puis j ai continué seul. Ça s est bien passé pendant longtemps, avec beaucoup de concours gagnés, beaucoup de commandes directes, à une époque du reste plus confortable pour les architectes que pour ceux d aujourd hui, qui ont beaucoup plus de mal. 7

J ai été porté par la vie de manière extrêmement positive, et si j en suis arrivé là, c est parce que je m y suis mal pris dans la gestion de mon agence et, de fil en aiguille, je me suis ruiné. C'est-à-dire que j ai eu plusieurs occasions de toucher des sous, la vente de ma maison par exemple. Et à chaque fois, tout passait dans les remboursements de mes frais professionnels. Donc j ai fini par devoir lâcher prise, j ai commencé par déposer le bilan de ma SARL en 2008, ça s est bien passé, j ai reçu les derniers documents récemment et cela est liquidé. Il n empêche qu à partir de 68 ans je n avais plus de dossiers à gérer, plus de chantiers à terminer, je me suis retrouvé devant un mur, avec pas de possibilité de travailler pour des confrères, chacun ayant ses préoccupations et ses objectifs. Aujourd hui, je n ai pour vivre que la retraite qui, avec celle de ma compagne, se monte à 2.600 euros par mois, ce qui pour beaucoup est suffisant, mais comme j ai plus de mille euros de frais fixes par mois, sans compter le loyer, j ai beaucoup de mal à m en sortir. ( ) Et puis j ai quatre prêts épouvantables, dont trois prêts revolving odieux et un prêt bancaire. Les trois prêts revolving totalisent trois fois 1.800 euros, presque 6.000 euros, donc ça fait des sorties d environ 80 euros par mois chacun. Plus un horrible prêt avec une mensualité de 340 euros pour encore des années, de ma première banque, qui m a piégée il y a trois ans en m accordant un joyeux prêt de 22.000 euros qui me plombe complètement. (...) C est effrayant. Donc je me retrouve avec près de 20.000 euros à devoir. ( ) Pendant un an j ai hésité, mais au bout d un an, début 2010, je me suis décidé à me mettre en surendettement. Et puis ça allait de mal en pis, je ne gérais toujours pas bien mes petits sous, j étais tétanisé. Je parle d il y a un an surtout puisqu en 2011, j ai eu trois interdictions bancaires successives, la dernière en septembre dernier. Je me rendais compte que ça ne pouvait plus durer, qu il fallait quand même que je prenne le taureau par les cornes, et j ai tapé à la porte de Crésus.» Pablo «Qui je suis, je ne sais plus On peut commencer par le premier surendettement, la fois où j ai contracté la première dette. C est loin, ça remonte à 2001 ou 2002. Je travaillais à ce moment-là et je m étais endetté juste pour acheter des vêtements. Je travaillais au service clients d une grosse société française. (...) Je n avais aucun souci sauf que la société Printemps m a convaincu d ouvrir un compte et c est là que j ai commencé à avoir des dettes. A me permettre de dépenser plus que mes besoins ou que ce que je pouvais payer. C était ça, mais c était peu, je n avais pas de vrai problème, pas de souci. Ensuite, je suis tombé malade, j ai perdu mon emploi en 2003 parce qu il y avait des changements dans la société et moi je n étais pas d accord. On s est fâchés et un jour j ai pété les plombs. ( ) Avant je n avais pas de dettes trop sérieuses, je ne m étais pas endetté de façon dangereuse, comme quand tu ne sais plus si tu peux payer ou pas, quand tu es sur le fil du rasoir. Ensuite, j ai eu une déprime grave. Jusqu à maintenant, elle m a empêché de trouver des emplois. Après la première déprime, j ai eu un infarctus. (...) J ai 8

fait six mois d hôpital pendant lesquels je ne touchais plus rien, plus de chômage. Je vivais avec des dettes, avec l assurance maladie. Je suis déclaré travailleur handicapé, mais pas assez handicapé pour toucher la retraite. (...) Après les six mois, j ai retrouvé la santé, mais je suis toujours sous médicaments. A partir de là, j ai fait des petits boulots, toujours précaires. Quand tu commences, tu continues les boulots précaires... Je me suis endetté toujours plus avec l idée de sortir du problème. C est-à-dire que je demandais des sous parce que j avais besoin de vivre. Je voulais avoir une vie presque normale parce que sinon c est une survie, ce n est pas une vie... Aujourd hui, depuis six mois, je suis à 400 euros par mois, c est-à-dire qu on crève de faim. ( ) Avec tous les agios, les assurances, j ai 38.000 euros de dettes. ( ) J ai fait un dossier de surendettement, ils l ont accepté. Ça fait 18 mois de moratoire. Au bout des 18 mois, ils l ont réaccepté. Ça allait se finir mais un des créanciers a fait opposition et cela a tout bloqué. C était le créancier auprès duquel j avais la plus faible dette, je ne lui dois presque rien... Les banques ont laissé tomber mais ce créancier a fait opposition pour 1.700 euros et voilà je recommence tout à zéro...» Annie «J ai eu énormément de problèmes, je me suis retrouvée veuve très jeune, à 40 ans - mon mari avait 49 ans et notre fils 15 ans. Avant ce décès, nous avions soutenu mes parents et mes beaux-parents. Mon fils a toujours eu une santé fragile. ( ) Je n'ai donc pas eu une carrière [professionnelle] vraiment suivie J ai toujours pu me débrouiller dans les petits boulots, et puis en faisant des études aussi. Je n'arrivais à tourner que par des jeux de trésorerie entre trois crédits revolving. Deux plutôt modestes de 2.500 euros environ chacun (contractés pour des achats indispensables (machine à laver, réfrigérateur et ordinateur). Le troisième auprès de ma banque d'un montant de 6.500 euros couvrant juste des frais dentaires indispensables pour que je puisse travailler. Les trois bénéficiaient deux fois par an d'un report de remboursement. J'étais parfaitement à l'aise avec ce fonctionnement mais c'était une gestion à risque en cas de difficulté imprévue ( ). Le dossier de surendettement, c est très bien, mais quand vous êtes déjà en situation précaire, vous n avez plus la bouée de sauvetage que sont les crédits. (...) Et moi je n utilisais pas les crédits pour acheter mais réellement pour avoir de la trésorerie. C était vraiment du «crédit alimentaire». Sans crédit je me suis retrouvée très en difficulté.» Françoise «J étais dans une phase difficile. [Avant] tout allait bien : j avais un travail maintenant j ai négocié un licenciement et j avais un logement à moi, je suis propriétaire Et puis on a été racheté par un grand groupe. J étais dans une 9

société de bâtiment et, c est bizarre, je ne sais pas comment vous expliquer : un changement d ambiance de la pression, du harcèlement Moi je l ai très mal vécu. ( ) J étais une des comptables, et on est devenues opératrices de saisies, on saisissait les factures et c est tout. ( ) Et bêtement, je me suis retrouvée seule dans ma vie à ce moment là, j avais l impression de ne plus exister. Ça m a vraiment cassée. J ai pris beaucoup de kilos. (...) Je suis tombée dans l argent et dans la bouffe comme d autres tombent dans l alcool. Moi ce n était pas l alcool car j aime malgré tout voir ce qui se passe mais c est la même chose. C est dangereux. C est de la dépendance, les gourmandises ça rassure et puis l argent Quand vous n avez plus rien, pas de sens à votre vie, ça fait du bien d avoir des sous, de pouvoir s acheter du maquillage, des cochonneries à manger et on a le sentiment d exister. Ça peut paraître ridicule mais c est comme ça Et puis deux euros par ci, deux euros par là et un jour, deux jours, trois jours et après c est la sensation que c est bien, on sait que l on dépense en cachette, mais cela rassure Je vivais seule, ( ) ma famille vivait aux États-Unis, je suis toute seule en France, mes parents sont décédés, je n ai pas de frères et sœurs. Il y a eu un manque affectif horrible. ( ) Quand vous rentrez chez vous et qu il n y a personne pour partager peines, joies ou autres c est très difficile, et à un moment donné il y a un ras le bol et je me suis laissée couler, je me suis dit : «Je m en fous». ( ) Mais quand vous tombez, ce n est pas d un seul coup, c est par étapes. Et un jour c est vrai que j avais envie de sortir, de m acheter quelque chose, et là on propose les prêts à la consommation : «En 48 heures vous avez de l argent», plus que votre salaire, c est extraordinaire! ( ) Vous vous embêtez dans votre travail, vous n êtes plus rien, vous ne faites que de la saisie. Vous ne pouvez pas demander d augmentation, ou d évolution, on vous dit : «Les temps sont durs, c est la crise...». Elle a bon dos, la crise Donc là vous vous dites : «C est formidable!». Vous avez une liberté. Pour le premier crédit, ça va vite puis un deuxième crédit car vous remboursez 100 ou 120 euros, ce n est pas grand chose sauf que ( ) J ai perdu beaucoup d argent comme ça. (...) Et puis après vous faites un troisième crédit pour rembourser les deux premiers. C était un engrenage. ( ) [J avais] pas de problèmes auparavant... Il y a eu cet ennui au travail, et cet ennui aussi de je ne sais pas parfois on se laisse couler comme ça... Et puis, je ne sais pas, l argent représente tout: ça représente la famille que vous n avez plus, l amoureux que vous n avez plus, ça représente tout...» Les personnes que nous avons rencontrées dans le cadre de cette étude ne sont pas représentatives des personnes surendettées dans leur ensemble. Ayant déjà été aidées par l association Crésus, étant parfois déjà passées par des procédures de rétablissement personnel ou ayant participé à des groupes de parole sur l argent, elles ont eu l occasion d analyser à maintes reprises leur situation et font preuve par conséquent d un recul particulier par rapport à leurs problèmes financiers. Leurs témoignages ci-dessus nous permettent néanmoins quelques observations illustratives de la problématique du surendettement. 10

Premièrement, force est de constater la grande diversité des personnes rencontrées au travers de ces entretiens : Bentadia est issue du regroupement familial, Alice est cadre en CDI, Paul est architecte-urbaniste et a gagné de nombreux prix, Annie a toujours vécu de petits boulots... Ils sont issus de milieux différents, ont des modes de vie différents mais souffrent pourtant d une même fragilité financière. Le surendettement est donc un problème qui touche potentiellement «tout le monde», même si, comme le rappelle Annie, les personnes en situation précaire sont plus conduites à devoir utiliser la bouée de sauvetage que constitue le crédit, et parfois seulement pour pouvoir se nourrir. Deuxièmement, ces témoignages illustrent les causes les plus communes de l entrée dans le surendettement. Comme Bentadia, tombée malade, Alice, quittée subitement par son mari, Françoise, qui n a pas supporté le changement d atmosphère dans son entreprise, ou Pablo, qui a perdu son emploi, la grande majorité des personnes que nous avons interrogées font état d un «accident de la vie» qui a profondément déstabilisé leur vie et leur budget. Quand cet événement soudain et inattendu intervient dans un contexte financier ou social précaire, la chute est d autant plus irrémédiable. Le sentiment d avoir été manipulé, mal informé ou d être tombé dans le piège des banques est lui aussi récurrent, comme en témoignent notamment Françoise et Paul. Ceci souligne une cause souvent sous-estimée du surendettement : les excès commis par les banques et les sociétés de crédit dans la distribution du crédit, et les dangers du crédit renouvelable. Le cas d Annie est représentatif d une autre cause du surendettement, celle de l absence chronique de revenus qui pousse à emprunter pour survivre ou «manger à crédit». La précarité financière des ménages est malheureusement une réalité sociale qui constitue un terrain fertile au surendettement. Enfin, on peut souligner également, dans le témoignage de Françoise, l aspect symbolique de l argent qui, «comme l alcool», devient un danger dès lors que l équilibre affectif ou psychique est ébranlé. 11

LES CAUSES DU SURENDETTEMENT : QU EN DISENT LES PERSONNES QUI L ONT VECU? Thème 2. La distribution excessive du crédit à la consommation et le «piège» du crédit renouvelable Une des causes du surendettement est le recours excessif au crédit à la consommation, en particulier renouvelable. Paul «J ai quatre prêts épouvantables parce que, comme un crétin, je suis tombé dans le panneau il y a deux ans ( ) Pour les trois prêts revolving, j ai commencé par aller acheter un fer à repasser ou une photocopieuse, et je suis rentré dans l engrenage épouvantable, non pas de ces premiers achats que j ai remboursés facilement, mais ils m ont envoyé des papiers du genre «vous voulez emprunter 1.000 euros etc., vous êtes un fidèle client etc.». et je suis tombé dans le panneau : dans les trois cas j ai emprunté à chaque fois mille à deux milles euros, et puis c est parti pour des années de prêt avec des intérêts monstrueux donc, pour chacun des prêts revolving, je suis intervenu comme j ai pu pour faire baisser les mensualités, mais faire baisser les mensualités c est augmenter le temps de remboursement et ça augmente les intérêts, donc c est épouvantable» Françoise «Les taux les taux on voit : «Recevez 2.000 en 48 h» sauf qu on ne voit pas les 20 % écrits en tout petit on voit juste que c est 4% pour commencer. Ça, ce n est pas cher, sauf qu en tout petit c est marqué «pendant 3 mois» et après évidemment c est très dur. (...) Maintenant les crédits disent: «Il faut être sûr de pouvoir rembourser», sauf que c est n importe quoi. Ils pourraient vous demander si vous travaillez, et combien vous gagnez, si vous avez d autres crédits, mais ça ils ne vont pas le chercher. Et vous pouvez alors prendre le crédit.» Marie (bénévole) «Avec le banquier, on essaye de trouver une solution. Parfois on va chercher ailleurs pour rassurer le banquier. Et là c est fou, ça devient l escalade. C est revolving sur revolving sur revolving et ça ne se rembourse jamais parce que par principe dans un revolving il n y a presque pas d amortissement de capital ( ) Les gens ne se rendent pas compte. Le taux dans la publicité [pour les crédits renouvelables] est pour les trois premiers mois seulement. Ça c est du classique.» Isabelle (bénévole) «Il existe bien un engrenage : une personne prend un nouveau crédit pour rembourser le précédent. Avec un crédit avec un taux de l'ordre de 20%, c'est évident que la personne ne peut pas tenir : dans une mensualité de crédit revolving, la moitié est affectée au remboursement du capital, le reste de 12

l'échéance est composé des intérêts et de l'assurance. Les emprunteurs remboursent pendant des années et ne voient pas la fin de leur revolving. Afin de pouvoir faire face aux échéances du revolving, les personnes réempruntent» Il faut ici distinguer les banques «classiques» des autres organismes de crédit spécialisés dans le crédit à la consommation. Ces maisons de crédit proposent notamment des crédits renouvelables (ou revolving ). Ces crédits ne représentent pas la majeure partie de leur chiffre d affaires, mais les établissements qui les proposent dépendent de ces produits pour faire des bénéfices. Avant d accorder un prêt, les banques vérifient la solvabilité des emprunteurs de manière plus systématique que les organismes de crédit qui proposent des crédits renouvelables. Lorsque la ligne de crédit est rattachée à une carte de fidélité, comme cela se pratique couramment dans la grande distribution, ou lorsque le crédit est de faible montant, ils demandent rarement une pièce justificative. La publicité agressive est trompeuse lorsque les taux d intérêts affichés sont très faibles : il s agit de taux promotionnels valables pour une courte durée. Après 6 mois ou 1 an, les taux d intérêt de ces crédits renouvelables sont compris entre 15 et 20% (TEG, taux effectif global). Semblables à un découvert bancaire, les crédits renouvelables sont conçus pour être utilisées comme une réserve de trésorerie, en cas de dépense imprévue. La manière dont ils sont souvent vendus par les banques et utilisés par certaines personnes les détournent de cette fonction initiale, notamment lorsqu ils sont rattachés à une carte de fidélité. Les personnes ayant des difficultés à gérer l argent sont particulièrement vulnérables face aux crédits renouvelables 4. L explosion du nombre de dossiers de surendettement déposés auprès de la Banque de France a incité le législateur à faire évoluer la réglementation du crédit à la consommation, auparavant assurée par la loi Scrivener, qui datait de 1978. La loi sur le crédit à la consommation et le traitement du surendettement du 1er juillet 2010, dite loi Lagarde, vise à mieux encadrer la distribution du crédit à la consommation, principalement en faisant respecter «l impératif élémentaire consistant à s assurer des capacités de remboursement de tout futur emprunteur» 5. Elle impose notamment aux établissements bancaires de fixer des mensualités de remboursement d un montant suffisant pour que le client rembourse le capital emprunté, et non pas seulement les intérêts. Souvent, quand ses problèmes financiers commencent, la personne endettée pratique une sorte de fuite en avant : elle contracte un second crédit pour rembourser le premier puis un troisième crédit pour rembourser le second en pensant régler le problème... Cela lui permet de gagner un peu de temps mais aggrave considérablement sa situation financière globale, particulièrement quand il s agit de crédits renouvelables. Cette fuite en avant n'est pas sans rapport avec les lacunes qu'on observe parfois en matière de gestion budgétaire et, de manière générale, avec l'éducation des personnes, qui influence considérablement leur rapport à l'argent. Thème 3. L éducation budgétaire et la gestion de l argent La gestion de l'argent est une chose qui s'apprend. Les personnes rencontrées sont nombreuses à penser que l'éducation budgétaire devrait être assurée par l'école. Julia 4 On s intéressera aux difficultés à gérer l argent dans la section suivante 5 Rapport d activité CIFP 2010. S y référer pour une description plus complète de la loi Lagarde (p.14). 13

«On ne nous apprend pas le budget quotidien, c est censé être inné! A l école on ne nous l apprend pas, mes parents ne me l ont pas appris.» Pablo «Je trouve que, déjà quand on est enfant, il faudrait commencer à parler d argent, apprendre à le gérer comme un comptable. Ça devrait être l une des matières principales. Parce que moi, je n ai jamais eu personne qui m a appris à gérer l argent, sauf maintenant. Je suis né dans un magasin d alimentation. Il y avait le tiroir avec l argent et ma mère me disait : «Prends si tu as besoin». Alors c était facile. ( ) Après pendant toute ma vie, je n ai jamais eu de formation sur l argent ; pour moi l argent c était quelque chose dans la poche. C'est-à-dire que s il y en a c est que Dieu me l a mis dans la poche pour le dépenser. Je n ai jamais mis d argent de côté de ma vie. Je trouvais que c était du gaspillage, je ne voyais pas à quoi ça servait. ( ) J ai exagéré parfois parce que pour moi, l argent c était fait pour être utilisé et je ne me sentais pas coupable de le dépenser. C est à cause d une absence de formation. Je n ai jamais pensé trop à l argent. ( ) Le vrai problème financier, il est dans la tête, il est là depuis que je suis né : la mauvaise gestion de l argent, l incapacité même à le gérer. J ai beaucoup réfléchi à ça.» Paul «Si j en suis arrivé là, c est parce que je m y suis mal pris dans la gestion de mon agence. J ai trop investi, je n ai pas du tout bien calculé les entrées et sorties, j étais toujours plongé dans un concours, plongé dans un rendu de projet, j ai employé trop de monde. ( ) Pendant des années ça se passait bien, j avais un compte professionnel et un compte personnel, et je jouais un petit peu de l un sur l autre, j ai triché comme ça pendant des années. ( ) Je me souviens même que, quand j étais associé avec mes deux autres confrères je m endormais lors des longues réunions avec le comptable.» Marie (bénévole) «Je crois que le problème c est avant tout une méconnaissance des mécanismes de l argent, ce qu on appelle l illettrisme de l argent. Une méconnaissance totale de ce qu est un compte bancaire, de ce qu est une relation bancaire, de ce qu est un budget etc. ( ) Le problème c est ça : personne ne nous apprend à gérer un budget, sauf si on a des parents gestionnaires, auquel cas ils vont transmettre cette sensibilité. Mais globalement, ce n est pas quelque chose de courant. Je crois qu il y a d abord et avant tout cette question de méconnaissance de son budget. Au départ c est plutôt un problème de gestion. Et cela prend des tournures dramatiques lorsque par-dessus cela, il y a des accidents de la vie. ( ) A la fin de la formation budgétaire, les participants nous disent souvent : «Mais pourquoi est-ce qu on ne nous a pas appris tout ça avant?» Je pense que l éducation budgétaire 14

devrait faire partie des enseignements de base, sous une formule à recréer. ( ) Pour beaucoup, les relevés de compte s entassent, les enveloppes ne sont pas ouvertes, rien n est classé.» Isabelle (bénévole) «[Les surendettés] sont des personnes qui, au départ, ont mal étudié leurs capacités de remboursement, ou se sont fait des illusions ou encore avaient des achats indispensables à faire. Il y a aussi la catégorie des gens qui considèrent que leur minimum vital est une donnée, et qu'il faut qu'ils se le procurent d'une manière ou d'une autre. Et quand les revenus ne sont pas au rendez-vous, ils s'endettent. Ils ne savent pas adapter leurs dépenses à leurs revenus. C'est un problème de gestion budgétaire. ( ) C'est à l'école que l'on devrait apprendre la gestion budgétaire, la gestion d'un compte bancaire, et le fonctionnement du système bancaire. Les gens ne devraient pas se retrouver dans des situations qu ils sont dans l'incapacité de comprendre. Cela paraît effarant, aujourd'hui. Et puis c'est psychologiquement très lourd à porter.» Des problèmes de gestion de l argent sont souvent à l origine de difficultés financières, voire d une situation de surendettement. Un nombre significatif de personnes apparaissent «gravement démunies de compétences en matière de manipulation de l argent, de gestion de leur budget et d utilisation des services bancaires ( ) [Elles] ne classent pas leurs documents administratifs et financiers, ne connaissent pas ou connaissent mal le montant de leurs ressources, de leurs dépenses, de leurs dettes, du solde de leur compte bancaire, elles ne constituent pas d épargne de précaution, n anticipent pas leurs revenus et leurs dépenses à venir 6». Cette difficulté à gérer l argent les rend plus vulnérables au risque de surendettement. Il y a plusieurs raisons pouvant expliquant ce phénomène, qualifié d «illettrisme de l argent». Tout d abord l absence totale d éducation budgétaire et bancaire au cours de la scolarité, que l on peut déplorer. La mise en place d un enseignement de ce type permettrait à tous de se familiariser très tôt avec la gestion de l argent et d être ainsi moins exposés à des difficultés financières. Ensuite, le dialogue parfois insuffisant avec les banquiers. Enfin le rapport de chacun à l argent 7 : on peut refuser de s en occuper parce qu on le méprise ou parce qu il nous dégoûte ou nous angoisse. L illettrisme de l argent n est qu une des causes possibles menant au surendettement et il est évidemment possible de se retrouver en situation de surendettement tout en gérant bien son budget et en ayant une relation saine à l argent. Ceci est particulièrement vrai pour les catégories sociales les plus fragiles, pour lesquelles la bonne gestion d un budget ne peut pas constituer une solution suffisante au problème d insuffisance de revenu. 6 Synthèse du rapport d étude réalisée par des étudiants de l IEP Paris : Promouvoir l éducation budgétaire et bancaire en France (2011) 7 cf. section suivante 15

Thème 4. Culture et rapport à l argent Le déficit d éducation budgétaire qui ressort parfois des témoignages pose, d un point de vue plus largement culturel, la question de la perception de l argent dans la société. Paul «Je suis de famille bourgeoise, j ai été un enfant très gâté par la vie, j ai fait des études brillantes, quatre ans à l étranger, une femme merveilleuse, des enfants etc. (...) Tout pour bien vivre. Et je ne me consacrais au départ qu aux études, ensuite aux concours, et à réussir mon travail d architecte, sans aucune attention à l argent. (...) [Chez moi,] on ne parlait pas d argent à table, un tabou bien sûr, une question d éducation. (...) Non seulement [la gestion du budget au quotidien était] une lacune, mais aussi une angoisse. C était du non dit, c était comme de parler de sexe, c était complètement secret. Donc c était caché au niveau sexuel, caché au niveau argent, on n en parlait pas, c était exactement au même niveau.» Pablo «Pour moi, l argent a toujours été tabou. (...) Quand je faisais mes études de missionnaire catholique, ils m ont mis dans la tête pendant cinq ans que l argent n est pas important. Les prêtres catholiques t apprennent à rester pauvre, même si eux ils sont très riches. Peut-être que c est à cause de ça que je n ai jamais donné d importance à l argent. Si j ai un euro dans la poche et que quelqu un en a besoin, je le partage avec lui.» Marie (bénévole) «On a tous de la culpabilité par rapport à l argent puisqu on a baigné culturellement là-dedans. Cela peut jouer dans la vie professionnelle, par exemple la difficulté à demander à un patron une augmentation de salaire.» Les entretiens que nous avons réalisés expriment une réalité qui est sans doute bien trop souvent négligée par les institutions bancaires ou les administrations. Cette réalité, que Crésus s applique à prendre en compte au maximum, est la singularité du rapport que chaque individu entretient avec l argent. Loin d être neutre, ce rapport est chargé de significations. Cette charge symbolique, affective, qui entoure le rapport à l argent, peut être un obstacle à une gestion saine et raisonnée du budget d un ménage au quotidien. Ce rapport singulier à l argent s inscrit dans un cadre culturel plus global. En France, l argent reste encore souvent un sujet tabou, un sujet que l on n aborde pas à table comme le rappelle Paul dans son entretien. Ce tabou a sans doute favorisé dans son cas une négligence, un désintérêt pour les questions de gestion, qui ont contribué à créer les conditions de ses difficultés financières. La culture chrétienne a pu participer à faire de l argent ce sujet tabou, rattaché à un sentiment de culpabilité, comme le dit Marie. Pablo souligne lui aussi les contradictions d une culture hypocrite qui minore la valeur de l argent dans une société où il occupe pourtant une place centrale. 16

L existence et la persistance de ce substrat culturel n ont qu un impact limité sur les situations de surendettement que nous avons rencontrées. Cependant, il nous a semblé important de nous arrêter un moment sur certaines des racines profondes de notre culture qui façonnent encore aujourd hui le rapport à l argent d une partie de la population 8. Ce rapport à l argent peut être une des causes profondes d une mauvaise gestion de l argent au quotidien, même s il en est rarement la cause unique. La majorité des dossiers de surendettement sont déposés par des personnes en situation de précarité, ayant du mal à «joindre les deux bouts» suite à un accident de la vie (par exemple un épisode de chômage, consécutif ou non à une maladie, ou encore un divorce). Thème 5. Les accidents de la vie Elizabeth (bénévole) «Est-ce qu on peut être surendetté quand on a une relation très saine à l argent?» : c est une bonne question. Oui. Je pense que, même si on a une relation très saine à l argent, quand on n a pas de quoi vivre et qu on ne peut pas nourrir ses enfants, on va demander un prêt et puis on se dit qu on arrivera bien à le rembourser et ça peut commencer comme ça. Moi je pense que oui. Je suis sûre que oui. B., par exemple, elle a une relation très saine à l argent. Mais elle est obligée de faire tellement attention que, de temps en temps, elle a pris un crédit. Quand vous avez un frigidaire qui pète en plein été et que vous avez des gamins, qu est-ce que vous faites?» Bentadia «Pour moi, ce sont les circonstances extérieures. Je n ai jamais eu de problème pour gérer mon argent. Jamais. Je savais où je mettais l argent, je savais ce que je faisais. Si je n avais pas eu cet ennui de santé qui m a fait perdre mon boulot, je crois que j aurais assumé jusqu au bout.» Isabelle (bénévole) «On a souvent des personnes tout à fait capables de gérer leur budget, à qui il est arrivé un accident, et qui n'ont pas réagi tout de suite. C'est l'engrenage. C'est le point commun à beaucoup de situations, quel que soit le type d'accident, que ce soit divorce, chômage, maladie, retraite... Depuis que je monte des dossiers de surendettement chez Crésus, j'ai vu très rarement des personnes qui s'étaient endettées volontairement. D'ailleurs, c'est repéré très vite par les créanciers, qui font un recours, et défendent cette position devant le juge. Les recours excessifs au crédit que j'ai vus étaient souvent liés à la dépression, à la maladie. ( ) C'est quand même l'accident de la vie qui est la cause 8 Cf. Beaujouan J., Relation à l'argent et surendettement (in Familles et surendettement, N spécial de la revue Réalités Familiales, de l'unaf. 2010), et Notre relation à l argent, une affaire complexe, série de conférences réalisées en 2010 et 2011 pour la MAIF 17

essentielle des dépôts de dossiers de surendettement. Un accident de la vie, on peut rarement l'anticiper. On le prévoit en faisant des économies, en étant prudent dans les dépenses, mais quand le niveau de revenu est faible, la marge de manœuvre est également faible.» Pour les personnes dont les revenus sont faibles 9, il est très difficile de constituer une épargne de précaution afin de faire face aux imprévus. En effet, leurs rentrées d argent permettent tout juste de couvrir leurs frais fixes et leurs dépenses indispensables. Par conséquent, lorsqu elles se retrouvent confrontées à une dépense imprévue (voir l exemple cité du réfrigérateur qui tombe en panne) ou plus gravement à un accident de la vie (chômage, divorce ou séparation, maladie, décès ), elles ne peuvent pas s appuyer sur un matelas financier leur permettant de tenir le temps de trouver une solution. Le recours excessif au crédit les expose à des difficultés financières. Ces difficultés envahissent la vie quotidienne des personnes en situation de surendettement. 9 En 2008, environ 8 millions de personnes, soit 13% de la population française, vivaient avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté fixé par l UE (950 euros par mois et par personne) 18

LE VECU DES PERSONNES SURENDETTEES Thème 6. La violence des difficultés matérielles au quotidien La précarité matérielle dans laquelle les personnes évoluent au quotidien constitue sans doute un dénominateur commun aux situations évoquées. Cette précarité est souvent originelle, préalable à la situation d endettement. Le recours au crédit a alors pu servir à la tempérer. Dans tous les cas, et en particulier en aval de la procédure de surendettement, l ensemble des témoignages concordent pour illustrer les difficultés matérielles du quotidien, d autant plus criantes que les injonctions à la consommation sont nombreuses dans la société. Marie (bénévole) «Déposer un dossier de surendettement, c est très important mais ce n est qu une première étape. La deuxième étape, c est que les personnes apprennent à vivre avec ce qui leur reste.» Elizabeth (bénévole) «Le reste à vivre accordé aux personnes surendettées par la commission de surendettement est relativement modeste. Elles doivent s en contenter pendant les cinq à huit ans que dure généralement le plan conventionnel de redressement. Beaucoup ont du mal à le respecter sans jamais faire d accroc» Annie «Autre astuce aussi : la consommation énergétique. Je supprime carrément ou bien je n utilise mon four qu une fois par mois, une grosse tarte ou un gratin qui dure trois fois. La nuit nous fermons les barrettes électriques.» Pablo «Je ne vis pas, je survis. Je vais manger le soir à Caritas près de la mairie. C est triste, c est un peu dur. Je contrôle beaucoup mieux maintenant. L absurde, c est qu avec 3.000 euros je n arrivais pas à la fin du mois, alors qu aujourd hui avec 400 euros j arrive à la fin du mois. Mal, très mal (...) J arrive à survivre très mal mais j arrive à la fin du mois avec le RSA. ( ) Pour moi, le restaurant c est le plaisir de parler avec des copains. Les affaires se font au restaurant, c est une façon de vivre. Maintenant je n y vais plus depuis trois ou quatre ans.» 19

Paul «Par exemple, voyager gratuitement je ne peux pas, parce que j ai des impôts tels que je n ai pas droit aux transports gratuits. Ce qui fait que dans quelques jours, je ne pourrai même plus prendre le métro, parce que je n ai plus de sous» Alice «Les restrictions? Principalement les loisirs, ceux des enfants entre autres. J économise sur tout : la nourriture, les habits La vie est devenue très restrictive en fait. ( ) Devoir dire à votre enfant : «Cette année on ne va pas aller en vacances parce que je peux pas», c est terrible... On est passé d un contexte où on bougeait, on sortait, on avait l habitude de ne pas trop se priver, sans tomber dans l excès, mais on partait en vacances, on allait au cinéma, au musée et aujourd hui, plus rien... C est tous les projets réduits à néant... il n y a plus de projets. ( ) Par moments, j ai le sentiment d être en prison, même si je n y suis pas vraiment. J ai du mal à voir l avenir, il faut que je reconstruise toute ma manière de penser, c est très difficile de se reconstruire. Ce en quoi je croyais, je n y crois plus comme j ai pu y croire. Le schéma des Bisounours, la petite famille dans la prairie, ce n est plus pour moi, c est fini» Françoise «L'assistante sociale me dit : «Est-ce qu Internet c est important pour vous...?» Et à l époque, je dis : «Non, à part les mails...». Elle me dit : «Eh bien vous pouvez arrêter quelque temps» et elle a sucré donc les cigarettes, et internet et je ne sais pas quoi, soit tant d argent. (...) Je fais hyper attention, je suis à 50 centimes près. (...) Il y a peu, je me suis dit que dans quelques années, c était à notre immeuble de faire le ravalement et que je n allais jamais en sortir si je paie mon loyer et si je continue à payer mes petits crédits ça coûte cher un ravalement! Je ne peux pas mettre de sous de côté parce que je rembourse les crédits.» Bentadia «Mon cas avait quand même beaucoup frappé Crésus, parce que vivre de rien comme ça Je ne pouvais plus rien rembourser, ni manger! Je n avais rien pour m acheter à manger!» Elizabeth (bénévole) «C est terrible de dire aux gens : les 50 euros que vous avez dans votre portefeuille, ça doit vous faire la semaine. Et puis de regarder avec les gens sur 20