De la notion de déficience à celle de «besoin éducatif particulier» De l éducation spéciale à l éducation partagée Eric Plaisance Université Paris V - René Descartes Faculté des sciences Humaines et Sociales - Sorbonne Centre de recherche sur les liens sociaux (associé au CNRS) Nous nous proposons de mener une réflexion sur deux plans complémentaires : d une part, les représentations des enfants ou adolescents aujourd hui dénommés «handicapés» ; d autre part, les politiques scolaires qui ont été menées à leur égard et qui aboutissent explicitement maintenant à la formulation de «projets personnalisés de scolarisation». Plus précisément, nous voudrions développer deux grands types de questions : - quelles représentations des enfants et des adolescents concernés sous-tendent la question de leur éducation et de leur scolarisation (les deux notions ne se recouvrant pas nécessairement)? La notion de «déficience» ou de «handicap» tend à être supplantée par celle de «situation de handicap» (en France) ou de «besoin éducatif» (dit «spécial» en Grande Bretagne, ou «particulier» en France). Comment comprendre ces expressions? Quelle est la situation française sur ce point? - l éducation «spéciale» n est plus à l ordre du jour, au moins dans le texte de la loi du 11 février 2005. Mais le «spécialisé» est - il mort? Comment alors tenir compte de la diversité des institutions, des classes et des établissements scolaires ou encore médico-éducatifs, des services et des centres existants, et permettre aussi les évolutions? Parmi les pistes possibles, on retiendra la réflexion sur les modalités de collaboration et de partenariat entre les structures et entre les professionnels. Mais cela soulève alors de nouvelles questions : celle des cultures professionnelles et, corrélativement, celle de la formation des personnels. Pour avancer dans cette réflexion, nous nous appuyons sur deux hypothèses de travail : - l histoire des représentations, mais aussi celle des institutions et des pratiques 1
éducatives, sont des clefs de compréhension essentielles pour rendre compte à la fois des évolutions actuelles et des obstacles qui subsistent pour avancer plus loin dans l objectif de la construction de parcours personnalisés de scolarisation au bénéfice des enfants concernés. - la définition d une politique publique d éducation à l égard d enfants perçus comme «différents» est nécessairement liée à une représentation du public visé, révélée par une dénomination des enfants concernés. En ce sens, les désignations qui ont fortement évolué dans le temps sont non seulement révélatrices de représentations de ces enfants (représentations le plus souvent négatives) mais elles ont aussi fortement contribué à façonner les politiques éducatives, à définir des institutions, à orienter les pratiques et, finalement, à bâtir les vies mêmes des enfants concernés. En ce sens, nous partageons les analyses de nombreux spécialistes de sciences sociales (historiens, anthropologues, sociologues..) pour lesquels le monde est nécessairement habité par nos représentations, voire bâti sur elles. Ainsi, pour Henri-Jacques Stiker, spécialiste de l histoire de l infirmité (2005, p.11) : «l étiquette, la catégorisation, proviennent des structurations sociales, bien davantage que du fait brut de l atteinte physique ou psychique ( ) C est l obligation dans laquelle se trouve la société d attribuer le qualificatif de handicapé qui crée, socialement, le handicap». Histoire Notre retour historique repose essentiellement sur l évolution des représentations de l éducabilité des personnes présentant diverses déficiences. La question est simple : tous les enfants sont ils, par principe, éducables? Ou, au contraire, certains sont - ils perçus si différents des autres dans leurs capacités d évolution que leur éducation ne peut être conçue que comme limitée, partielle ou quasi impossible? Le débat n est pas neuf et il faut rappeler rapidement ici les œuvres des pionniers de l éducation de ces «différents». Le pari de l éducabilité des aveugles a été affirmé avec force par Diderot dans sa fameuse «Lettre sur les aveugles à l usage de ceux qui voient» (1749). La philosophie des Lumières serait ainsi, selon Julia Kristeva (2003), la première phase de l histoire moderne du handicap : la personne déficiente est même réhabilitée «comme sujet politique», elle est reconnue dans sa citoyenneté et doit alors recevoir l appui de la 2
puissance publique pour son éducation. Dans cette lignée, agissent des précurseurs comme Valentin Haüy (1745-1822) et Louis Braille (1809-1852) pour l éducation des aveugles, l Abbé de l Epée (1712-1789) pour l éducation des sourds. Les écoles qu ils ont créées deviennent des Instituts Nationaux sous la Révolution française et conservent leur autonomie jusqu à nos jours, à savoir : l Institut national des jeunes sourds et l Institut national des jeunes aveugles, tous deux implantés à Paris. Le XIXème siècle, à son tour, constitue une autre étape capitale pour la compréhension des désordres mentaux, c est-à-dire de ceux que l on dénommait idiots et aliénés. Les institutions concernées étaient alors les asiles d aliénés, au sein desquels furent créés des quartiers spéciaux pour enfants «arriérés» à partir du milieu du siècle. La naissance de la psychiatrie, scandée par les noms célèbres d Esquirol, de Falret, de Voisin, de Ferrus, est corrélative de tentatives d éducation des enfants arriérés. Mais Jean Itard, au début du XIX siècle, est sans doute celui qui inaugure cette option éducative vis-à-vis de ce type d enfants, grâce à son action menée auprès du cas bien connu de Victor, «enfant sauvage» trouvé seul dans une forêt de l Aveyron. Itard expérimente une forme d éducation marquée par la philosophie sensualiste, faisant l hypothèse de la progression des capacités de Victor depuis les discriminations sensorielles de base jusqu aux élaborations mentales complexes et même jusqu au raisonnement moral (Malson, 1964) Il sera suivi par d autres, médecins aliénistes pour certains, instituteurs pour d autres, dont Séguin «instituteur des idiots», qui dirigera pour un temps (en 1842, avant d émigrer aux Etats Unis) l école spéciale de l hospice de Bicêtre 1. Dans cette lignée des éducateurs, le rôle de Bourneville, médecin-chef à l hospice de Bicêtre en 1879, est essentiel pour comprendre le passage progressif d une action menée au sein des asiles à une politique d éducation spéciale dans les écoles, sous l égide de l Instruction Publique. C est lui qui préconise l accueil dans les écoles primaires publiques ordinaires de certains enfants arriérés d asile, ceux qui seraient les plus «améliorés». C est aussi sous son influence que les premiers dépistages des enfants «anormaux» sont effectués dans certaines écoles primaires ordinaires de Paris. Mais, 1 Nous reprenons en partie des passages du texte plus complet rédigé par nous même et Charles Gardou dans l introduction au dossier spécial sur Situations de handicaps et institution scolaire dans la Revue française de pédagogie, n 134, 2001. Nous invitons le lecteur à s y reporter. 3
pour Bourneville, de telles initiatives visaient d abord à éviter «l encombrement» de l asile et résultaient de l échec de ses démarches à l égard des services de l Assistance Publique. Il cherchait en effet à transformer radicalement l asile pour en faire un véritable lieu d accueil pour les enfants arriérés, grâce à ce qu il appelait déjà le traitement «médico-pédagogique», modulé selon les capacités diverses des enfants (Gateaux,1989). Avec notre regard d aujourd hui, l action de Bourneville est d une frappante modernité, car il préconise non seulement des mesures éducatives au sens large du terme, y compris pour des enfants aux déficiences avérées, mais il se situe déjà dans une perspective d intégration scolaire et de collaborations institutionnelles. Toutefois, il n emploie nullement ce vocabulaire qui est maintenant le nôtre et ses souhaits ne viendront pas à réalisation, principalement du fait de l incompréhension des services de l Assistance publique. L action menée par les célèbres psychologues Binet et Simon au début du XXème siècle, est d une tout autre nature. Elle tend en effet à cliver radicalement ce qui relève des mesures hospitalières pour les arriérés d asile et les mesures éducatives pour les arriérés d école. Ce sont ces derniers qu ils désignent comme «arriérés perfectibles», dans le sens à la fois de leur amélioration éducative et de leur autonomie possible dans leur vie future d adultes, permise grâce à leur travail manuel («capables d arriver à gagner partiellement leur vie», disent les auteurs). D où leur formule célèbre dans leur livre sur les enfants «anormaux» en 1907 : si les enfants arriérés (ceux qui sont repérés à l école) sont considérés comme pas assez malades par l hôpital mais trop peu normaux par l école, alors il faut faire pour eux l essai des classes spéciales. C est la naissance des écoles et des classes «de perfectionnement», officialisée par la loi de 1909. L argumentation de Binet et Simon est tout à fait exemplaire d un processus de catégorisation qui entraîne tout à la fois une répartition institutionnelle de ceux que l on appelait les «anormaux», un partage de territoires et une répartition des compétences professionnelles en des lieux différents. Ils commencent par considérer les aveugles et les sourds-muets : l Etat, disent -ils, a déjà pourvu à leurs besoins (les Instituts nationaux) ou bien des institutions privées s en occupent. Ils envisagent ensuite la population des idiots «complets, ou inéducables». Selon eux, ceux-ci relèvent d un «traitement médical incessant» et sont reçus dans les «hôpitaux, hospices et asiles». Ce sont des «anormaux 4
d hospice». Binet et Simon portent exclusivement leur intérêt sur les «anormaux d école», les «perfectibles». Donc, d un côté, les enfants qui se situent aux degrés les plus profonds d arriération et qui ne relèvent que de l hospice, et pour lesquels on peut renoncer à des actions éducatives; d un autre côté, les enfants «débiles», dont la place est, de manière générale, à l école, à condition de les séparer «d un travail commun avec les normaux», en créant pour eux des écoles ou des classes spéciales. D où l affirmation sans nuances de Binet et Simon: «on ouvrira toutes grandes les portes de l école aux débiles et au contraire on les fermera aux idiots» (1907, p.109). Seule hésitation des auteurs : la place des «imbéciles», situés au degré intermédiaire des états inférieurs de l intelligence, et qui pourraient être placés soit dans l école, soit dans l hospice. On pourrait considérer cette période comme profondément dépassée. Certes, le vocabulaire s est modifié. Ce n est plus la distinction des «états inférieurs de l intelligence», en termes de hiérarchisation des degrés d arriération : l idiotie, l imbécillité, la débilité. Mais, sous d autres formulations, avec un vocabulaire euphémisé, une hiérarchisation de même nature a eu encore cours officiellement dans des périodes très récentes. J en veux pour preuve les classifications menées par le groupe de travail «enfance inadaptée» du cinquième plan de développement économique et social, établi en 1965-1966. Sous le signifiant général de «l inadaptation» (qui provient du travail terminologique mené au cours de la seconde guerre mondiale et publié ensuite à la Libération sous le nom de Daniel Lagache) sont distingués plusieurs types de «déficients» (mentaux, moteurs, sensoriels ou divers) et ceux qui présentent «des troubles du comportement et de la conduite». A l intérieur de chaque grande catégorie, la logique adoptée met en rapport la gravité plus ou moins grande des déficiences et le champ d action d un Ministère. Le cas est particulièrement net pour les déficients mentaux. Les débiles profonds, qui sont dits «semi-éducables», «ne sauraient ressortir qu à la compétence de la Santé publique», de même que les arriérés profonds. A l opposé, les «débiles légers simples» «doivent être accueillis dans des établissements relevant de l Education nationale». Pour ceux qui se situent à des degrés intermédiaires de déficience («débiles légers présentant des troubles associés» ou «débiles moyens»), le rapport estime que les établissements d accueil pourraient relever soit de la Santé publique soit de l Education nationale. On retrouve ici, de manière frappante, l hésitation 5
formulée par Binet et Simon en 1907 à propos de la place institutionnelle des «imbéciles». Durant cette période de la fin des années soixante, la logique classificatoire et la «fièvre ségrégative», selon la formule de Jean Simon, sont poussées à leur paroxysme et confinent à l absurdité. Par exemple, le même rapport énonce que certains enfants se trouvent en difficulté dans le système scolaire, tout en n étant pas des débiles : des enfants «dont le quotient intellectuel se situe dans la zone 0,80-1» et «dont l inadaptation n est que relative». Néanmoins, il convient, dit-on, de les accueillir dans des classes «qui leur soient propres», où ils bénéficieraient d une pédagogie «spéciale». Un tel raffinement de catégorisation, sur des bases scientifiques incertaines, était en réalité orienté par l exigence administrative de rationalisation des diverses compétences ministérielles en compétition et, en fin de compte, de rationalisation des dépenses à engager pour financer des établissements ou des classes de toutes sortes. Handicap et éducabilité Dès la fin des années 60 et surtout au cours des années 70, un autre type d analyse se fait jour. La critique des lieux thérapeutiques ou éducatifs fermés (critique de l asile et de «l école-caserne»), la prise en considération des facteurs socio-économiques et socioculturels dans la genèse de certaines difficultés des enfants et de ce qui est de plus en plus appelé «échec scolaire», amènent à mettre en cause les classifications trop étroites et à reconsidérer la question de l éducabilité. Le développement des associations de parents, gestionnaires d établissements spécialisés (les «instituts médico-éducatifs»), principalement dans les années 60, est aussi un facteur important dans cette attention manifestée à l égard des capacités éducatives des enfants concernés. 2 Mais c est la loi du 30 juin 1975, dite loi d orientation «en faveur des personnes handicapées», qui à la fois consacre le vocabulaire du handicap et affirme le principe de l éducabilité. Comme le résume Michel Chauvière (2000, in Barral), le «handicap fait loi», il est désormais un «référentiel d action publique», entendu comme faisant partie d un ensemble de normes prescriptives qui donnent sens à une politique d action publique Et pourtant, grand paradoxe, la loi ne présentait aucune définition du handicap. 2 L UNAPEI est créée en 1960, l APAJH en 1962. 6
Selon les propos du Ministre de la Santé de l époque, Simone Veil, au moment des débats sur le projet de loi, il paraissait impossible de proposer une définition qui ferait l unanimité et il était préférable de ne pas s enfermer dans une définition a priori, qui risquerait de figer des catégories. Sur la question de l éducabilité, la loi pose le principe de «l obligation éducative». L article 4 de la loi énonce en effet : «Les enfants et adolescents handicapés sont soumis à l obligation éducative. Ils satisfont à cette obligation en recevant soit une éducation ordinaire soit, à défaut, une éducation spéciale» Se trouvaient donc dépassés les anciens débats sur les niveaux d éducabilité (inéducable/semi-éducable/éducable), mais restait ouverte la question des modalités de l éducation et en particulier le rapport à la scolarisation. On doit rappeler que certains débats avaient précisément porté sur la pertinence ou non de l expression «obligation scolaire» à la place de «obligation éducative». Au nom de la responsabilité première de l Éducation nationale envers les enfants handicapés, des parlementaires avaient défendu l expression «obligation scolaire». Malgré cela, les représentants du gouvernement de l époque ont considéré que «l obligation éducative» était préférable, car dépassant et englobant l éducation scolaire, et pouvant même donner, dans certains cas, la priorité au soin et au traitement. De plus, l éducation dite «spéciale» était une modalité éducative explicitement envisagée, mais pouvant à son tour être dispensée soit en établissement ordinaire soit en établissement spécialisé. 3 Les orientations de la loi du 11 février 2005 sont fort différentes. Elles sont présentées sous le titre général «Pour l égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées». Selon les termes de la loi, le service public est tenu d assurer «une formation scolaire, supérieure ou professionnelle aux enfants, aux adolescents ou aux adultes présentant un handicap ou un trouble de la santé invalidant». C est même l inscription de l enfant dans l école la plus proche du domicile qui devient la règle. Toutefois, en fonction de ses «besoins», l enfant peut être inscrit dans une autre école et suivre sa formation dans des dispositifs désormais appelés 3 L éducation spéciale était définie dans la loi comme associant «des actions pédagogiques, psychologiques, sociales, médicales et para médicales, soit dans des établissements ordinaires, soit dans des établissements ou par des services spécialisés». 7
«adaptés», éventuellement situés en dehors des écoles ordinaires. Ce n est donc plus «l obligation éducative» qui est affirmée mais bien la formation scolaire en tant que telle, qui est traitée sous le thème général de l accessibilité pour tous. Une telle orientation traduit une évolution des représentations de plus en plus marquées par la montée des revendications en termes de droit à la scolarisation et, plus généralement, par le souci de lutte contre les discriminations. Dans ce cadre, s inscrivent les demandes, de plus en plus insistantes de la part des parents d enfants handicapés, pour le respect de la scolarisation mais aussi pour une scolarisation la plus proche possible du secteur «normal» de l école. On comprend, dans ces conditions, que la mention de «l éducation spéciale» ne figure plus dans la loi. On peut supposer que ce recours au «spécial» aurait contribué à maintenir le clivage institutionnel dont nous avons rappelé les grands traits historiques en France. L opposition de l ordinaire et du spécial se situe dans une logique de filières séparées, reposant sur une classification des personnes. C est tout au contraire une logique de parcours personnalisés, une logique de «projet de vie», qui doit présider au renouvellement des institutions et des pratiques. 4 Avant de développer ces points, jetons un rapide regard sur les situations étrangères en matière de scolarisation des enfants qui sont de plus en plus dénommés, sur le plan international, comme présentant des «besoins éducatifs particuliers». Et ailleurs? Cette question est à l ordre du jour des politiques européennes. Cependant, de profondes différences subsistent entre les politiques et les pratiques des pays européens, en grande partie du fait de leurs propres traditions institutionnelles et professionnelles. Pour les uns, la politique dite d intégration est relativement ancienne (en Italie, depuis 1977), pour d autres les orientations vers «l inclusion» est une voie nouvelle à promouvoir (en Grande Bretagne, par exemple). Au delà de la seule Europe, ce sont les vastes enquêtes de l OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques) qui donnent la vision la plus 4 Selon Marie -Claude Mège-Courteix (1999, p.121) : «Les élèves concernés ne se laissent plus appréhender selon les catégories de déficience qui ont présidé à la construction du secteur. La légitimité du processus de classification ne va plus d ellemême aujourd hui». 8
complète de la situation de l enseignement destiné aux enfants que cet organisme dénomme «avec besoins éducatifs particuliers». L analyse de ce vocabulaire pourrait nous retenir à elle seule. Bornons nous à rappeler que le changement de terminologie provient du rapport Warnock de 1978 en Grande Bretagne, suivi par l Education Act de 1981. Passer du «handicap» au «besoin éducatif spécial (ou particulier)» est conçu comme une «démédicalisation» des questions éducatives, comme un manière de porter spécifiquement attention aux difficultés d apprentissage, quelles que soient leurs causes possibles (déficience, maladie, milieu social etc.). Ce serait aussi reconnaître une continuité entre les élèves avec besoins spéciaux et les autres. Dans ces conditions, le rapport britannique estimait qu environ 20 % des élèves présentaient, dans le déroulement de leur scolarité, à un moment ou à un autre, de manière durable ou non, des «besoins spéciaux». Peut-on obtenir des indicateurs sur la situation des différents pays en matière de scolarisation des enfants avec «besoins particuliers»? Les comparaisons internationales menées par l OCDE sont surtout révélatrices de politiques institutionnelles profondément différentes selon les pays. Calculés par rapport à l ensemble de la population scolaire, les enfants avec besoins éducatifs particuliers seraient 0,74% en Turquie, mais 17% en Finlande (OCDE, 1995). En France, selon des critères comparables, ils seraient 3,54% (en incluant ceux qui sont hors du système scolaire). En Italie, pays qui a opté depuis 1977 pour l intégration scolaire «radicale», c est-à-dire dans les classes ordinaires, la proportion serait de 1,27%. De telles données, même si elles sont synthétisées par les experts de l OCDE, sont néanmoins produites dans le cadre des repérages et des systèmes de classification utilisés dans les différents pays. Selon les termes des rapporteurs de l OCDE, on assiste à un «formidable foisonnement terminologique», variable selon les pays. D autres analyses de l OCDE, avec des propositions de classification «transnationale», mettent à nouveau en évidence de forts contrastes entre les pays. Ce qui est révélé, ce n est donc pas le plus ou moins grand nombre d enfants avec besoins particuliers selon les pays, mais plutôt la traduction chiffrée du système de repérage mené, des classifications de base et des mesures particulières opérées à tel ou tel endroit. En fait, les données produites restent 9
largement tributaires de l histoire des institutions et des services spécialisés dans les différents pays. Quelles collaborations? En France, un discours est souvent partagé par les enseignants des classes ordinaires : ce sont les difficultés à moduler leurs pratiques éducatives en fonction de la diversité des enfants et surtout en présence d enfants en situation de handicap. Parallèlement, les personnels des établissements spécialisés s interrogent sur la place qu ils peuvent encore occuper, compte tenu des orientations de la loi de 2005 sur la formation scolaire et l inscription des enfants dans leur établissement «de référence». Le vaste chantier qui est ainsi devant nous est bien celui des collaborations institutionnelles et des partages de compétences entre les professionnels. Il convient alors de repérer à la fois les obstacles et les pistes qui s ouvrent. Le «projet» est devenue la notion centrale dans l ensemble des politiques menées depuis les années 80. Elle s est appliquée à des niveaux très variés de la réalité scolaire : le niveau global (par exemple, projet de zone d éducation prioritaire), le niveau des établissements, celui des classes, celui des personnes (projet d intégration, projet de scolarisation). Le projet est «un véritable concept nomade qui circule dans différents registres» (Boutinet, 1990). Cette utilisation généralisée pourrait laisser croire à un consensus entre les acteurs concernés sur les conduites à mener, sur celles que l on cherche à définir par anticipation. Mais plutôt que de se satisfaire d emblée d un discours convenu, essayons de révéler les différentes manières d envisager le «projet». Je me limiterai à l exemple des projets d établissement, pour en tirer ensuite quelques conséquences sur les cultures professionnelles. Une analyse détaillée a été effectuée par Michel Chauvière sur les différences entre projet scolaire et projet d établissement médico-social (1998, in : Humbert). Un premier niveau d analyse est celui des producteurs des projets. Ils se situent dans des univers dissemblables : d un côté, les gens d école se situent dans un service public qui bénéficie de la légitimité républicaine mais où la marge de manœuvre est relativement faible ; d un autre côté, les acteurs se situent dans un secteur privé associatif où il s agit de «marcher au projet». Le deuxième niveau est celui des procédures, où différentes normes sont en 10
jeu. Dans l école, la logique de base est celle de l égalité, mais avec l accumulation de réglementations. Dans le secteur associatif de l éducation spécialisée, le projet est à la base et les réglementations constituent seulement un cadre de référence. Dans ce secteur, une culture d établissement peut alors se développer et produire un modèle d identification, ce qui est beaucoup plus aléatoire dans le cadre scolaire. Le troisième niveau est enfin celui des usagers. Deux types de rapports aux parents sont alors en cause. Le projet scolaire fonctionne, de manière générale et sauf exception, en marge des parents, alors que dans le secteur médico-social, les parents peuvent être directement les initiateurs du projet (on peut à nouveau penser aux associations de parents, gestionnaires d établissements). Certes, l auteur constate aussi les rapprochements qui se sont opérés progressivement entre les deux secteurs et par conséquent entre les deux types de projets, mais ceci dans une période relativement récente. Cette analyse présente cependant l avantage de montrer les contrastes qui se sont historiquement constitués et qui reposent sur des cultures professionnelles différentes. Dans le même sens, il est instructif pour notre propos de revenir sur la genèse de la division du travail entre les instituteurs spécialisés et les éducateurs spécialisés (Fablet, Chauvière, 2001). La différenciation est historique, à nouveau ancrée dans des partages dont l origine remonte à la seconde guerre mondiale, pendant le régime de Vichy. C est à ce moment que la délégitimation de l école républicaine a permis un «nouveau référentiel» hors l école, celui de l enfance dite «inadaptée», confié à la coordination du Ministère de la Santé. C est aussi la mise en place de formations nouvelles de cadres-rééducateurs dans différentiels régions. Selon les auteurs, «toute cette configuration conflictuelle constitue encore la couche profonde du secteur médico social de l enfance inadaptée et handicapée, hors l école» (2001, p.76). Il vont plus loin : il aurait une «répartition enkystée des tâches et des territoires», rendant difficile les collaborations. Les points de convergence existent néanmoins, par exemple dans l exigence partagée d agir le plus près possible des milieux ordinaires et des parents concernés. En ce sens, croiser des cultures professionnelles sans chercher à les assimiler serait une voie essentielle à développer. 11
Quelles pistes pour l action? Concernant plus particulièrement l école et ses acteurs, plusieurs pistes d action peuvent alors être proposées, non pas comme des «modèles» mais seulement comme des suggestions pour stimuler la réflexion et permettre les transformations de pratiques. 1. L accueil d enfants en situation de handicap en classe ordinaire s inscrit nécessairement dans la réalité d un établissement scolaire. Pour remédier à l isolement que ressent souvent le professeur de la classe régulière, les pratiques d accueil doivent être comprises en relation étroite avec l ensemble de l institution scolaire. Les actions d intégration relèvent alors d un projet d établissement dans son ensemble et concernent ainsi tous les professionnels en service, depuis les autres professeurs jusqu aux personnels de service. Le projet est alors un projet collectif, et c est l équipe de l établissement en totalité qui soutient le projet d accueil et d éducation de l enfant concerné, bref c est l affaire de tous et non l affaire du professeur isolé. Parmi les appuis internes à l établissement scolaire, les aides plus directes à la classe et au professeur de la classe sont très diverses en Europe. Ainsi, l Italie a un très important réseau de professeurs de «soutien» (plus de 60.000 dans tout le pays, à raison d un professeur de «soutien» pour environ 4 enfants intégrés). La France a un réseau beaucoup plus réduit de professeurs spécialisés itinérants et la piste actuellement ouverte est celle des professeurs «référents», officiellement définis, mais dont la fonction reste encore largement à tester sur le terrain. Une question reste pourtant mal résolue : celle de la place et du statut des auxiliaires de vie scolaire (AVS) chargés de l aide à l intégration, individuelle ou collective, d enfants en situation de handicap. Leur statut professionnel demeure provisoire et très peu spécialisé (Belmont, Plaisance, Vérillon, 2006). Comment ces situations professionnelles, considérées comme transitoires, comme de simples «passages» vers des perspectives d emploi variables, peuvent-elles offrir un réel cadre de travail, propre à développer la motivation de ces jeunes auxiliaires et à promouvoir véritablement l accueil en classe ordinaire? 2. De multiples modalités de collaboration et de partenariat sont ouvertes et nécessaires avec des structures extérieures à l école proprement dite. Elles fournissent des 12
appuis extérieurs à la scolarisation d enfants avec «besoins particuliers». On peut citer, de manière non exhaustive, les services d éducation et de soins spécialisés à domicile, les centres de consultation médicaux ou médico-pédagogiques, les hôpitaux de jour, les établissements médico-éducatifs spécialisés. Les modalités de collaboration les plus efficaces se situent alors dans un cadre territorial défini, et en fonction de découpages plus fonctionnels que strictement administratifs (Daubannay, 2001). En ce sens, la mise en place de réseaux inter-institutionnels est susceptible de favoriser l attention aux parcours éducatifs des enfants concernés, à l opposé des mesures traditionnelles qui cloisonnent les institutions et les pratiques. La France possède ainsi une palette variée d institutions, publiques et privées, ainsi que de professionnels, médicaux, para-médicaux et éducatifs au sens large du terme (enseignants et autres). C est une richesse incontestable, mais qui nécessite d être complétée par des formations qui permettraient d efficaces collaborations. 3. La question de la formation est donc centrale. Au-delà de l invocation rituelle de la nécessité d une formation approfondie des professeurs pour l accueil et l éducation des enfants en situation de handicap, quel est plus précisément le type de formation qu il conviendrait de développer? En premier lieu, même si les professeurs demandent fréquemment des informations sur la catégorisation pathologique ou le diagnostic des enfants en situation de handicap, une autre orientation est souhaitable : celle d une formation ouverte à la diversité des élèves, diversité au sein de laquelle se rencontrent effectivement des situations de handicap. Cette orientation est fondamentalement soutenue par une prise de position éthique sur la diversité humaine et sur le rapport à l autre. Plutôt qu une formation restreinte au «handicap» (mais qui ne l élimine pas non plus), on pourrait viser une formation à la diversité dans ses dimensions éthiques et dans ses applications pédagogiques. En deuxième lieu, la formation devrait intégrer fortement la coopération interdisciplinaire, c'est-à-dire entre différents types de professionnels. Dans les situations les plus difficiles, le maître seul ne suffit pas, mais il n est pas non plus préparé à travailler avec les autres, surtout lorsque ceux-ci ne font pas partie du même champ professionnel et n ont pas acquis la même «culture», au sens large du terme (médecins, psychologues, travailleurs sociaux, spécialistes divers..). Or, l accueil et 13
l éducation d enfants en situation de handicap ou en grande difficulté requièrent, encore plus que dans d autres cas, le partage des compétences. Un pari essentiel de formation consisterait donc à former des professionnels non seulement compétents dans leur propre domaine, mais ouverts à la coopération, susceptibles de réfléchir en commun et de bâtir des projets d action. Des modules communs de formation seraient à expérimenter. Reste enfin à affirmer avec force que nous ne cherchons pas à définir des «bonnes pratiques», ni à définir le «bon» professeur. Nous nous méfions des réponses toutes faites, des solutions «clefs en mains», qui risquent de devenir de nouvelles normes contraignantes. Si l on considère que la scolarisation d enfants en situation de handicap est avant tout un processus, un acte en développement, alors ce qu il faut promouvoir, c est la créativité des équipes, la recherche permanente de l inventivité des professionnels pour l accueil de la diversité. Bibliographie ASSANTE V., avec le concours de STIKER H.-J., PLAISANCE E., SANCHEZ J. (2002), Mission d étude en vue de la révision de la loi d orientation du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées. Rapport remis à Ségolène Royal, Ministère délégué à la Famille, à l Enfance et aux Personnes Handicapées, Paris. BARRAL C., PATERSON F., STIKER H.-J., CHAUVIÈRE M. (ed.) (2000), L institution du handicap. Le rôle des associations. XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,. BELMONT B., PLAISANCE E., VERILLON A. (2006), Accompagnement et intégration scolaire. Politique, pratiques et acteurs, Contraste. Enfance et handicap, n 24, p. 247-266. BELMONT B., VÉRILLON A (ed) (2003), Diversité et handicap à l école. Quelles pratiques éducatives pour tous? Paris, CTNERHI - INRP. BINET A., SIMON T. (1907), Les enfants anormaux. Guide pour l admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement. Paris, Colin. BOUTINET J.-P. (1990), Anthropologie du projet, Paris, Presses Universitaires de France CHAUVIERE M., PLAISANCE E. (ed) (2000), L école face aux handicaps. Education spéciale ou éducation intégrative? Paris, Presses Universitaires de France CHAUVIERE M. (1998), Projet d école, projet d établissement médico-social. Eléments pour une approche contrastée, in HUMBERT C. (ed), Projets en action sociale. Entre contraintes et créativités, Paris, L Harmattan, p.71-91.. CHAUVIERE M. (1980) Enfance inadaptée, l héritage de Vichy, Paris, Editions Ouvrières. CHAUVIERE M. (2003), Handicap et discriminations : genèse et ambiguïtés d une inflexion de l action publique, in BORILLO (ed.), Lutter contre les discriminations, Paris, La Découverte, p.100-122. 14
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