Le rôle de la Turquie dans la nouvelle architecture économique du Moyen-Orient



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Transcription:

Économie et territoire Relations commerciales Le rôle de la Turquie dans la nouvelle architecture économique du Moyen-Orient Javier Albarracín Responsable du développement socio-économique Institut européen de la Méditerranée (IEMed), Barcelone La Turquie, une puissance économique en évolution Au cours de son histoire récente, alors que ses pays voisins connaissaient une profonde mutation géostratégique, la Turquie a appris à rester stable et forte. Elle avait déjà fait preuve d une telle faculté de 1989 à 1991 au moment de l effondrement du bloc soviétique. Celui-ci avait provoqué une onde de choc qui avait profondément altéré toutes les régions dont la Turquie fait partie d une façon ou d une autre : les Balkans, la mer Noire, le Caucase, l Asie centrale et même le Moyen-Orient à la suite de la première guerre du Golfe contre l Irak de Saddam Hussein. La Turquie est alors apparue comme une puissance multirégionale, démographique, politique et militaire. Frappée par la pire crise économique de son histoire en 2001, la Turquie est parvenue à réagir, sous la houlette du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, et à faire progresser des réformes structurelles qui l ont propulsée au rang de 16 e économie du monde en 2010. Selon l Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Turquie sera le pays membre qui connaîtra la plus forte croissance entre 2011 et 2017, estimée en moyenne à 6,7 % par an. En cette période de grave crise internationale, l économie turque a connu une croissance de 8,9 % en 2010, soit la troisième par ordre d importance à l échelle internationale cette année et la première en Europe. Selon les estimations de la Banque mondiale (BM), la Turquie représentait déjà en 2008 50 % du PIB du Moyen-Orient et du Nord de l Afrique (région MENA selon son acronyme anglais), y compris Israël et l Iran. Ce pourcentage a légèrement augmenté depuis. Diverses sources 1 placent la Turquie parmi les principales économies émergentes des prochaines décennies. Son gouvernement a d ailleurs exprimé explicitement son ambition de faire partie des 10 principales économies au monde en 2023, année qui marquera le centenaire de la création de la Turquie. Ce dynamisme économique interne a fait de la Turquie un puissant «État commercial» (trading state) qui a besoin de nouveaux marchés pour pouvoir maintenir son développement économique. Depuis mi-2000, les politiques commerciales de l AKP se sont engagées dans cette direction, appuyées par la désignation d Ahmet Davutoğlu à la fonction de ministre des affaires étrangères de Turquie le 1 er mai 2009. Corollaires d une campagne active et systématique, tous ces efforts pour s approcher d autres marchés émergents, au-delà des marchés classiques consolidés et mûrs que sont les États-Unis et l UE, ont porté leurs fruits à plusieurs niveaux. Ce besoin économique a revalorisé les marchés limitrophes de la Turquie, spécialement ceux du Moyen-Orient, grâce à leur potentiel démographique, leurs besoins importants en infrastructures, leur accessibilité logistique, leur réceptivité pour faire des affaires avec la Turquie et leur capacité croissante d achat, autant privée que publique. Ainsi, en 2002, les marchés de l UE qui représentaient plus de 56 % des exportations turques sont 257 Med.2011 Bilan 1 Les études prospectives pour 2050 de Goldman Sachs et HSBC définissent la Turquie comme l une des principales économies émergentes, indépendamment de sa possible adhésion à l UE.

258 Med.2011 Bilan passés sous la barre des 50 % en 2009. Parallèlement, le pourcentage des exportations turques vers les économies du Moyen-Orient est passé de 9 % en 2002 à 12,5 % en 2004 et à 19 % en 2009. Cette même année, les exportations turques en Syrie et en Iran réunis ont dépassé celles réalisées aux États-Unis. La diversification productive de l économie turque s est accompagnée d une diversification des provinces et villes où ce développement s est consolidé. Ainsi, dans les villes de l intérieur d Anatolie, une bourgeoisie dynamique plus conservatrice a émergé ces dernières années, spécialement active dans le développement des secteurs économiques plus traditionnels comme l agriculture, l alimentation, l industrie automobile ou le textile. Pour cette classe moyenne et étant donné leur profil religieux, l éthique du travail ainsi que la production et la distribution de la richesse créée sont un moyen de se réaliser en tant que bons croyants. Ce phénomène a pris le nom de calvinisme islamique 2. En raison de leur profil sociologique plus traditionnaliste et de leur situation géographique dans des villes à l intérieur de la Turquie (comme Gaziantep, Konya, Denizli, Adana, Mersin ou Kayseri), les relations économiques internationales croissantes de cette classe d entrepreneurs ont été réalisées en privilégiant d autres économies sociologiques et géographiquement plus proches, comme le sont celles du Moyen-Orient. Cette bourgeoisie a structuré ses intérêts économiques en créant au début des années 90 plusieurs organisations partageant des valeurs centrées sur le dialogue, la responsabilité éthique, la solidarité ou la prise de conscience de la responsabilité sociale de l entreprise et de l entrepreneur 3. Ces entrepreneurs ont aussi accaparé la représentativité des organisations économiques et politiques de leurs zones comme les gouverneurs, les mairies ou les chambres de commerce. Grâce à ce processus, et selon l Association turque des exportateurs (TIM), 18 secteurs économiques turcs au total exportaient pour plus d un milliard de dollars en 2009 contre neuf en 2001. De même, alors que la Turquie exportait plus d un milliard de dollars vers cinq pays en 2001, une quantité plus importante a été exportée en 2009 vers 25 pays. En 2001, seules quatre provinces turques exportaient pour une valeur supérieure à un milliard de dollars alors qu en 2009 elles atteignaient le nombre de 12. De fait, en 2010, le nombre d entreprises turques qui exportaient régulièrement est passé à 50 000. Cette tendance transparaît également dans le nombre d entreprises enregistrées en Turquie qui est passé de 723 503 en 2001 à 1 170 248 en 2008. En 2002, le commerce extérieur de la Turquie représentait 87,613 milliards de dollars et a été multiplié par plus du triple pour arriver à 299,423 milliards de dollars en 2010 4. La Turquie, un pôle d attraction et de développement économique au Moyen- Orient Les bénéfices socio-économiques du développement turc ont suscité un intérêt croissant de la part des économies de la région. Ainsi, l Égypte, la Syrie, la Jordanie, Israël, la Palestine, le Maroc, la Tunisie ont établi des accords de libre-échange avec la Turquie, multipliant ainsi les contacts économiques et sociaux à tous les niveaux. Dans certains cas, comme avec la Libye, l Iran, la Syrie, la Jordanie, l Irak ou le Liban, des accords relatifs à la suppression réciproque des visas ont été signés pour les ressortissants des pays signataires. Ce type d accord a permis la libre circulation des personnes entre ces pays, favorisant ainsi les contacts culturels, d affaires, touristiques, politiques et sociaux. Entre 2002 et 2008, l entrée en Turquie de citoyens de pays limitrophes a augmenté de 170 %, la Syrie en tête (avec une croissance de 222 %, passant de 126 428 personnes à 407 000) suivie par la Russie (avec une croissance de 204 % et passant de 946 500 à 2 879 000) et l Iran (avec une augmentation de 163 %, passant de 432 280 en 2002 à 1 135 000 en 2008) 5. Cette croissance va certainement se maintenir ; en effet, les dynamiques de 2 Pour plus d informations sur cette expression, veuillez consulter l étude de l Initiative européenne pour la stabilité : Islamic Calvinism: Change and Conservatism in Central Anatolia www.esiweb.org/pdf/esi_document_id_69.pdf. 3 Les cas les plus importants étant MÜSIAD www.musiad.org.tr, TUSKON www.tuskon.org/?yenilisan=fr et ASKON www.askon.org.tr/default.asp. 4 Banque centrale de la République de Turquie, www.tcmb.gov.tr. 5 T. C. Emniyet Generl Müdürlügü (police nationale turque)

coopération sont renforcées dans la zone, l entrée en vigueur d un accord de suppression réciproque des visas entre la Turquie et la Russie le 16 avril 2011 en est la preuve. L une des raisons pour lesquelles la Turquie a été bien acceptée en tant que moteur de ces politiques dans la région, mis à part la légitimité acquise par la réussite de son modèle de développement, est le fait de ne pas avoir conditionné ses propositions et accords internationaux L expérience turque inspire les autorités politiques et économiques de plusieurs pays du Moyen-Orient qui cherchent à la suivre, particulièrement les plus petits États qui comptent sur un certain effet de débordement (spill over effect) grâce aux échanges plus nombreux entre leurs économies et celle de la Turquie. Dans ce sens, un nombre croissant d acteurs politiques et surtout économiques ont multiplié les politiques actives de rapprochement entre leurs pays et la Turquie et leurs homologues turcs ont répondu favorablement à ces démarches. Les relations politiques entre les autorités turques et celles du Moyen-Orient sont bel et bien fluides, en témoignent les visites officielles au Moyen-Orient par le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, au nombre de 45 entre 2003 et 2011, contre 41 dans l Union européenne, par exemple 6. De même, les acteurs turcs ayant établi, élargi ou renforcé leurs contacts économiques, politiques et sociaux avec les pays de la région ont augmenté à un point tel que les relations entre ces pays ne sont plus seulement une affaire strictement bilatérale entre les gouvernements, mais sont le résultat de la somme des intérêts et actions de nombreux acteurs qui ne sont pas directement liés à l État, particulièrement sur le terrain économique. Les relations économiques bilatérales entre la Turquie et les pays du Moyen-Orient, et particulièrement ceux qui sont limitrophes, sont devenues un véritable réseau, de plus en plus solide et tissé par des entreprises publiques et privées (en particulier les petites et moyennes entreprises), les chambres de commerce, les associations d entreprises, les municipalités, les gouverneurs, les groupes de réflexion, les universités, les ONG, etc. L objectif explicite des autorités et implicite de ces autres agents socio-économiques est le développement d une interdépendance économique croissante et complexe qui permette un développement partagé, évite les conflits par un dialogue fluide à tous les niveaux et permette de développer, entre les États de cette région, des scénarios possibles d avenir en commun. L une des raisons pour lesquelles la Turquie a été bien acceptée en tant que moteur de ces politiques dans la région, mis à part la légitimité acquise par la réussite de son modèle de développement, est le fait de ne pas avoir conditionné, jusqu à présent, ses propositions et accords internationaux, contrairement à d autres acteurs économiques influents du Moyen-Orient, comme l UE ou les États-Unis, dont les accords et les relations économiques dans la région ont toujours été de pair avec une exhortation de mener à bien diverses réformes (libéralisations économiques, respect des droits de l homme, démocratisation, etc.). De son côté, la Turquie n a pas endossé ce rôle, confiante que la réussite de son modèle suffira à les persuader de son bien-fondé (stratégie que l on appelle le «pouvoir de convaincre» ou soft power). Les infrastructures : de véritables vecteurs d interdépendance régionale Ces dernières années, la régionalisation croissante des relations économiques de la Turquie avec le Moyen-Orient s est renforcée par le développement de projets d infrastructures qui, de manière explicite, structurent et intègrent davantage la région, renforçant à moyen terme son interdépendance émergente. Ces projets régionaux requièrent la collaboration active des autorités des pays où ils sont développés, collaboration par ailleurs encouragée par les bénéfices économiques et la capacité d influence politique qu ils impliquent. Voici quelques-unes des 259 Med.2011 Bilan 6 Données recueillies par le ministère des affaires étrangères de Turquie.

de la croissance commerciale et démographique de la région 7. Cette étude identifiait trois couloirs logistiques clés pour la région, comme le montre la carte suivante : Un couloir nord-sud qui relie l UE à l Arabie saoudite et aux pays du Golfe en passant par la Turquie, la Syrie et la Jordanie, et avec des ramifications au Liban et en Égypte ; Un premier couloir est-ouest connectant les ports de Lattaquié, Tartous, Tripoli et Beyrouth à l Irak en passant par la Syrie ; Un second couloir est-ouest reliant les ports libanais cités ci-dessus et celui d Aqaba en Jordanie avec l Irak. Les prévisions de la BM pour 2020 concernant ces couloirs sont les suivantes : Un transport quotidien dans le couloir nordsud, au départ et à destination de la Turquie et qui représentera environ 12 500 EVP (équivalent vingt pieds ou conteneurs de 20 pieds), soit 2 500 camions et 15 trains dans chaque sens. Le transit combiné des deux couloirs est-ouest représentera environ 11 000 EVP par jour, ce qui représente 2 200 camions et 12 trains dans chaque sens. Ce volume de charge engorgera complètement la capacité des réseaux routiers actuels ainsi que les postes frontaliers existants. Les couloirs ferroviaires pourraient attirer entre un tiers et la moitié du trafic longue distance. Les trois couloirs envisagent donc d implanter des connexions ferroviaires. Pour faire face à ces défis, la BM a présenté le Mash req Corridor Program (MCP) visant à mettre progressivement en place ces projets sur une période de 15 ans, pour une valeur estimée à 5,2 milliards de dollars. L impact économique et social de la mise en place de ces projets, en termes de synergies et de création d emplois, est une incitation puissante à multiplier et renforcer la coopération entre les économies impliquées de la région. Close Neighbours Economic and Trade Association Council : le marché commun du Moyen-Orient? L émergence et la reconnaissance de la Turquie comme puissance économique reconnue par les États de la région et capable de regrouper des projets de coopération internationale a facilité la tâche aux leaders turcs qui ont choisi de tirer profit de ce moment en menant un régionalisme politique et économique ouvert au Moyen-Orient. Le besoin turc de se développer économiquement a trouvé écho dans les économies limitrophes cherchant à s internationaliser et à trouver de nouvelles voies de développement Plusieurs facteurs régionaux ont participé à ce rapprochement entre les États du Levant méditerranéen. Le besoin turc de se développer économiquement a trouvé écho dans les économies limitrophes cherchant à s internationaliser et à trouver de nouvelles voies de développement pour faire face à leurs défis socio-économiques (croissance démographique, poids de l inefficacité du secteur publique, etc.). Ce besoin objectif a été renforcé par la syntonie et une certaine vision des objectifs communs partagés par les leaders de plusieurs de ces pays. Pour concrétiser cette vision et ce besoin de créer un certain destin économique commun, les gouvernements de Turquie, Syrie, Jordanie et du Liban ont signé le 31 juillet 2010 un accord de libre-échange régional avec l objectif explicite de créer le marché commun du Moyen-Orient. Cet accord ambitieux, appelé Close Neighbours Economic and Trade Association Council (CNETAC), a pour objectif de favoriser à moyen terme la libre circulation des capitaux, marchandises et personnes, par la création de ce qui a été appelé l espace «Shamgen du Moyen- Orient» 8. De même, cet accord établit une série de délais et mécanismes de suivi multilatéraux afin de 261 Med.2011 Bilan 7 Trade Facilitation and Infrastructure Assessment for the Mashreq Countries, www.euromedtransport.org/fileadmin/download/maincontract/ 01octobre2010/PPP_World_Bank.pdf. 8 Par analogie avec l accord européen de Schengen sur la libre circulation des personnes et utilisant le nom turc de la capitale syrienne : Sham.

«depuis l extérieur». Ce forum permanent, qui se réunit une fois par an, a pour objectif d élaborer le Livre blanc et le Plan d action en vue d établir de façon satisfaisante l accord de libre-échange et de mobilité de tous les facteurs du travail. De même, sa finalité explicite est d exercer une fonction de lobby sur ses propres gouvernements pour mettre en place rapidement les réformes nécessaires et pouvoir ainsi atteindre ces objectifs. Le fait que le renforcement des relations de la région soit dû en grande partie à un large éventail d acteurs qui ne sont pas directement liés à l État permet de penser que ceux-ci survivront à tout changement gouvernemental, qu il se fasse par voie électorale ou par une révolte Cet aspect est d autant plus important que nous vivons une époque où l instabilité de certains régimes est de plus en plus tangible ; les différents pays de la région sont en effet soumis à des tensions politiques et sociales croissantes comme c est le cas actuellement de la Syrie, mais pas uniquement. Le fait que le renforcement des relations de la région soit dû en grande partie à un large éventail d acteurs qui ne sont pas directement liés à l État (entreprises de toutes tailles et secteurs, universités, chambres de commerce, associations civiles, centres de recherche, mairies, particuliers et société civile) permet de penser que ceux-ci survivront à tout changement gouvernemental, qu il se fasse par voie électorale ou par une révolte. La vision positive de plus en plus répandue parmi les nombreux acteurs nationaux et liée aux bénéfices socio-économiques qui peuvent être récoltés grâce à un certain destin commun économique fait penser que la coopération régionale ouverte sera relativement résistante aux fluctuations politiques de la région. Bibliographie Altunişik, Meliha Benli; Kirişci, Kemal, Tocci, Nathalie, «Turkey: Reluctant Mediterranean Power», Mediterranean Paper Series, German Marshall Fund, 2011. European Stability Institute (ESI), «Islamic Calvinists, Change and Conservatism in Central Anatolia», 2005. Foreign Economic Relations Board (DEIK) : www. deik.org.tr. Habibi Nader et Walker Joshua W., «What is driving Turkey s reengagement with the Arab world?», Middle East Brief nº49, Crown Center for Middle East Studies, Université de Brandeis, avril 2011. International Crisis Group, «Turkey and the Middle East: Ambitions and Constraints», Europe Report n 203, 7 avril 2010. Turkish Exporters Assembly (TIM) : www.tim.org.tr 263 Med.2011 Bilan