Homo erectus : la généalogie de l'humanité bousculée par des chercheurs 27 octobre 2013 Par Michel de Pracontal Apparu en Afrique il y a deux millions d'années, Homo erectus a rapidement émigré sur le continent eurasiatique et n'a cessé de voyager. L'analyse des fossiles qu'il a laissés en Géorgie conduit à réévaluer son rôle dans l'évolution de l'humanité. Famille d'homo Erectus selon un artiste indonésien Gunkarta Son nom : Homo erectus. Migrant perpétuel, ce marcheur est le premier membre du genre humain qui soit sorti du continent africain, le berceau de notre espèce. Ces jours-ci, il suscite une discussion entre paléoanthropologues qui pourrait conduire à réviser la conception de la généalogie humaine généralement admise. Pour l équipe géorgienne de David Lordkipanidze, les tribulations d Homo erectus sont à l origine de tous les peuplements humains actuels. «Nous sommes une forme évoluée d Erectus», commente Adam van Arsdale, anthropologue au Wellesley College (États-Unis), qui a travaillé avec les chercheurs géorgiens. Pourtant, Erectus a longtemps été considéré comme un représentant très primitif du genre Homo, doté d un cerveau minuscule et de capacités sans rapport avec celles de l homme moderne. On n imaginait pas que des Homo erectus anciens aient pu quitter le berceau africain. Lorsque, fin 1991, David Lordkipanidze, anthropologue au Muséum national de Géorgie, présenta dans un colloque à Francfort une mâchoire fossile datée de 1,8 million d années en l attribuant à Erectus, personne ne le prit au sérieux. La mâchoire avait été retrouvée sur le site archéologique de Dmanisi, à quelque 90 kilomètres de Tbilissi, où avaient déjà été découverts des restes d animaux du pléistocène ancien. Mais l idée qu un Homo erectus remontant à plus d un million d années ait pu faire le voyage de l Afrique au Caucase paraissait impensable. Comment aurait-il pu voyager aussi loin, avec son cerveau à peine plus gros que celui d un australopithèque?
Aujourd hui, les fossiles de Dmanisi sont salués comme une découverte paléontologique majeure. Depuis la mâchoire de 1991, David Lordkipanidze et ses collègues ont exhumé cinq crânes d humains primitifs, tous attribués à Homo erectus. Le cinquième, dont la description vient d être publiée dans le revue Science, est le crâne d humain archaïque le plus complet jamais retrouvé à ce jour. Mais son état de conservation exceptionnel n est pas sa seule caractéristique importante. Il présente des ressemblances frappantes avec les plus anciens Homo erectus africains, et même avec un Homo habilis de 2,3 millions d années retrouvé en Ethiopie. Cela implique que dès les premiers stades de son évolution, Homo erectus était capable de voyager loin, malgré le volume limité de son cerveau. Dmanisi est le plus ancien site hors d Afrique où sa présence soit attestée. Mais d autres découvertes ont confirmé que sa sortie du continent africain était bien plus précoce qu on ne le pensait il y a deux décennies : «Les plus anciens fossiles d Erectus en Asie de l est et du sudest sont datés d environ 1,5 million d années, dit Adam van Arsdale. Il y a des indices de présence plus ancienne, mais assez incertains. La plupart des fossiles d Erectus d Indonésie ont été recueillis il y a plus de 100 ans et leur datation n est pas bien établie. Un chercheur a avancé qu Erectus était apparu à Java il y a 1,8 million d années, quasiment à la même date qu à Dmanisi ; et l on a aussi des indications d une présence en Chine remontant à environ 1,7 millions d années. Mais ce n est pas prouvé de manière sûre. Dmanisi est le site le mieux préservé et le mieux daté.» Pourquoi n a-t-on pas trouvé d Homo erectus entre Dmanisi et la Chine? «L absence de fossiles dans la vaste région entre la Géorgie et l est de l Asie peut être liée à des facteurs géologiques en Asie centrale, et au manque de recherches sur le terrain, pour des raisons politiques, dans le centre-sud de l Asie» explique van Arsdale. On peut aussi se demander pourquoi Erectus n apparaît que très tardivement en Europe. La principale hypothèse est que le climat européen du pléistocène ancien, marqué par des glaciations, était trop rigoureux pour les premiers hommes. «Certains chercheurs estiment avoir des preuves d une présence d homininés au sud de l Espagne il y a 1,4 millions d années, mais ce point est discuté», poursuit van Arsdale. Si le puzzle est incomplet, il est certain qu Homo erectus a commencé à essaimer en Eurasie très tôt, peu après son apparition en Afrique. Cela dément une hypothèse longtemps partagée par les anthropologues, selon laquelle les hommes primitifs avaient évolué en Afrique pendant une très longue durée avant de se disséminer sur les autres continents. Erectus avait dès le départ tout le bagage évolutif nécessaire pour émigrer. Ce n est pas tout. En comparant les crânes de Dmanisi, Lordkipanidze et son équipe sont arrivés à une autre conclusion : bien que faisant partie de la même espèce, les cinq individus présentent entre eux des différences morphologiques importantes. Des individus d aspects très différents peuvent donc faire partie de la même espèce. Ne peut-on pas imaginer, à l inverse, que des fossiles classés dans des espèces distinctes représentent en fait des variations individuelles au sein d une même espèce? Cette interrogation conduit Lordkipanidze et ses collègues à reconsidérer l histoire ancienne de l humanité. La filiation humaine admise aujourd hui par la plupart des anthropologues passe par une série d embranchements : Homo habilis, H. erectus, H. rudolfensis, H. ergaster, etc. À chaque bifurcation, une espèce-mère se dissocie en deux nouvelles espèces. Selon cette conception, il n y a pas une, mais plusieurs lignées humaines, dont une seule a survécu, tandis que les autres se sont éteintes. Les fossiles de Dmanisi représentent des variations au sein d'une même espèce Lordkipanidze et ses collègues proposent une histoire plus simple : les différents Homo ne représenteraient pas des espèces distinctes, mais des variations au sein d une lignée commune, apparue en Afrique avant de se répandre très tôt en Asie, et plus tard en Europe. Cette lignée humaine unique aurait évolué continûment pendant deux millions d années, des premiers Homo erectus à l homme moderne.
Reconstitution artistique du visage du fossile de Dmanisi Jay Matternes L idée n est pas nouvelle : dans les années 1970, elle était assez répandue parmi les paléoanthropologues, raconte Ken Weiss, professeur à l université d État de Pennsylvanie. Mais depuis plusieurs décennies, de nombreuses découvertes de fossiles anciens ont fait apparaître la généalogie humaine comme une série d embranchements, un buissonnement d espèces se distinguant par leurs différences morphologiques. Ken Weiss observe ironiquement que ce point de vue «séparatiste» a été poussé au point où «de nombreux anthropologues semblaient peu disposés à accepter qu un seul des fossiles connus, qui paraissaient morphologiquement primitifs comparés aux hommes modernes, puisse réellement être l ancêtre de notre noble espèce : tous devaient faire partie de lignées qui s étaient éteintes». Les fossiles de Dmanisi apportent de l eau au moulin des «unificateurs». Si l on part du principe que les cinq crânes appartiennent à la même espèce, on constate qu ils présentent un degré de variation élevé. Deux chercheurs de Zurich, Marcia Ponce de Leon et Christophe Zollikofer, co-signataires de la publication de Lordkipanidze, ont analysé la forme des crânes en utilisant une méthode informatique en 3D qui permet de quantifier le degré de variation. Ils ont conclu que les cinq crânes présentent autant de variation entre eux que les fossiles africains habituellement classés dans les trois espèces Homo erectus, habilis, et rudolfensis. Marcia Ponce de Leon, interrogée par Science, observe que si les fossiles de Dmanisi, au lieu d être découverts côte à côte, avaient été retrouvés sur des sites différents en Afrique, ils auraient pu être classés dans des espèces différentes. À l inverse, si Erectus, Habilis et Rudolfensis avaient été découverts ensemble, ils auraient peut-être été regroupés dans la même espèce. La situation exceptionnelle offerte
par le site de Dmanisi, où coexistent cinq membres de la même espèce, offre une nouvelle perspective sur les Homo anciens. Pour Lordkipanidze et ses collègues, les différentes formes observées chez les fossiles d Homo africains anciens représentent des variations au sein d une même espèce. Adam van Arsdale est parvenu à un résultat similaire par une analyse un peu différente, dans laquelle il compare un échantillon de fossiles de la période comprise entre 1,9 et 1,5 millions d années. L échantillon est plus large que celui de Lordkipanidze, mais la conclusion est le même : «Les deux approches montrent que le haut degré de variation observé à Dmanisi reflète une réalité évolutive plus large, à savoir un fort degré de variation au sein de l espèce pour les Homo du pléistocène donnée d Homo, dans la période du pléistocène ancien, dit le chercheur. Élargie au-delà du cas de la Géorgie, cette conclusion appuie l hypothèse d une lignée unique, plutôt que celle de plusieurs lignées concurrentes.» Certains scientifiques contestent que les crânes de Dmanisi représentent une espèce unique, et estiment qu ils appartiennent plutôt à deux ou trois espèces distinctes. «Cette idée ne tient pas la route, dit Adam van Arsdale. J ai participé aux fouilles qui ont permis d exhumer les crânes de Dmanisi. Ces spécimens proviennent de sédiments qui se sont déposés très rapidement, sur une fenêtre temporelle très étroite. L idée que plusieurs espèces présentant de nombreux caractères anatomiques communs ont surgi d Afrique en même temps pour aboutir sur le même site est indéfendable.» Mais peut-on extrapoler les observations de Dmanisi à l ensemble des fossiles anciens du genre Homo? Dans la revue Nature, Fred Spoor, anthropologue au Max Planck Institute de Leipzig, juge que l analyse des chercheurs géorgiens n est pas suffisante pour étayer la «proposition radicale» de réunir Homo habilis, Homo rudolfensis et Homo erectus en une seule lignée. Spoor estime que le nouveau crâne de Dmanisi appartient bien à l espèce Erectus, mais il conteste que tous les fossiles africains de la même époque doivent être rattachés à une seule espèce. Il n est pas possible, en l état actuel des connaissances, de trancher définitivement entre les deux hypothèses. L enjeu du débat ne se limite pas à la question de savoir s il n y a eu qu une seule lignée humaine, ou des lignées concurrentes. Il s agit aussi de comprendre comment s est formée l humanité. Dans le scénario de la lignée unique, le groupe initial essaime pour donner naissance à de nouvelles populations qui se distinguent par leur localisation géographique, tout en conservant la capacité de se mélanger ; ces populations évoluent, du fait de la variation entre individus et de l adaptation à l environnement, mais des croisements peuvent se produire à tout moment, à la faveur des migrations. Dans ce scénario, les premiers Homo erectus se sont donc dispersés, en formant des groupes diversifiés en Afrique et en Eurasie, et ces groupes ont continué à évoluer tout en se mélangeant occasionnellement, en fonction des échanges de population. Globalement, l espèce s est transformée, mais tous ses représentants, malgré leur diversité, sont restés biologiquement compatibles. Dans le scénario des lignées concurrentes, certaines populations évoluent au point de se différencier fortement de la population souche d où elles sont issues et de former une espèce distincte. En principe, les espèces distinctes ne se mélangent pas et ne sont pas interfécondes, même s il peut y avoir des croisements occasionnels entre espèces proches (comme, par exemple, entre les lions et les tigres en captivité). Autrement dit, dans le scénario des lignées concurrentes, les formes humaines nouvelles remplacent les anciennes, qui disparaissent purement et simplement. On peut illustrer la différence entre les deux modèles sur l exemple des Néandertaliens, la population humaine qui a habité l Europe, grosso modo, de 350 000 à 50 000 ans avant notre ère. Il y a environ 80 000 ans, une nouvelle population venue d Afrique, l homme moderne, Homo sapiens, s est implantée en Europe et s est substituée aux Néandertaliens. Selon la conception classique, il s agissait de deux espèces différentes, et les hommes modernes, notre espèce actuelle, ont fait disparaître leurs prédécesseurs, sans qu on sache exactement comment.
Les cinq crânes de Dmanisi, en Géorgie Ponce de Leon/Zollikofer/Université de Zurich Seulement voilà : en 2010, l équipe de généticiens de Svante Pääbo, à l Institut Max Planck de Leipzig, a analysé l ADN des Néandertaliens et a montré qu il y avait eu des croisements entre eux et les hommes modernes, à tel point que les hommes d aujourd hui conservent la trace génétique de ce mélange. C est un argument très fort pour soutenir qu il ne s agit pas de deux espèces, mais de deux populations, aux origines géographiques différentes, appartenant à la même espèce (les Néandertaliens sont d ailleurs classés comme une sous-espèce d Homo sapiens). «La majorité des chercheurs étaient convaincus que les humains et les Néandertaliens ne s étaient pas mélangés, observe Adam van Arsdale. Une minorité d entre nous estimaient qu on ne pouvait pas rejeter cette possibilité. En fait la deuxième position est plus conservative et je pense qu elle représente mieux ce que nous pouvons savoir en regardant les fossiles.» Le problème est que les indices que donnent les fossiles sont des différences de morphologie dont il est difficile d évaluer si elles sont suffisantes pour induire une spéciation. Pour distinguer les groupes humains, les paléo-anthropologues s appuient aussi sur les différences entre les styles d outils et d habitat. Mais ce sont des différences culturelles, qui ne sont pas nécessairement corrélées à des différences biologiques, et encore moins à des barrières d espèces. Cela étant, l argument des Néandertaliens ne donnent pas définitivement raison aux partisans de la lignée unique, car il porte sur la partie la plus récente de l histoire humaine. Les Néandertaliens comme les hommes modernes descendent d un même ancêtre, Homo heidelbergensis, lequel a succédé à Erectus en Europe et en Afrique. On pourrait donc admettre, pour défendre le scénario des lignées concurrentes, que Néandertaliens et hommes modernes soient deux sous-espèces d Homo heidelbergensis, et que ce dernier soit, lui, une espèce vraiment séparée d Homo erectus. À quoi les partisans de la lignée unique pourraient encore opposer un nouvel argument, en faisant appel à une autre population, les Denisovans. Ces derniers sont un groupe mystérieux d humains archaïques, descendant directement d Homo erectus, et dont on a retrouvé des traces fossiles dans la grotte de Denisova, dans l Altaï, en Sibérie. Or on a pu séquencer l ADN des Denisovans, comme celui des Néandertaliens. Surprise, la séquence montre que les Denisovans se sont mélangés à la fois avec les hommes modernes et avec les Néandertaliens. Cela prouve indirectement qu il n y a pas trop de différence entre Homo erectus, l ascendant des Denisovans, et la branche des Sapiens. Est-ce suffisant pour conclure à la lignée unique? «Idéalement, il faudrait trouver un fossile d Erectus dont on puisse analyser l ADN, répond van Arsdale. Peut-être qu on découvrirait que les Denisovans ne sont rien d autre qu une population tardive d Erectus Quoi qu il en soit, si l on pense à une lignée unique avec des populations très variables au cours du temps et de l espace, on comprend mieux que les hommes anciens, les Néandertaliens et les Denisovans se soient tous mélangés, et que les populations humaines d aujourd hui retiennent une part de cette ancestralité».