par Matthieu Giroud, maître de conférences en géographie à l université de Clermont-Ferrand.



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Transcription:

Préface par Matthieu Giroud, maître de conférences en géographie à l université de Clermont-Ferrand. L effort de traduction n est pas innocent. Il s agit avant tout de rendre accessible une œuvre, de la faire connaître, de la faire circuler, de lui donner, finalement, une nouvelle chance Bien que David Harvey soit l un des géographes (radicaux) les plus cités au monde, traduit dans plus de quatorze langues, de l espagnol au chinois en passant par l arabe, le russe, le polonais ou encore le norvégien, son oeuvre (22 livres publiés entre 1969 et 2010) est longtemps restée inédite en français. Sans toutefois occulter les quelques initiatives pionnières au tournant des années 2000 1, ce n est en fait que très récemment que le travail de David Harvey s est retrouvé au cœur d un élan notable de traduction ; élan que l on doit au travail engagé et militant de quelques maisons d édition courageuses 2. Et ce mouvement en rejoint d ailleurs un autre, sans doute plus vaste, de présentation si ce n est de vulgarisation de pensées et de travaux d auteurs, qualifiés en dépit de leur grande diversité de «penseurs critiques». La traduction de l ouvrage Paris, Capital of Modernity, publié en 2003 aux éditions Routledge (New York et Londres) et qui a déjà été traduit en 2008 à Madrid aux éditions Akal, sous le nom Paris, capital de la Modernidad, s inscrit pleinement dans ce double élan éditorial et scientifique.. Voir par exemple la traduction de l article «Social Justice, Postmodernism and the City» (paru en 1992 dans la revue International Journal of Urban and Regional Research) par Béatrice Collignon dans Jean-François Staszack, Béatrice Colligon et al., Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, Belin, Paris, 2001. 2. David Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008 ; David Harvey, Le nouvel impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010 ; David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Syllepse, Paris, 2010 ; David Harvey, Le Capitalisme contre le droit à la ville, Amsterdam, Paris, 2011 ; David Harvey, Pour lire Le Capital, Éditions La ville Brûle, Paris (à paraître).. Citons en particulier : Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, Paris, 2010 ; ou encore l ouvrage collectif paru en 2011 Penser à gauche. Figures de la pensée critique aujourd hui aux Éditions Amsterdam, Paris.

paris, capitale de la modernité Avec cet ouvrage, David Harvey s attache à montrer comment Paris est devenue «un des lieux clefs de la naissance de la modernité». Il s agit pour lui de reconstruire «la façon dont fonctionnait Paris sous le Second Empire, la manière dont, à cette époque et dans ce lieu particuliers, le capital et la modernité se sont agencés, et de montrer comment les relations sociales et les imaginations politiques furent animées par une telle rencontre.» Paris, capitale de la modernité offre sans doute l application la plus concrète et aboutie de ce que David Harvey appelle le «matérialisme historico-géographique» (ou «matérialisme géo-historique»), variante géographique du matérialisme historique de Marx, et démarche que l auteur développe de manière théorique dans plusieurs de ses ouvrages antérieurs, en particulier dans Limits to Capital, publié en 1982 chez Blackwell (et réédité chez Verso en 2006). C est d ailleurs en ces termes que l auteur, dans un entretien accordé à la New Left Review, évoque son travail sur Paris : «ce qui s est en fait passé, c est que j ai été de plus en plus fasciné par la ville de Paris. J ai pris beaucoup plus de plaisir à découvrir cette ville qu à me colleter avec les schémas de reproduction, et c est de cette passion qu est né l article sur le Sacré-Cœur et la Commune, qui a été publié en 1978. Puis je suis remonté jusqu au Paris du Second Empire ( ) Ce qui m intéressait, c était de vérifier jusqu à quel point l appareil théorique de Limits to Capital fonctionnerait dans des situations concrètes». Paris, capitale de la modernité représente ainsi le complément logique et attendu des travaux plus théoriques qui ont jusqu ici occupé l essentiel de l effort de traduction. On espère en tout cas, avec ce nouvel ouvrage traduit, qu il sera de plus en plus difficile d être indifférent à l œuvre magistrale de David Harvey. On se joint en effet volontiers à Razmig Keucheyan, quand il envisage,. Voir le chapitre intitulé «Réinventer la géographie», dans : David Harvey, Géographie et capital, op. cit. 8

préface dans le très pédagogique Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, qu «il n est pas exclu que la postérité fasse un jour de David Harvey l un des représentants majeurs des pensées critiques de la fin du XX e et du début du XXI e siècle». Pour l heure, David Harvey ne peut être considéré autrement que comme un auteur incontournable autour duquel quiconque intéressé à interroger de manière critique (ou non) l époque et la ville! dans laquelle nous vivons, sera amené à se positionner. Paris, capitale de la modernité capitaliste La construction de Paris, capitale de la modernité, qui articule une lecture chronologique à une approche thématique, pourra sans doute en dérouter plus d un. Tout comme la diversité des dimensions traitées et celle des sources mobilisées. Les mauvaises langues y verront sans doute l artifice d une confrontation de textes, à la fois inédits et retravaillés, écrits à des moments différents de la trajectoire de l auteur, dès 1978, date à laquelle David Harvey rentre d une année passée en France, et jusqu en 2003, date de publication de l édition originale. Ce serait pourtant faire un mauvais procès à un ouvrage dont la cohérence provient justement de cette temporalité de l écriture mais aussi du désir de suivre un projet scientifique profondément maîtrisé. Se référant avec fascination et humilité à Vienne, fin de siècle de Carl Schorske, «modèle auquel aspirer», mais aussi à l œuvre de Walter Benjamin, David Harvey cherche les possibilités de «donner une idée de la ville dans sa totalité» : «Si nous possédons quantité de théories sur ce qui se passe dans la ville, nous manquons singulièrement de théories de la ville, et celles dont. Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, op. cit., p. 257. 9

paris, capitale de la modernité nous disposons se révèlent souvent si unidimensionnelles et rigides qu elles vident l expérience urbaine de sa richesse et de sa complexité. Il n est donc pas facile d aborder la ville et l expérience urbaine de façon multidimensionnelle.» Pour comprendre les dynamiques du changement urbain, «en des lieux et des moments particuliers» et les formes (sociales, spatiales) qu elles génèrent, il importe dès lors de savoir «croiser les perspectives» ; c est précisément ce que propose la méthode du matérialisme historicogéographique, en intégrant la perception et les représentations (Première partie) dans une réflexion plus globale sur la formation de la vie sociale et la matérialité des processus sociaux (Deuxième partie). Toujours dans la lignée de Walter Benjamin, mais aussi du sociologue marxiste Henri Lefebvre, David Harvey s appuie en effet sur l idée «que nous ne vivons pas seulement dans un monde de matérialités mais que notre imagination, nos rêves, nos idées, et nos représentations jouent un puissant rôle de médiateurs du monde matériel». Si une ville ici, Paris doit être saisie dans sa totalité c est-à-dire dans la complexité des «relations entre les processus et les choses» qui la constituent, l intérêt doit conjointement se porter sur «notre capacité à représenter et communiquer ce que sont ces connexions et ces relations». Une telle approche n a au fond qu un objectif bien précis : analyser comment le capitalisme industriel naissant structure l espace de la ville et par là affecte toutes les dimensions (matérielles ou idéelles) de la vie sociale, mais aussi, en retour, comment le capitalisme industriel s inspire de ces changements urbains pour se réaliser. C est précisément cet objectif qui explique la place particulière occupée par cette étude dans l œuvre de David Harvey. Paris, capitale de la modernité peut en effet être considéré comme l un des préludes possibles à cette œuvre dont le projet scientifique entend interpréter la théorie de Marx avec un regard de géographe, en insistant sur la nécessité de réévaluer le rôle et le pouvoir de l es- 10

préface pace dans la compréhension des mécanismes capitalistes industriels ou financiers. Ce que l auteur décrit dans cet ouvrage au sujet de Paris sous le Second Empire préfigure au fond ce que l on peut observer aujourd hui, avec la tendance du capitalisme contemporain à mobiliser et à investir la ressource spatiale, cette fois-ci à l échelle mondiale. Mais ici, il nous propose une analyse très claire des réponses apportées par les pouvoirs politiques et économiques capitalistes du Second Empire aux premières crises de suraccumulation du capital et de surplus de force de travail. Voici comment l auteur parle de son analyse dans un texte paru en 2009 dans la Revue internationale des livres et des idées : «En 1848 survint l une des premières crises clairement marquée par la coexistence de surplus inutilisé de capital et de surplus de force de travail. Cette crise eut une ampleur européenne, mais son impact fut particulièrement violent à Paris, où elle déboucha sur une révolution avortée menée par les travailleurs au chômage et les utopistes bourgeois, qui voyaient dans une république sociale l antidote à la cupidité capitaliste ainsi qu aux inégalités qui avaient marqué la Monarchie de juillet. La bourgeoisie républicaine fut impitoyable envers les révolutionnaires mais elle s avéra incapable de résoudre la crise, et porta au pouvoir Louis Napoléon qui, après son coup d État de 1851, se proclama empereur l année suivante. Afin d assurer sa survie politique, cet empereur autoritaire réprima durement les mouvements politiques alternatifs ; mais, comme il savait qu il lui fallait aussi s occuper du problème des surplus de capital, il lança un vaste programme d investissement dans les infrastructures, aussi bien en métropole qu à l étranger. À l étranger : construction de voies ferrées dans l Europe entière et jusqu en Orient ou soutien à de grands travaux comme ceux du canal de Suez. En métropole : consolidation du réseau ferroviaire, construction de ports, assainissement des marais, et ainsi de suite. Mais surtout, cette politique entraîna la reconfiguration 11

paris, capitale de la modernité de l infrastructure de Paris, lorsqu en 1853, Napoléon III appela Haussmann à Paris pour le charger des travaux publics 6.» Paris, capitale de la modernité insiste spécifiquement sur ce dernier point en démontrant comment l urbanisation et la transformation urbaine ont été mobilisées par les pouvoirs en place pour absorber les surplus de capital, et ainsi, tenter de résoudre en France les conséquences de l une des premières crises économiques de l Europe industrielle du XIX e siècle. Le Paris du Second Empire est bel et bien pour David Harvey le lieu où se joue avec le plus de grandiloquence et de violence une telle stratégie. Et c est justement dans le cadre de cette mutation orchestrée par Haussmann que Paris s impose comme une (la?) «capitale de la modernité»! Pour Harvey, la modernité signale toujours des périodes décisives dites de «destruction créatrice», c est-à-dire de création brutale et violente d un nouveau monde urbain sur les ruines de l ancien. Le nouveau monde créé de façon autoritaire par Haussmann ne se contente pas d être un nouveau cadre, un simple décor, espace support de configurations sociales préexistantes. Derrière la profonde restructuration urbaine engagée destructions des quartiers ouvriers centraux jugés trop denses et insalubres ; réalisation d un programme d infrastructures urbaines et d équipements d une ampleur inégalée ; changement d échelle dans la façon de penser l aménagement de la ville il s agit certes de montrer au Monde la puissance et la beauté retrouvée de Paris, capitale de l Empire, mais aussi et surtout de réorienter profondément les modes de vie qui s y réalisent, de créer une nouvelle façon de vivre la ville et, chose inédite, de la consommer. Le lecteur doit garder cela en tête quand il abordera la seconde partie de l ouvrage, qui explore en effet de nombreuses dimensions de la vie sociale (économique, financière, politique, culturelle) et de l expérience urbaine émergentes (travail,. David Harvey, «Le droit à la ville», traduit de l anglais par Nicolas Vieillescazes, Revue internationale des livres et des idées, n 9, 2009. (republié dans David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, op. cit.). 12

préface consommation, loisirs, pratiques culturelles, condition des femmes, relations de classes, etc.). Grâce à une telle démarche pluridimensionnelle, qui parvient à offrir une «idée de la ville dans sa totalité», on prend in fine toute la mesure de cette modernité dominante en cours de réalisation, une modernité capitaliste hygiéniste, élitiste, et profondément conservatrice. De la possibilité de modernités alternatives Paris, capitale de la modernité ne se contente toutefois pas d un tel constat. La restructuration urbaine par «destruction créatrice», qui a «dépossédé les masses de tout droit à la ville» et éradiqué «une bonne part de la classe ouvrière et des éléments rebelles du centre de Paris, où ils constituaient une menace pour l ordre public et le pouvoir politique», ne s est pas faite sans heurts, oppositions et résistances. C est ce que David Harvey entend rappeler dans sa dernière partie consacrée à la construction de la basilique du Sacré- Cœur et à la Commune de Paris, «l un des plus grands épisodes révolutionnaires de toute l histoire urbaine capitaliste» (Troisième partie). La Commune de Paris, qui se déroule en 1871, représente pour l auteur la «révolte des dépossédés parisiens cherchant à reprendre la ville perdue» mais aussi «l expression de modernités socialistes alternatives, où l idéal d un contrôle hiérarchique centralisé (le courant jacobin) s opposait à la vision anarchiste d une organisation populaire décentralisée (les proudhoniens)» 8. Harvey offre en effet bien plus qu une analyse revisitée (et décentrée, que ce soit par son point de vue anglo-saxon, sa démarche ou son inscription épistémologique) de Paris sous le Second Empire, oriflamme d une modernité capitaliste outrancière. 7. David Harvey, «Le droit à la ville», op. cit., p. 174. 8. Ibid., p. 165. 13

paris, capitale de la modernité En insistant sur la place des habitants «dépossédés» dans le fonctionnement urbain et le pouvoir de leur capacité de mobilisation et de révolte, l auteur reprend, de nouveau sur les traces d Henri Lefebvre, le débat sur les leviers et les acteurs de la production de la ville, que cette ville soit le Paris du Second Empire, le Paris d aujourd hui, ou bien toute autre ville du monde actuel. Car c est bien aussi de la ville contemporaine en général qu il est en filigrane question dans cet ouvrage, cette ville (post-?) moderne qui doit à son tour affronter tout en contribuant à les produire! de nouvelles forces capitalistes, toujours plus intenses, d «anéantissement de l espace et du temps», et des dynamiques, toujours plus prononcées, de ségrégation et de distinction sociales de l espace urbain. Trait d union, entre la ville du XIX e et d aujourd hui, la question de la population urbaine celle de Paris ou d ailleurs, de son accès aux ressources de la ville, et plus largement du «droit à la ville», un droit individuel et collectif «à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher» 9, est omniprésente dans le présent ouvrage. David Harvey a sans nul doute su mettre à profit l année qu il passe à Paris entre 1976 et 1977, à un moment où la planification urbaine d origine étatique (et d inspiration capitaliste) bat son plein, et où les opérations de rénovation urbaine au sein de la capitale se multiplient. On sait aussi tout le bien qu Harvey a pensé de ses collaborations avec Manuel Castells et les sociologues qui l entouraient au sein du Groupe de sociologie urbaine de l Université de Nanterre. D inspiration marxiste, et développant les travaux de Lefebvre, cette sociologie a démontré à quel point l aménagement et l urbanisme peuvent être des armes économiques et politiques employées par les pouvoirs publics pour entretenir ou reproduire les divisions et les inégalités sociales. Elle a aussi montré que ce qui se joue autour du réaménagement autoritaire des espaces urbains 9. Ibid., 160. 14

préface permet de réévaluer le rôle des habitants dans la production urbaine. De nombreux travaux publiés au début des années 1970 ont ainsi eu pour objet la question des luttes et des mouvements sociaux dits «urbains», qui se sont réalisés dans le contexte de la rénovation parisienne 10. De manière générale, la notion de «lutte urbaine» est employée pour évoquer «les luttes qui portent sur la ville et non pas sur tous les conflits qui se déroulent dans la ville» 11 (les luttes urbaines autour des projets de rénovation ne représentant qu un front d action parmi d autres). Si les acteurs, les formes et les moyens de ces organisations collectives sont analysés, ces travaux tentent surtout de théoriser leur articulation au politique et au changement social plus global. La question est d évaluer si ces luttes ancrées dans l espace local et le quotidien et qui ont souvent des objectifs concrets, peuvent devenir de véritables mouvements sociaux urbains aptes à transformer la logique structurellement dominante, à remettre en cause le pouvoir politique en place et le système social que ce pouvoir défend. L intérêt de réfléchir sur ces luttes réside donc dans la croyance qu «elles peuvent, de revendication en revendication, d action partielle en action partielle, réussir à déstructurer la ville capitaliste actuelle et surtout à abattre notre notion, notre idéologie de la ville pour proposer "autre chose"» 12. De manière plus concrète, dans le cadre de la rénovation parisienne des années 1970 la lutte s organise principalement contre la «réno- 10. Parmi ces travaux, on peut citer : Manuel Castells, La question urbaine, Maspero, Paris, 1973 ; Manuel Castells, Luttes urbaines, Maspero, Paris, 1973 ; Eddy Cherki, Dominique Mehl (dir.), Contre-pouvoirs dans la ville, n 6, Éditions Autrement, Paris, 1976. Plus spécifiquement sur le cas parisien : Groupe de sociologie urbaine de Nanterre, «Paris 1970 : reconquête urbaine et rénovation-déportation», Sociologie du travail, n 4, 1970 ; Francis Godard, «La rénovation urbaine à Paris : l opération Italie 13», Espaces et Sociétés, n 2, 1971 ; José Olives, «La lutte contre la rénovation urbaine dans le quartier de «la cité d Aliarte» (Paris)», Espaces et Sociétés, n 6-7, 1972 ; Francis Godard, La rénovation urbaine à Paris. Structure urbaine et logique de classe, Mouton, Paris, La Haye, 1973 ; Manuel Castells, Eddy Cherki, Dominique Mehl, Sociologie des mouvements sociaux urbains. Enquête sur la région parisienne, Centre d étude des mouvements sociaux, Paris,1974. 11. Eddy Cherki, Dominique Mehl, Contre-pouvoirs dans la ville, op. cit. p. 3. 12. Ibid., p. 5. 15

paris, capitale de la modernité vation-déportation», expression choc qui cherche à alerter l opinion sur les processus d exclusion en cours. Dans plusieurs quartiers (Belleville, XIII e, XV e, V e arrondissement, etc.), des comités de défense des locataires, des groupes de travailleurs immigrés, encadrés par des militants d extrême gauche, se mobilisent (pétitions, manifestations et animations de rues, grèves des loyers, occupation des logements vacants) contre leur éviction, leur «déportation» en périphérie, et donc pour un maintien sur place dans des conditions de logement descentes. David Harvey n a pu rester insensible à cette production scientifique et Paris, capitale de la modernité est sans aucun doute un des lieux où s est formalisée l alchimie intellectuelle qui a marqué son expérience parisienne. Ainsi, la lecture dynamique des révolutions parisiennes du XIX e siècle, croisée avec celle des transformations urbaines engagées au cours du siècle, révèle la profonde interdépendance des mouvements révolutionnaires, même avortés, et de la production de l espace urbain. Voilà, à l évidence, une piste des plus stimulantes pour interpréter la production de l espace urbain contemporain, et le rôle des mouvements sociaux urbains qui animent les villes du Monde actuel. Des mouvements qui, pour certains au moins, ont le pouvoir de «vaincre les isolements et de refaçonner la ville selon une image sociale différente de celle donnée par les forces des promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et d un appareil d État local de plus en plus gagné à l esprit d entreprise» 13. Enfin, et plus particulièrement, les analyses d Harvey ouvrent la voie à une réflexion scientifique et citoyenne sur ce que Paris vit et devient, à l aube d une nouvelle mutation annoncée à grands coups de campagnes de communication comme celle du Grand Paris, et qui aiguise plus que jamais les appétits politiques et financiers. 13. David Harvey, «Le droit à la ville», op. cit., p. 173. 16