DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES : NOUVELLE APPROCHE DE PREVENTION

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Transcription:

CRACHEREAU, DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES, 1 DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES : NOUVELLE APPROCHE DE PREVENTION Jean-Christophe CRACHEREAU, Chambre d agriculture de la Gironde, Service Vigne et Vin Cet article est issu de MATEVI, Base de données des Matériels viti-vinicoles, www.matevifrance.com 1. POURQUOI UNE NOUVELLE APPROCHE? 1.1. Un problème majeur De plus en plus de vins de bordeaux semblent pollués par des éthyl-phénols. Pourtant ce phénomène ne date pas d hier et n est pas non plus une spécificité bordelaise, loin de là. La nouveauté est que de plus en plus de consommateurs n apprécient plus ces notes de cuir, pour rechercher en priorité le fruit. Actuellement, les arômes animaux du type «phénolé» sont considérés comme un défaut qui peut entraîner un ajournement ou une note D au suivi aval de la qualité Avec toutes les conséquences économiques qui peuvent en découler. Considérer le caractère phénolé est une chose, le maîtriser en est une autre. En effet, nous manquons encore de connaissances fondamentales sur le sujet, ce qui rend très difficile la protection du vin contre ce problème. 1.2. La réflexion de départ De nombreuses publications présentent différents facteurs favorisants ou au contraire limitant le développement des Brettanomyces. Cependant, de nombreuses observations de terrain et certaines expérimentations rigoureuses montrent des résultats différents, ce qui souligne la complexité du phénomène. L extrême variabilité des situations demande plutôt une approche statistique et un raisonnement en terme de risques. En l absence de connaissances plus approfondies, il est nécessaire de quantifier le niveau de risque, pour le confronter au bénéfice attendu des différentes techniques à appliquer en vinification afin de réaliser le meilleur choix. 2. UNE METHODE QUI SE BATIT PROGRESSIVEMENT 2.1. D abord recenser les connaissances actuelles Pour avoir un vin phénolé, il faut avoir un nombre suffisant de Brettanomyces actives, des nutriments et des acides phénols qui sont les précurseurs des éthyl-phénols. La voie métabolique est bien connue, mais les conditions de déclenchement de la synthèse le sont beaucoup moins. De même, la croissance de la population obéit à des conditions encore obscures. Les choses se compliquent encore avec l existence de formes résistantes non détectables par culture et ayant une survie quasiment illimitée (des Brettanomyces vivantes ont été retrouvées dans des vins embouteillés depuis plus d un siècle!). La présence de Brettanomyces est souvent présentée comme le résultat d une contamination liée à un manque d hygiène. Effectivement, une hygiène insuffisante entraîne fréquemment la présence massive de levures de contamination, qui permet une altération précoce et accélérée du vin. Malgré tout, une hygiène irréprochable n est pas une assurance suffisante contre le problème, car les Brettanomyces sont présentes naturellement sur le raisin. Et aucune parcelle ne peut être considérée sans Brettanomyces, sur tous les millésimes.

CRACHEREAU, DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES, 2 Nous connaissons beaucoup de facteurs favorisants, déjà décrits par de nombreux auteurs. Les ph élevés sont sans doute un facteur d aggravation important. En effet, à ph élevé les Brettanomyces se développent plus facilement et les teneurs en SO2 actif sont beaucoup plus difficiles à maintenir à un niveau suffisant. Les compétitions avec les germes de fermentation, levures et bactéries lactiques entraînent des fluctuations de populations importantes. En général, les fermentations sont franches et rapides, les populations de Brett diminuent. Mais à l inverse, si elles sont languissantes, la croissance des levures indésirables sera permise. La période entre fin de fermentation alcoolique et début de fermentation malolactique est ainsi la période de risque majeure, sans SO2 et sans compétition avec d autres germes. Il faut raisonner le sulfitage de la vendange à un niveau suffisant pour sélectionner les populations, mais pas trop important pour éviter les décalages de fermentation malolactique. De nombreuses techniques modernes de vinification visant à obtenir des vins fruités et souples représentent des risques accrus vis à vis des altérations microbiologiques : - les macérations préfermentaires permettent une adaptation au milieu, - l élevage sur lies maintient le vin sur une biomasse contaminante importante, - la micro-oxygénation augmente la croissance - etc Toutes ces techniques ne sont bien sûr pas à exclure, mais elles ne doivent pas être utilisées à l aveugle, sans vérification préalable de la contamination du vin. Pendant la phase d élevage, les températures élevées et les teneurs faibles en SO2 actif vont favoriser la croissance des Brettanomyces. Les soutirages et filtrations vont permettre de réduire nettement les populations. 2.2. Ensuite, estimer les risques et faire évoluer la méthode en fonction des observations La méthode repose sur une estimation du risque sur une échelle de 1 à 5 (très faible à très fort). Au départ, le risque est noté à partir de l observation de la fréquence d apparition des problèmes sur les derniers millésimes. Ensuite, celui-ci va évoluer en augmentant à chaque élément favorisant (technique appliquée ou composition du milieu) et en diminuant à chaque élément gênant. En fonction du risque estimé, on décidera de réaliser ou non une analyse microbiologique pour connaître le risque réel. Différentes stratégies de suivi sont possibles en fonction de la limite du risque fixée par le producteur. Une maîtrise maximale s accompagnera d un coût d analyse plus élevé, et des risques moindres. Une maîtrise minimale correspondra à un coût d analyse minimum avec un risque maximum. Et des intermédiaires sont possibles. Nous avons réalisé un suivi de 10 lots à titre expérimental pour tester la méthode. Les premiers résultats sont très encourageants et permettent de comprendre ce qui se passe dans chaque situation. A partir des observations réalisées, les valeurs seuils et l estimation du risque en fonction des pratiques seront affinées. La diversité des observations à venir sur les prochains millésimes et sur un grand nombre de sites permettra d enrichir la connaissance sur le «phénomène Brettanomyces» et d affiner le modèle (valeurs seuils et estimation du risque en fonction des pratiques).

CRACHEREAU, DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES, 3 3. UN EXEMPLE DE RESULTATS Cuve vide Ra isin <1? Moût ND Vin de Goutte Lies FA Vin de Presse ND 18 420 Vin (Goutte) Lies (Goutte) Vin (Presse) Lies (Presse) 120 11000 figure 1 : suivi des populations sur les différents produits de vinification Nous observons au départ une contamination très faible, non détectable au niveau du moût. L hygiène est irréprochable et un diagnostic a vérifié son efficacité. Après fermentation alcoolique, les Brettanomyces ne sont toujours pas détectées sur le vin de goutte. Par contre, les populations sont significatives sur lies et sur vins de presse. En effet, les lies et les marcs sont des zones de survie et d accumulation privilégiées pour Brettanomyces. Il faut en tenir compte avant de prélever un échantillon pour un contrôle! La fermentation malolactique a du mal à démarrer et se déroule très lentement, permettant un développement important de germes d altérations malgré la très faible population de départ. L élevage sur lies est donc proscrit et une grande attention doit être apportée au niveau du suivi des populations et des conditions d élevage.

CRACHEREAU, DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES, 4 - Exemple d estimation du risque sur un lot C1 : EVOLUTION DU RISQUE BRETT PHASE FERMENTAIRE - LOT C1 5 4 3 2 1 0 RECOLTE DEBUT FA FIN FA FIN FML ELEVAGE risque estimé risque mesuré figure 2 : évolution du niveau de risque réel et estimé du lot Nous partons d un risque élevé (5) car sur ce lot de nombreux millésimes ont été phénolés. Les pratiques préfermentaires ne permettent pas de baisser le risque estimé, le niveau reste à 5. Un contrôle analytique à l écoulage permet de baisser le niveau de risque à un niveau moyen (3). Malheureusement, les difficultés rencontrées au cours de la fermentation malolactique augmentent à nouveau le risque, ce qui est confirmé par le dénombrement par culture ; le risque remonte au niveau 5. 4. VAINCRE BRETTANOMYCES, LES ESPOIRS Les premiers résultats liés à l utilisation de la méthode sont très prometteurs. En effet, cette méthode permet d anticiper sur l apparition du caractère phénolé dans la plupart des cas. Elle est un mélange de conseil d expert, d observatoire et d expérimentation avec un fond d analyse de risque. Cette approche est ainsi originale, et semble bien adaptée à la variabilité du phénomène. Le travail en réseau de la Chambre d Agriculture devrait permettre d optimiser cette méthode grâce à la mise en commun des cas observés et des réflexions qui en découlent.

CRACHEREAU, DEVELOPPEMENT DE BRETTANOMYCES ET GOUTS PHENOLES, 5 La méthode de suivi permet aussi de faire ressortir des phénomènes anormaux sur lesquels des travaux de recherche peuvent être mis en œuvre, dans l espoir d une meilleure compréhension de la prolifération des Brettanomyces. Pour le vinificateur, l utilisation de la méthode devrait permettre de détecter rapidement le point principal à maîtriser dans le schéma d élaboration de son vin. Ainsi sur les millésimes futurs, les contrôles analytiques seront plus adaptés, la diminution du niveau du risque sera progressive de même que les frais engendrés par le problème Brettanomyces de mieux en mieux maîtrisés. Parallèlement, nous travaillons sur la mise au point de nouvelles méthodes de dénombrement plus rapides et plus spécifiques. Nous tentons également de faire autoriser un nouveau produit œnologique particulièrement efficace pour détruire les levures d altérations : le DiMéthyl-DiCarbonate ou DMDC, dont le nom commercial est Velcorin. Ensemble, nous pourrons ainsi espérer gagner la guerre contre Brettanomyces!