Les enjeux de la comptabilité pour les institutions financières islamiques Geneviève CAUSSE, professeur émérite, IAE G. Eiffel Université Paris-Est et ESCP-Europe 1
Plan de l intervention 1. Qu est-ce que la comptabilité? A quoi sert-elle? 2. Les constats relatifs aux institutions financières islamiques (IFI) 3. Comptabilité et système économique 4. La normalisation en marche 5. Les options et leur incidence 2
Plan de l intervention 1. Qu est-ce que la comptabilité? A quoi sert-elle? 2. Les constats relatifs aux institutions financières islamiques (IFI) 3. Comptabilité et système économique 4. La normalisation en marche 5. Les options et leur incidence 3
Définition «La comptabilité est un système d organisation de l information financière permettant de : - saisir, classer, enregistrer des données de base chiffrées, - fournir, après traitement approprié, un ensemble d informations conformes aux besoins des divers utilisateurs intéressés». En conséquence : -Ce n est pas une science mais un «construit» -Ce «construit» est fonction de conventions visant à répondre au mieux aux besoins des différents utilisateurs 4
La comptabilité est une construction Il faut attribuer une valeur aux éléments, or l évaluation est consubstantielle à la comptabilité : Evaluer pour qui? Evaluer quand? Il faut répartir ces valeurs dans le temps, afin de déterminer la situation à la fin de chaque période, Il faut classer les éléments (ce qui n est pas neutre), Il faut choisir un mode de présentation, afin de donner la visibilité souhaitée. 5
La comptabilité est un ensemble de conventions La comptabilité n a rien de scientifique, c est un ensemble de conventions : «les principes généralement admis». Ces principes sont les produits : de l histoire, de la culture du pays, du mode de gouvernement et de fonctionnement des institutions, du degré de développement économique, des groupes de pression, etc. 6
La comptabilité répond à un besoin universel Les principes ne sont pas universels mais la comptabilité répond à un besoin universel. Un système comptable élaboré existait déjà sous l empire romain pour enregistrer les dépenses et recettes de l Etat (Cf. Fourastié, 1976, faisant référence aux écrits de Pline l Ancien)). Le même phénomène se produisit au sein des califats islamiques de Médine, de Koufa, de Bagdad et de Cordoue (Hamidullah, 1993). 7
Ces brefs rappels historiques indiquent que la comptabilité est une réponse à un besoin d information économique, né du développement des affaires. Il est donc dans la logique des choses que le développement de la comptabilité des Institutions financières islamiques accompagne le développement de ces institutions. 8
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La nécessité d introduire plus de transparence dans la gestion et la communication financières des IFI n est plus à démontrer. «Il faut que les IFI adoptent les meilleures techniques de communication, de gestion et de comptabilité, afin d être vraiment contemporaines et de devenir de bons outils d investissement servant l intérêt de tous, à condition qu elles conservent leur identité et leurs spécificités» (Cheick Abdullah Bin Bayyah, Conférence au Ministère de l Economie, de l Industrie et de l Emploi, le 24/11/2009). 10
Dans la citation précédente on trouve deux idées importantes : 1. La nécessité d utiliser les meilleures techniques, notamment de comptabilité, 2. La condition étant de conserver l identité et la spécificité des Institutions financières islamiques. Nous reviendrons sur ce deuxième point plus loin. Pour ce qui concerne la comptabilité il faut reconnaître le rôle très important rempli par l AAOIFI et les difficultés de sa mission. 11
Rôle difficile, pourquoi? Ce n est pas un organisme intergouvernemental, ses propositions n ont pas force de loi. L élaboration des normes comptables et financières suppose préalablement une harmonisation des pratiques. Les IFI sont tenues de respecter la réglementation nationale de leur pays d implantation, éventuellement présentent également leurs comptes selon les normes internationales, si elles ont des activités internationales. L activité financière islamique est en pleine évolution (nouveaux produits). 12
Même si les IFI d un pays sont membres de l AAOIFI, elles n appliquent pas pour autant les normes islamiques. On remarque une disparité importante selon le lieu d implantation de l IFI. R. Siddiqui (Thomson Reuters) lors de la 2 ème rencontre Euromoney sur la FI, la semaine dernière (28/9/2010) distinguait les pays selon 2 dimensions : -1 ère catégorie : Ceux dans lesquels le développement de la FI a eu lieu sous l impulsion du gouvernement, -2 ème catégorie : Ceux dans lesquels c est le marché qui a contribué à son développement. 13
A cet égard, il est donc logique de constater que l adoption (ou non-adoption) des normes islamiques correspond à ces deux dimensions : --1 ère catégorie : les pays dans lesquels le développement de la FI a eu lieu sous l impulsion (ou avec l appui) du gouvernement, on applique les normes AAOIFI (Bahrein, Soudan, ), --2 ème catégorie : les pays dans lesquels c est le marché qui a contribué à son développement, on applique les normes IFRS (Arabie Saoudite, EAU, ), Dans les autres ce sont les normes nationales (Malaisie, Indonésie) ou les normes internationales avec des amendements (Koweit, Qatar, ) qui sont appliquées. 14
A l heure actuelle les constats sont plutôt alarmants : -«La lecture des comptes des BI est un exercice difficile tant les concepts et les termes employés sont étrangers au jargon financier standard, le contenu informationnel des états financiers est souvent pauvre» (Hassoune, 2010). -Il est impossible de comparer les comptes des BI entre elles, a fortiori d effectuer des comparaisons entre BI et banques conventionnelles. Cette situation n est pas sans conséquences. 15
Cette non transparence a des conséquences : sur la crédibilité et plus généralement l image des IFI, Sur le développement des marchés financiers islamiques, Sur le développement d outils de gestion. En effet, la comptabilité n est pas seulement un instrument de communication et de contrôle. C est également le socle à partir duquel on peut développer des instruments de gestion : gestion des risques, surveillance des grands équilibres, gestions des actifs/passifs, pilotage de la performance, 16
Autre enjeu L IFI, particulièrement la BI, est le maillon central d une économie basée sur le partage des risques. C est le système financier qui actuellement représente la dimension économique de l islam, d où son rôle stratégique dans le développement d un système économique qui peut être considéré comme une voie alternative. La comptabilité est de nature à contribuer à la viabilité du système. Pour s en convaincre rappelons qu un système comptable est représentatif d un système économique. 17
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Il existe plusieurs courants de pensée à propos de la nature de la comptabilité. -Pour les uns elle serait inhérente au capitalisme -Pour d autres, elle est l outil essentiel au bon fonctionnement d une société communiste (Marx, 1867). -Enfin certains pensent qu il s agit d une technique universelle. En réalité si la comptabilité est universelle le cadre comptable est contingent 19
Quelques exemples sont significatifs à cet égard : -Au moment de l éclatement de l URSS, il a fallu changer de système comptable -Dans les systèmes économiques libéraux le résultat n est pas celui de l entreprise mais le résultat pour les apporteurs de capitaux. -Dans les systèmes d économie capitaliste à dimension sociale, les salariés (bien que toujours considérés comptablement comme un facteur de production) ont droit à une participation aux résultats. 20
D autres facteurs du contexte entrent en considération, comme souligné plus haut : la culture, l histoire, le mode de fonctionnement des institutions, etc. Ainsi, en France, on peut considérer que «l administratif» et «le juridique», dominent «l économique». La comptabilité est faite pour rendre compte selon des règles précises, d où des incompréhensions concernant des termes ou pratiques qui ne sont pas en cohérence avec la culture : - «l image fidèle», - «l importance relative», - la «juste valeur» - Autant de concepts et principes introduits en Europe continentale lors de l entrée du R-U dans l UE en 1974. 21
Le système comptable d un pays est également régi par ses finalités Il ne peut être me même dans un pays dont l objectif assigné à la comptabilité est d abord d être un instrument au service des investisseurs et dans un PVD qui souhaite disposer d un outil au service de sa politique de développement : aménagement du territoire, équilibre entre les secteurs, Qu en est-il du système comptable convenant aux IFI? 22
Les IFI peuvent-elles être soumises au même système que les autres entités financières? Préalablement il faut répondre à certaines questions essentielles. 1 - Les BI sont-elles des établissements financiers comme les autres? 2 - Les BI sont-elles soumises à des particularités juridiques justifiant éventuellement des traitements particuliers? 3 Les principes de la «théorie économique et sociale islamique» peuvent-ils être respectés si on applique les mêmes règles? 4 Est-on prêt à abandonner ces principes? 23
1 ère question : Les BI sont-elles des établissements financiers comme les autres? Réponse : non Elles présentent des différences importantes : - Absence d intérêt - Opérations spécifiques qui n existent pas dans le système conventionnel - Etc. 24
2 ème question : Les BI sont-elles soumises à des particularités juridiques justifiant éventuellement des traitements particuliers? Réponse : oui, Des différences existent, notamment sur les points suivantes : - Notion d entité juridique comptable -Principe de la stabilité du pouvoir d achat -Existence de comptes non-restreints -Nature commerciale (et non pas financière) de nombreuses opérations -Actifs ayant des classes de risques différentes différenciation souhaitée 25
3 ème question : Les principes de la «théorie économique et sociale islamique» peuvent-ils être respectés si on applique les mêmes règles? Citons : L importance du facteur travail, d où de l association capital-travail, La justice sociale, Le partage des risques, La participation au développement économique et social, La solidarité, Etc. Ce sont des principes d un ordre supérieur, qui ne sont pas pris en considération dans les banques conventionnelles, et que l on a d ailleurs tendance à voir s estomper dans les IFI. 26
Il nous apparaît que ces principes d un ordre supérieur ont tendance à s estomper dans les IFI. Dans un univers de compétition on se limite à respecter les interdictions : «non Riba, non» et on considère que la conformité est respectée. Un seul exemple pour illustrer : La rémunération des comptes de dépôts non restreints En principe la rémunération est fonction des résultats de la BI, elle est donc fluctuante. Pour éviter cela, on assiste à l utilisation d astuces (réserves, diminution de commission de la banque, ) qui permettent de verser une rémunération régulière (donc fixe). Ce choix, économiquement rationnel, est-il en conformité avec les principes? (Notamment celui de partage des risques et de justice sociale) 27
Il faut revenir alors à la citation du 1 er paragraphe «Il faut que les IFI adoptent les meilleures techniques de communication, de gestion et de comptabilité, afin d être vraiment contemporaines et de devenir de bons outils d investissement, servant l intérêt de tous, à condition qu elles conservent leur identité et leurs spécificités» (Cheick Abdullah Bin Bayyah, 24/11/2009). Pour les IFI, conserver ses spécificités est-il compatible avec la normalisation internationale? 28
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La comptabilité n est pas un système d information uniquement à usage interne, elle doit être conforme aux besoins des différents utilisateurs. En conséquence, son langage doit être compréhensible par tous. Il doit donc être «normé». Le processus de normalisation s est fait en trois étapes : -Le niveau national -Le niveau régional, -Le niveau mondial La normalisation n a généralement pas posé de problèmes lorsqu il s est agi d une normalisation nationale. 30
Mais lorsque les intérêts politiques et économiques poussent à une intégration régionale, le problème est alors différent. La difficulté est alors fonction de la «proximité» des entités intégrées. On peut illustrer cela par deux exemples : -L adoption d un système comptable commun en Afrique de l Ouest (le SYSCOA) a pu se faire facilement -La difficile normalisation européenne où il fallait concilier la manière de se comporter dans les affaires des européens continentaux et des britanniques. L élaboration des directives comptables européennes a d ailleurs mis tellement de temps que le processus a été dépassé par la nécessité de se situer au niveau mondial. 31
Au niveau mondial il a fallu, sous la pression croissante du besoin des groupes multinationaux, agir très vite. C est donc l idéologie du marché qui a prévalu. Il faut rappeler que ces normes IFRS : - sont d abord des normes financières, - élaborées par un organisme privé (firmes multinationales, grands cabinets d audit, - l objectif clairement affiché est de supprimer la disparité entre les informations destinées aux investisseurs (acteurs des marchés financiers). Naturellement, pour être rendues obligatoires au niveau d un pays, elles doivent avoir été adoptées par le gouvernement du pays. 32
Etant donné la manière dont elles ont été élaborées, et les objectifs pris en considération, on peut se poser la question : La généralisation de ces normes est-elle souhaitable? Le monde n est -il qu un vaste marché fonctionnant grâce à un système d information élaboré à cet effet : prendre des décisions financières optimales à l échelle du monde? En France, le choix qui a été fait est le suivant : - IFRS pour les sociétés cotées, - Système national pour les autres (la majorité), ce qui n est pas très confortable, d où la recherche d une «convergence». 33
Les options, pour un pays, sont actuellement les suivantes : 1. L utilisation d un système spécifique, adapté au contexte, mais on se coupe alors du reste du monde. 2. L adoption des IFRS, mais on risque d adopter des normes qui sont en déphasage avec le contexte. 3. L adoption d un double système. 4. L adoption des IFRS avec amendements. 34
Plan de l intervention 1. Qu est-ce que la comptabilité? A quoi sert-elle? 2. Les constats relatifs aux institutions financières islamiques (IFI) 3. Comptabilité et système économique 4. La normalisation en marche 5. Les options et leur incidence 35
Le problème de choix se situe à deux niveaux : - celui de l élaboration des normes, - celui de leur application. Les options au niveau de l élaboration des normes Les deux premières possibilités présentées ci-dessus : -système spécifique -IFRS peuvent être exclues, pour les raisons indiquées. Il reste les deux suivantes : - système «dual» (Normes islamiques + autre système) - IFRS avec amendements. 36
L adoption d un double système Cela permet de résoudre le plus rapidement le problème de l application des normes : les IFI se soumettent à 2 systèmes ( 2 types de documents) -le système imposé dans le pays - donc se conforment à la loi, -les normes islamiques. Plusieurs raisons militent contre cette solution : 1. Choix très coûteux, surtout pour les petites entités, 2. Les IFRS ne traitent pas des opérations spécifiques de la FI 3. On ne voit pas comment les IFRS peuvent être appliquées facilement et dans leur intégralité, étant donné les spécificités signalées précédemment. 37
L adoption des IFRS avec amendements C est un choix : -sage : on ne peut pas se couper du reste du monde - astucieux : n est-ce pas un moyen de faire admettre son système en évitant l inconvénient précédent? Selon l importance des amendements, on se trouvera : - soit face à un système essentiellement spécifique, - soit face à un système quasiment identique aux IFRS sauf quelques exceptions identifiées. Ainsi certains PVD, sous la pression des bailleurs de fonds internationaux, ont adopté un système qualifié de «conforme aux IFRS» mais l importance des exceptions et des options possibles est tel que l on est plus proche du système ancien que des IFRS. Cette manière de procéder n est pas critiquable, elle est même rationnelle. 38
Quel est le choix fait par l AAOIFI? Il est clair : Elaboration de normes spécifiques lorsqu il s agit d opérations spécifiques, lorsque les normes IFRS ne sont pas compatibles avec la réglementation islamique Adoption des normes IFRS dans les autres cas. 39
Options au niveau de l application des normes Toutes les IFI devraient appliquer les normes ainsi élaborées, mais l AAOIFI ne peut imposer le respect de ces normes. Même si c est un organisme reconnu mondialement et auquel adhèrent plus de 180 pays membres, il faut que les normes soient adoptées par les instances des pays d implantation des IFI. Un autre problème se pose : celui de la coexistence, dans la plupart des pays, de BI et de banques conventionnelles. En conséquence, si les BI sont soumises aux normes islamiques, les deux types d établissements financiers, n appliqueront pas les mêmes normes. Mais ce dernier problème est relativement mineur. 40
Le problème de la coexistence de deux types d établissements financiers n appliquant pas les mêmes normes est relativement mineur : 1. d une part, le système d information des BI sera considérablement amélioré et des comparaisons entre BI seront possibles, 2. d autre part, le choix effectué - c'est-à-dire l adoption des IFRS sauf les cas d impossibilité - devrait faciliter les comparaisons avec les banques conventionnelles. En effet, il s agit de deux systèmes ayant une base commune, et dont l un admet des particularités identifiables. Le même problème se pose en ce qui concerne l application des règles prudentielles et des règles fiscales. C est dans la nature des choses que lorsque l on est différent on n est pas identique. 41
Le problème qui demeure est donc celui de l application généralisée des normes comptables et financières islamiques à tous les IFI. Les soumettre à ces normes, c est leur donner l occasion d améliorer leur gestion et leur image, c est donc contribuer à leur développement. 42
Références bibliographiques Capron M. (1985), La comptabilité, Ed. La Découverte. Causse G. (2009), La finance islamique, Ed. Revue Banque. Causse G. (2000), Développement et comptabilité, rubrique de l Encyclopédie de Comptabilité, Contrôle, Audit, (Coord. Colasse), Ed. Economica. Causse G. (1996), Le choix d un système comptable dans les pays de l Est La quadrature du cercle, Congrès de l Association Francophone de Comptabilité. Causse G. et Saci D. (1995), La comptabilité en pays d Islam, in Finance et développement en pays d Islam, (coord. Traimond), ed. EDICEF. Fourastié (1976), Histoire de la comptabilité, Collection Que sais-je? PUF, 4 ème ed. Gambling T.E. et Karim R.A.A. (1986), Islam and social Accounting, Journal of Business Finance and Accounting, n 13 (1), Spring. Hamidullah M. (1977), Le Coran (Traduction), Ed. Le club français du livre. Hamidullah M. (1993), Initiation à l Islam. Hassoune A. (2010), Fonds propres des banques islamiques face aux exigences réglementaires, présentation à l IFFI, janvier. Marx K. (1867), Le capital, PUF. Saci D. (1991), Comptabilité de l entreprise et système économique l expérience algérienne, Office des publications universitaires, Alger. 43
Merci de votre attention 44