Il semble qu un nouveau scénario économico-financier se mette en place rapidement sous nos yeux. Trois faits concomitants sont mis en avant comme preuve de ce changement : La correction du prix du pétrole, qui après avoir baissé de 40%, est remonté de 45$ à 60$ ; La remontée brutale des taux d intérêt aux USA et en Europe avec une correction sanglante de 50pb pour les obligations d État allemandes et autres souverains ; La remontée de l Euro qui est passé de 1,05 à 1,12 contre Dollar. Ce mouvement d ensemble est une mauvaise nouvelle particulièrement pour la croissance européenne. Deux des principaux moteurs du regain de croissance attendu pour 2015 s éteignent : la subvention liée à la baisse du pétrole se tarit ; la subvention aux exportations liée à la baisse de l euro diminue elle aussi alors qu il s agit d une des sources de la croissance notamment allemande. Dans ce contexte pessimiste la seule bonne nouvelle qui reste est une autre subvention : celle du QE mise en place par la BCE qui permet d abreuver les entreprises en crédits peu chers. C est là qu intervient la troisième «mauvaise» nouvelle : la remontée des taux va renchérir le crédit à VERS UN ANCRAGE DE LA CROISSANCE EN ZONE EURO? l économie, les États devront payer plus cher leur dette et la pression récessionniste d une lutte contre les déficits publics se profile. Dans ces conditions il est normal que les marchés d actions européens dévissent. Nous ne partageons pas cette analyse, ni la conclusion d une retombée de la conjoncture européenne dans un marasme. Pour nous, le prix du pétrole a fait son rebond. Il a trouvé à 60 Dollars un prix d équilibre et cette hausse est déjà actée par les marchés actions. Le fait important demeure : à savoir une chute de 40% du prix du pétrole depuis 1 an passant de 100$ à 60$ qui procure un gain de croissance aux pays importateurs d énergie, particulièrement en Europe. Le taux de change de l uro ne va pas continuer à s apprécier. Sans doute 1,15 contre Dollar est-il un taux d équilibre. Deux forces contradictoires expliquent ce tâtonnement : l Europe reste une zone à très fort excédent structurel, qui joue en faveur d un uro recherché et le QE constitue un afflux de liquidités qui pénalise l uro. La croissance en Europe n est que moyennement affectée par le léger rebond de l uro. Pour carica-
turer, les exportations de la zone Euro sont d abord celles de l Allemagne, or les exportations allemandes ont une faible élasticité-prix, donc, la croissance allemande peut rester (avec l Espagne) le principal moteur de la croissance de l ensemble de la zone Euro en 2015. Une interrogation nouvelle apparait avec la correction des taux obligataires des deux côtés de l Atlantique. Elles obéissent chacune à des causes différentes et, à notre sens, elles ne témoignent pas de craintes supplémentaires sur la dynamique de croissance en Europe, au contraire. I - LA CONJONCTURE ÉCONOMIQUE RESTE FAVORABLE ET CONDUIT A S INTERROGER SUR 2016 La conjoncture aux États-Unis reste favorable. Le décevant PIB T1 de 0,2% en rythme annuel est, pour nous, un chiffre à relativiser. Les perspectives 2015 demeurent bonnes avec une croissance estimée légèrement inférieure à 3% selon la Fed. Les drivers de la croissance américaine sont identifiés : la consommation est un peu décevante avec une hausse des salaires de +2,2% en rythme annuel (idem pour les «benefits»). L investissement reste élevé, mais la vague d investissement des entreprises touche à sa fin (en baisse dans l industrie pétrolière, l énergie et la métallurgie) ; les exportations sont plus difficiles (impact Dollar). Dans ces conditions, la croissance 2016 ne serait «que» de 2,5 à 3% selon la Fed, c est-à-dire moins en 2016 qu en 2015. Or, c est justement en 2016 que la (fameuse) hausse de taux de la Fed repoussée et «attendue» pour la fin 2015 produira ses effets contra-cycliques. Le timing conjoncturel risque donc d être très mauvais et de précipiter 2016 vers un retracement marqué. L indice PMI manufacturier est stable à 51,5 venant de 53. L indicateur PMI des services reste, pour sa part, accroché à un très haut niveau de 57,8. Les indicateurs de nouvelles commandes et de production sont en hausse. Nous avions souligné il y a deux mois que le marché obligataire américain avait peu ou pas intégré la perspective de hausse des taux. La bonne visibilité de la croissance 2015 et les perspectives satisfaisantes de l emploi l ont conduit à le faire récemment et explique le rebond de 20pb depuis début mars. On remarquera que, pour sa part, le marché américain des actions n a pas intégré la probabilité d un scénario 2016 éventuellement plus médiocre qu en 2015. En Chine, l indice PMI HSBC se situe à 48,9 venant de 49,6. À notre sens, ce recul n empêchera pas l objectif de croissance de 6,8% sur l année 2015. Le gouvernement conserve de grandes marges d actions pour procéder, en cas de besoin, à une relance de l activité domestique. Il sait mener (et l a montré en 2009-2010) des politiques contracycliques. Il a déjà commencé à le faire par petites touches en baissant le taux des réserves obligatoires des banques. En zone Euro, l indice PMI composite se situe à 53 en très léger retrait depuis le 54 en mars. L indice est à 54 pour l Allemagne et l Italie, à 59 pour l Espagne, à 50 pour la France. La croissance du PNB en zone Euro est prévue à 1,5% en 2015. Elle est dopée notamment par la baisse du prix du pétrole et la baisse de l Euro. La baisse du prix du pétrole représente un supplément de croissance estimée sur 2 ans de 1,5% avec des importations d énergie qui représentaient 4% du PIB en valeur en 2014 et représenteront environ 2,8% en 2015. C est un effet «one off» sur la croissance. S y ajoute une relance de l immobilier et du crédit avec, enfin, une hausse des encours en net. Le redémarrage de l investissement productif des entreprises est plus lent, sauf en Espagne. La hausse des salaires réels par tête en Allemagne (+2%/an) qui vient soutenir la consommation est le second moteur puissant de croissance pour 2015. En Espagne, le chômage a chuté de 0,8 million de personnes depuis le début 2013, même si le taux moyen reste «quasi grec». En moyenne avec les extrêmes de plein emploi allemand et anglais, le taux de chômage en zone Euro est passé de 12,1% en 2013 à 11,3% aujourd hui. Même en Grèce, il y a eu création de +130 000 emplois par rapport au point bas. Un scénario optimiste en zone Euro serait la poursuite de la tendance et une croissance 2016 en hausse vers 2%! Ce scénario n est pas consensuel, mais il déboucherait sur un environnement totalement nouveau : celui d une reconvergence États-Unis/zone Euro, cette nouvelle hypothèse n étant pas prise en compte par les marchés. Jusqu à maintenant, le modèle est celui d une déconnexion des 2
conjonctures économiques et des politiques monétaires entre zone Euro et États-Unis. Une reconnexion des conjonctures économiques entrainerait une hausse de l' uro et un retour possible du taux de change à 1,2 ou 1,3 contre Dollar. Elle impliquerait aussi, à terme, une remise en phase des politiques monétaires et une sortie du QE européen plus rapide que prévu. II - UN PREMIER BILAN DU QE ET SES CONSEQUENCES La vision dominante du marché est que le QE se déroule bien. Le bilan de l Eurosystem est passé de 3 900 Md fin 2014 à presque 4 200 fin mars. On se souvient que l objectif était en première ligne d augmenter le total de bilan de 600 à 1 000 Md. A ce rythme-là, la fin est programmée pour septembre 2016. Cependant, si on prend la borne inférieure, la moitié du chemin est faite. La BCE va plus vite et plus fort que prévu. Se pose alors la question d une sortie anticipée et cela d autant plus que le réel objectif est la remontée de l inflation et le redémarrage du crédit. Sur ces deux aspects, les nouvelles sont favorables. La courbe des Bunds a proposé un rendement négatif jusqu à 7 ans. Il en est de même pour la courbe des Emprunt CHF 10 ans. Par contagion, les taux au Danemark sont devenus hyper négatifs pour éviter l appréciation de la devise. Toujours par contagion, les entreprises ont emprunté aussi à taux négatifs (EDF à 5ans). Cela signifie implicitement que le taux de défaut n est plus ni pricé ni jugé important. Cette anomalie est en train de disparaître. On assiste à un déversement de liquidité de la BCE. Le montage du QE est organisé de manière à privilégier les créances représentatives d investissement de l économie réelle, c'est-à-dire les obligations sécurisées et les titres issus de titrisation. L effet a été obtenu et les marchés boursiers ont été à la fête : l Euro a baissé, le crédit repart. Sur ce dernier point, cela n a rien à voir avec le QE car le rebond est antérieur (croissance des encours nets de crédit zone Euro aux non financiers de +0,8% YoY) ; la masse monétaire M3 augmente à un rythme de 4,6% par an. L'effet «gueule de bois» a récemment eu lieu avec la correction sur le marché obligataire. Se pose la question : excès de liquidité ou excès d épargne? L excès de liquidité est évident et mécanique. C est l explication satisfaisante en première analyse car elle est immédiate. Le débat sur la désinflation/déflation a tourné court. La réponse est claire : les économies européennes sont en phase de désinflation technique liée au point bas du cycle économique / au choc exogène majeur de la baisse du coût de l énergie. Cette thèse a tourné court, la conjoncture repart de manière hétérogène. Surtout par un effet de base, le prix du pétrole est intégré dans les indices de prix et peut maintenant techniquement rebondir et redevenir positif. Mécaniquement, la remontée à zéro de la contribution du prix du pétrole à la désinflation est prévue pour décembre 2015. Compte tenu des autres composantes de coût, la fin de la désinflation en Europe est prévue pour les chiffres d avril ou de mai 2015. En effet, l'inflation HCP (YoY) en zone Euro n est plus que de - 0,1%. L indice «core» reste faible à 0,6% en GA mais l inflation allemande est «solide» à 1,2-1,3% en glissement annuel. Les perspectives sont orientées vers un retour à la normale. Les swaps d inflation à 5 ans en zone Euro sont remontés et se situent à 1,7%, ce qui correspond aux objectifs de la BCE. L explication première de la hausse des taux obligataires en zone Euro est donc la ratification de la fin de la désinflation et le retour à une inflation normale dans les taux nominaux. L explication des taux nominaux négatifs par des inflations négatives ne tient plus. C est là une cause très différente de celle de la correction obligataire américaine qui trouve sa source dans la ratification de la politique monétaire de la Fed. Il était donc normal que les mouvements de taux soient d ampleur différente puisque la correction obligataire a été ici de 50pb contre 20pb là-bas. S y ajoute en Europe une «prime» d embellie de croissance. Effet collatéral : le QE a enclenché des tensions qui mettent à nu une montée des risques systémiques. 3
Il s agit d abord mais pas uniquement de l éventualité d un défaut partiel de la Grèce. Techniquement, cette dernière est en défaut : les rentrées fiscales sont catastrophiques ; la question n est pas la couverture des dépenses publiques par les recettes, mais la couverture des fins de mois, c est-à-dire le financement de la paye des fonctionnaires dans un pays qui en compte beaucoup. La BCE fait les fins de mois de l État grec. La décote appliquée par la BCE aux titres grecs admis en collatéral est de 50% ; le taux des emprunts d État à 3 ans est de 30% ; la dette publique représente 177% du PIB. La prochaine échéance FMI est prévue le 12 mai à 760 Millions de $ (plus les intérêts) et le problème est qu on ne négocie pas avec le FMI. S il y a un défaut avec le FMI, cela déclenchera celui du FESF (encours sur la Grèce 142 Md ). L événement «défaut» n appartient plus aux partenaires mais aux agences de rating. Le FMI est en première ligne. L Europe, hypocritement, va-t-elle faire l échéance au profit du FMI? La réponse est essentiellement politique et sera vraisemblablement positive. Derrière les jeux de rôle dans cette tragi-comédie financière, il y a, avec le QE, une renationalisation des dettes publiques détenues massivement par les banques domestiques : l encours de dettes publiques détenues par les banques de la zone Euro représente, en valeur, 18% du PIB. La marge des crédits consentis à taux fixe est environ de 2%. C est faible pour assurer la rentabilité nécessaire aux fonds propres des banques. La mise en place du Quantitative Easing améliore l économie de la zone Euro (en particulier par la dépréciation de l Euro), mais fait apparaître des bulles (avec un écrasement complet des primes de risque) sur les prix de tous les actifs. C est donc un choix risqué pour la BCE. L excès structurel d épargne est aggravé par le QE. Cela a conduit à un déséquilibre des marchés obligataires, avec des taux négatifs en Europe, qui se reporte sur les institutions financières. Les compagnies d assurance font, pour leur part, face à une chute de la rentabilité de leurs actifs. En face, elles ont des engagements à servir (assurancevie ) ou des frais fixes des réseaux de collecte de la partie «retail». La réaction normale devrait être la hausse des spreads mais la concurrence est forte et la demande de crédits faible, d où une faiblesse de marges (notamment pour les prêts immobiliers et les prêts aux entreprises en France). Des moins-values sur portefeuilles propres sont à craindre en cas de correction de prix obligataire. Les ratios prudentiels pourraient être menacés. Les fonds de pension ont restructuré leurs portefeuilles en 2013-2014, en revendant leurs positions actions (sans perte comptable) et en se repositionnant sur l obligataire. Le problème est que cet obligataire est de longue duration et ne dégage pas ou peu de coupon. Il existe des possibilités de «flash crash» technique : le manque de liquidité des marchés obligataires corporate est réel. L activité de market making est pénalisée par les normes prudentielles, d où une limitation des portefeuilletitres de trading des banques. À certains moments, il peut se produire des micro-coupures. On rappelle qu il y a eu un «flash crash» sur le marché des T Bonds américains avec une chute de 33bp de taux de l obligation à 10 ans en cours de séance en octobre 2014. CONCLUSION THÉMATIQUE Après trois mois et demi consécutifs de hausse des marchés financiers principalement européens concomitamment à un contre-choc pétrolier, un faibleuro contre Dollar et un environnement de taux bas conforté par la mise en place d un QE par la Banque Centrale Européenne, les investisseurs ont dû tout récemment faire face à une forte et rapide volatilité sur les marchés financiers toutes classes d actifs confondus. Les premières raisons annoncées ont été : un PIB T1 américain décevant (+0,2% yoy en première estimation), un prix du baril en croissance de plus de 50% sur ses plus bas récents, facteur de déstabilisation des pays à forte dépendance énergétique, et en conséquence de quoi un Dollar contre euro orienté à la baisse dans le sillage d une convergence des rythmes de croissance de chaque côté de l Atlantique. Il est certain que les marchés cherchent un point d équilibre dans l attente d y voir plus clair sur la réalité 4
économique américaine : le T2 sera déterminant, annonçant par ailleurs la normalisation de la Fed autant dépendante que nous des données économiques à ce jour. Nous pensons qu il est ici question de perception de marché : La croissance américaine, si l on exclut les éléments météorologiques et ponctuels (grève des dockers) du T1, devrait toujours disposer de deux moteurs de croissance que sont l immobilier et la consommation. La zone Euro devrait conforter sa reprise avec la poursuite de l amélioration du cycle de crédit (entamée bien avant le QE), un moral des ménages en hausse significative (même si le consensus est encore réservé sur ce point), une légère détente de la situation du marché du travail (Espagne, Italie) voire des augmentations de salaires (Allemagne), de meilleurs équilibres budgétaires renforcés par le QE. En outre, la hausse récente du prix du pétrole conjuguée à un raffermissement de l uro ne nous apparaît pas en mesure d entamer significativement l amélioration conjoncturelle de la zone Euro. Il nous semble que le mouvement récent des taux obligataires marque le point bas dans un contexte où le marché abandonne l idée d une déflation en zone uro. Cependant, bien que l horizon maximum du QE soit fixé à septembre 2016, il est possible pour la BCE de l interrompre à tout moment, celle-ci s étant explicitement ménagée la possibilité d avancer cette date. Le scénario d une sortie anticipée du QE n est pas valorisé actuellement malgré le récent «sell-off» obligataire. Dans ces conditions, la fin prématurée du QE et le retour vers des taux d intérêts «normaux», c'est-à-dire compatible avec la croissance potentielle et l inflation future, pourraient donner une correction de taux de l ordre de 100pb. Il existe donc un risque obligataire de long terme qui pourrait rappeler la correction des taux de 1994. Les actions européennes, et tout particulièrement les exportatrices, ont sensiblement surperformé depuis le début d année en adéquation avec les moteurs économiques précités. Pour affronter la période de transition en cours (stabilisation du marché obligataire, visibilité sur la croissance T2 américaine), nous recentrons notre approche transversale sur trois thèmes. Nous conservons le thème «Situations spéciales» convaincus que les excès de liquidités et la guerre des changes offrent toujours des opportunités et «Taux d intérêt bas» (coût du capital orienté à la baisse, pérennité des cash-flow, capacité de rendement). Nous introduisons le thème «La reprise domestique» en zone Euro, suite à l amélioration des conditions de crédit, l accélération des PMI new orders et des indicateurs de confiance et d un niveau de stocks bas. L augmentation du pouvoir d achat allemand ainsi que les effets positifs des politiques d emploi en Italie et en Espagne nous confortent dans ce nouveau thème. Hubert de LA BRUSLERIE Isabelle DELATTRE 5