Une goutte d eau dans la mer

Transcription

1 Christian Soleil Une goutte d eau dans la mer Contes et récits bouddhiques Publibook

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3 Pour Hevis Cheung, en souvenir d un hiver londonien,

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5 Comment éviter qu une goutte d eau ne sèche en un jour?

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7 En la jetant dans la mer. (proverbe bouddhique)

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9 Une voiture pour la vie (Japon) Une voiture tirée par des chevaux roule à vive allure sur un chemin parsemé de cailloux, de nids-de-poule et d ornières. Les chevaux avancent parfois au trot, d autres fois au galop, et quelquefois ils se cabrent sans raison apparente. Le cocher fait ce qu il peut pour les maîtriser, mais il n est pas toujours assez vif, ou bien il lui arrive de l être trop : il obtient alors l inverse de ce qu il cherche. Le claquement de son fouet au-dessus des oreilles animales a des effets qui ne sont pas toujours prévisibles. Des rideaux sont tirés aux vitres de la voiture. On ne peut pas voir ce qui se passe à l intérieur. A l intérieur siège un mystérieux passager, qui n est connu de personne. Il est lui-même silencieux. On ne l entend jamais. Quand il estime que les choses commencent d aller mal, et que la conduite du cocher ou l emballement des chevaux, dépassent l entendement, il se contente de tirer une sonnette d alarme. Cette voiture est comme nous. Nous avançons sur le chemin inégal et parfois chaotique de l existence, en interdépendance avec notre environnement. Les chevaux symbolisent les émotions. Ce sont elles qui nous font avancer ; elles sont donc nécessaires. Mais elles peuvent nous emporter trop loin, trop vite ou trop fort : il est alors nécessaire de les maîtriser, de les dominer, de les conduire. Tel est le rôle du mental, représenté par le cocher. Et quand quelque chose ne va pas, quand un déséquilibre se fait jour dans cet équipage, le mystérieux 13

10 passager (notre inconscient), tire la sonnette d alarme (les souffrances) qui alertent la voiture (notre corps). La souffrance est le signe d un dérèglement, d un déséquilibre, d une dysharmonie. C est le chemin que prend l inconscient pour s exprimer. C est son langage. Au cocher d apprendre à le lire et à le comprendre. Café la Nuit Vincent Van Gogh, Place du Forum, Arles, 20 avril Dominer son desir 1 (Inde) Le jeune moine Tashin vient d effectuer sa retraite de trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours dans la grotte sacrée à flanc de montagne. Il rentre dans le monastère du Ladakh où il vit depuis l âge de cinq ans, et où il étudie les textes sacrés. Il a toujours été un disciple exemplaire. Sa méditation est profonde, sa connaissance des soutras aussi parfaite que possible, et son comportement est un modèle pour tous ses jeunes camarades. Pourtant, jour après jour, son vieux maître sent bien que Tashin, peu à peu, s éloigne de la parole du Bouddha. Au cours d une fête traditionnelle, il surprend le regard de son élève rivé au visage d une jeune femme. Il comprend dès lors que le jeune homme est la proie du désir, et que ce désir, mal maîtrisé, peut remettre en cause des années de travail sur soi et sur les textes sacrés. Après une brève explication, au cours de laquelle Tashin s étonne de voir son maître en colère, le vieux moine invite son disciple à parler de ce qui le trouble. «Depuis l âge de cinq ans, je vis comme le Bouddha après son Eveil!» lui lance alors Tashin dans un mouvement de 1 Thème du film Samsara. 14

11 fureur à peine contenue, en lui montrant de l index le grand bouddha doré qui trône dans la salle de méditation. «Je n ai rien vécu de la vie. Lui, au moins, avant de partir mener l existence d un ascète dans la forêt, il a vécu vingtneuf ans comme un prince, il a eu une femme, il lui a fait un fils, il a connu les plaisirs de l existence. Qui sait s il aurait connu l Eveil sans cette existence préalable?» Le vieux maître redoute que l expérience de la vie, le samsara, ne retienne son disciple loin de l Eveil. Plonger dans le cycle des renaissances perpétuelles pourrait bien empêcher son jeune élève de revenir à l essentiel ensuite. Mais en même temps, il sait que toute expérience vécue avec le sens du sacré nous fait progresser sur la Voie. Et que peut-il faire, aujourd hui, face à l énergie du désir de ce jeune homme qu il connaît si bien? Il lui fournit une carte et un cheval, et l invite à aller dans le monde. Au bord d un lac, Tashin se met nu. Il se baigne et troque ses habits de moine pour une tenue de ville. Il ne sait pas qu il a quitté le monastère pour des années. Il trouve du travail dans une ferme, tombe amoureux d une belle jeune femme qu il épouse. Quelques mois plus tard, elle lui donne un fils. Passées les premières années de bonheur pur, parce que tout neuf, Tashin se rend compte que le désir appelle le désir, que son assouvissement n est jamais que provisoire, et ouvre la porte à un désir nouveau, que ce cycle est sans fin. Il se croyait fidèle : le voilà attiré par une autre femme que la sienne. Il se voulait juste et loyal : il réalise que la possession réveille en lui un sentiment d avidité. Son esprit avait toujours été au repos, calme comme un lac étale, maîtrisé comme un cheval domestique. Le voilà qui bondit et qui se cabre, torrent impétueux dégringolant la montagne, étalon fougueux qui se cabre. Tout est souffrance. Les moments de souffrance, bien sûr, 15

12 qui semblent ne jamais vouloir s éteindre. Et les moments de plaisir contiennent en eux la souffrance de leur fin. Un événement va précipiter la décision de Tashin. Un cavalier arrive un jour de printemps dans la maison qu il occupe avec sa femme et son fils au cœur d une vallée du Ladakh. Il le regarde approcher dans un nuage de poussière, et ne le reconnaît qu au moment où il met pied à terre : c est un de ses anciens camarades de monastère, qui vient l informer de la mort récente de son maître, et lui apporter une missive que ce dernier lui a écrite juste avant de partir. Tashin déplie le rouleau de parchemin et lit le message qui lui est destiné. Le maître y déclare qu il se rend compte, au seuil de la mort, qu il n a pas achevé sa mission. Il veut revenir dans le samsara sous une autre forme après sa disparition physique. Il espère que sa route croisera alors à nouveau celle de Tashin, et conclut en posant au jeune homme une question essentielle : «Que vaut-il mieux? Satisfaire mille désirs ou en dominer un seul?» La décision de Tashin est donc prise. Une nuit, alors que sa femme et son fils dorment paisiblement sur leur couche, il se lève, s habille, prépare un sac dans lequel il ne jette que le strict nécessaire. Il s attarde devant la vision de ce monde qu il quitte à tout jamais : la courbe du corps de sa femme sous les couvertures, le visage endormi de son fils dont son doigt caresse délicatement la joue. Puis il tourne le dos à cette maison, à cette vallée, à tout ce qui l attache, et il marche, il marche, il marche. Il escalade des montagnes, traverse des vallées, des plateaux, des rivières. Il parvient enfin, épuisé, au bord d un lac, où il se met nu. Puis il se baigne, se rase les cheveux, revêt ses anciens habits de moine. 16

13 Bientôt, il parviendra au monastère où son détour l a mené. Devant ses portes, il s effondrera de fatigue et de souffrance, le regard tourné vers le ciel. C est qu il lui faut mourir à la vie, mourir au samsara, et cela ne va pas sans mal. Il lui reste une éternité, à regarder pleurer les pierres. Jardins de la Fondation Alexandra David-Néel, Digne, 21 avril La princesse et le tissu en fil de lotus (Japon) «Nos vrais amis ne nous défendent pas auprès de ceux qui nous critiquent. Ils ne les fréquentent pas.» (Jean Cocteau) La princesse Hasé était une fort belle fille. Qui est plus, on disait qu elle était la plus belle parmi toutes les belles créatures de Nara. Sa démarche, son allure, l élégance de sa mise inspiraient le respect, quand ce n était pas la vénération, et tous les garçons qui la croisaient sur leur chemin tombaient systématiquement amoureux d elle. Il faut dire que la princesse Hasé était de la meilleure naissance. En effet, son père, Toyonari Fujiwara, était ministre, et sa mère, Murasakinomaé, si elle était morte quand elle avait cinq ans, avait laissé un souvenir vivace dans la population de Nara. On vantait encore aujourd hui son port altier et son charme, qui avait fait chavirer quelques-uns des plus beaux esprits de la ville. Hasé n avait que sept ans quand son père Toyonari s était remarié. Hélas, sa belle-mère, Teruhinomaé, si elle n était pas dénuée de certains avantages plastiques, n en avait pas moins le cœur pervers. Elle n eut pas tôt fait d épouser son père, qu elle commença d éprouver une jalousie d une énergie extraordinaire à l égard de la jeune princesse. Bien sûr, tout le monde parlait de Hasé dans des 17

14 termes louangeurs. Sa beauté extérieure apparaissait aux yeux de tous, si bien que l on évoquait le plus souvent sa beauté intérieure, la gentillesse dont elle savait faire preuve à l égard de chacun, et notamment des plus démunis, ses qualités d écoute, sa grande compréhension, mais aussi la grâce qui semblait auréoler le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles coulant de sa bouche comme une musique harmonieuse. Pour sa belle-mère, c en était trop. Cette jeunesse et cette grâce, qui l avaient quoi qu on en dise depuis longtemps quittée, lui apparaissaient comme une insolence, un scandale, une injure. Pour elle, Hasé devait laver cet affront à sa maturité déclinante. Aussi se montrait-elle à l égard de la jeune princesse d une dureté incomparable. Elle lui donnait à faire toutes les besognes les plus viles et les plus désagréables. Elle s efforçait de la rabaisser toujours plus bas que terre, prenait soin de l humilier, diminuait systématiquement ses mérites. Mais à toutes ces bassesses, la princesse répondait avec bienveillance, et elle ne se départissait jamais de son plus tendre sourire, ce qui ne laissait pas d agacer sa bellemère. Cette dernière voyait un orgueil démesuré là où il n y avait au contraire pas la moindre trace d ego. C est le propre des sentiments négatifs que de s autojustifier en adaptant la réalité du monde à leurs propres schémas. La princesse Hasé faisait donc preuve d une constante et sincère affection à l égard de sa belle-mère. Elle avait treize ans quand le roi, le maître de son père, tomba gravement malade. Le roi lui demanda : «Princesse Hasé, je ne peux pas dormir à cause des forts bruits d eau. Entendez-vous le tumulte de la rivière? On m a dit que vous aviez le don du poète. Voudriez-vous composer un poème pour que le dieu de la rivière diminue l intensité de son flux? 18