Pourquoi avez-vous choisi cette famille-là?

Transcription

1 Compte rendu de la rencontre du 24 février 2009 avec René Grando, au collège-lycée Vincent Auriol à Revel Rédigé à partir des échanges entre les élèves et l'auteur René Grando est venu communiquer ses connaissances sur la Guerre d'espagne et l'accueil des réfugiés espagnols sur notre territoire. Ce journaliste spécialiste de cette question est l'auteur du documentaire : Espagne-France, deux guerres pour la liberté que nos élèves ont visionné pour découvrir M. Jimenez, héros discret de cette époque. Pourquoi avez-vous choisi cette famille-là? Cela fait trente ans que je travaille sur cette période-là en tant que journaliste et non pas historien. Aujourd'hui, c'est le 70 ème anniversaire de la fin de la guerre civile et je tenais à évoquer l'engagement des réfugiés espagnols qui n'ont pas hésité à se battre ensuite dans la guerre française. C'est le hasard des rencontres qui m'a fait découvrir M. Jimenez. Dans mon réseau de connaissances, on avait entendu parler de ce héros très discret. Avant de commencer mon film, il y a eu de longs entretiens avec M. Jimenez. Car c'est quelqu'un qui ne se livre pas facilement, un héros inconnu que les gens croisent dans Toulouse sans savoir son histoire. Cette histoire m'a touché, car il n'avait que 17 ans quand il s'est engagé, un fusil à la main! Fidèle à ses convictions, il s'est engagé dans la guerre bien qu'il ait horreur des armes. Il était de la CNT, syndicat anarchiste qui représentait un mouvement ouvrier très puissant en Espagne, de 5 millions de personnes. Il s'est battu pour ses idées, a subi la défaite, l'exode, mais a continué le combat en s'engageant dans la Résistance française. Il aura tenu un fusil de 1936 à Toute sa jeunesse en somme. À la libération, il est resté fidèle à ses principes en créant une coopérative ouvrière où tout le monde a la même part dans l'entreprise.

2 Comment avez-vous pu reconstituer son histoire? Comme beaucoup d'espagnols de cette génération, il a gardé de nombreux documents administratifs, justifiant son parcours, car les Espagnols étaient des «sans papiers» en France. Et même si à 90 ans, il a bonne mémoire, les événements imprécis étaient complétés par des souvenirs comme ses médailles militaires! Quand on interroge des gens qui ont fait la guerre, ils ont des «pudeurs», une certaine réserve, car l'horreur est difficile à raconter. Ils restent dans des généralités, à la surface des choses. Ils ont tué sans le vouloir : c'était la guerre et l'urgence qui faisait agir. Les gens torturés ne peuvent pas raconter. Comment M. Jimenez a perçu votre documentaire? Quand ce film est passé sur grand écran, cela a été très dur. Il a livré toute sa vie. Et il a fallu que je voie sa réaction pour comprendre l'impact de mon travail. Où vous êtes-vous documenté? En croisant les informations à partir des journaux, des agences de presse, en interrogeant des témoins et en récoltant auprès de leurs archives personnelles des photographies de la guerre civile espagnole. Reste-t-il aujourd'hui des zones d'ombres dans la guerre d'espagne? Il y a eu dès 1939 une terrible répression contre tous les Républicains espagnols, sous le régime de Franco. Ce régime fasciste, qu'on appelle aujourd'hui national-catholique, fut responsable d'exécutions en masse, de massacres sans procès, de peines de mort ou de prison pour tous ceux soupçonnés d'avoir eu des responsabilités politiques ou syndicales (être enseignant ou instituteur était suffisant pour être soupçonné) personnes furent incarcérées entre 1939 et 1950, fusillées, massacrées systématiquement. Aujourd'hui, on veut ouvrir les fosses communes, faire des fouilles et identifier

3 les morts. On peut consulter les archives de la guerre civile au Centre de documentation de la mémoire historique de Salamanque. Il faut souvent attendre entre 40 et 60 ans pour commencer à éclaircir vraiment une période historique. Les Espagnols commencent enfin à obtenir des récompenses officielles, notamment pour leur rôle important dans la Résistance française. C'était des jeunes préparés à la guerre, organisés, qui ont structuré nos maquis. En Ariège, les maquis étaient 100% espagnols! Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette époque? Je suis de Perpignan, où les réfugiés espagnols ont été nombreux. Et puis j'ai été journaliste en Espagne et j'ai vu l'arrivée de la démocratie. Mon histoire se situe aussi bien en France qu'en Espagne. En 1979, pour faire une rétrospective sur la fin de la guerre, j'ai commencé à mener une enquête simple au départ sur l'exil des Républicains. Et j'ai découvert l'histoire des Espagnols incarcérés dans des camps en France. En 1979, il n'y avait aucun travail d'historien sur la question. Seuls les historiens anglo-saxons avaient commencé à écrire sur le sujet. J'ai donc compris que j'avais un «scoop» journalistique : personne n'avait travaillé pour mettre en lumière cette histoire enfouie. Et en tant que citoyen, je trouve que c'est de notre devoir d'être porteur des valeurs transmises par cette République espagnole : des valeurs telles que laïcité, partage, ou justice, défendues au prix de la vie de jeunes engagés. Mon père était militant socialiste dans les années 1930 et a soutenu ce mouvement en participant à la contrebande d'armes, plus ou moins admise par les autorités françaises. Quel a été votre métier de journaliste? J'ai travaillé à L'Indépendant à Perpignan, en «free lance». Il faut savoir prendre des risques pour proposer des photographies pertinentes. Puis j'ai travaillé pendant 13 ans pour la télévision catalane, pour ensuite être journaliste salarié à La Dépêche du Midi.

4 Il est vrai que la presse écrite perd son public, concurrencée par la télévision ou internet, et réduit donc son personnel. Et cela devient difficile d'entrer dans le métier. Comment êtes-vous passé du documentaire au roman? Pour un documentaire, il faut être précis avec les événements. L'intérêt d'un roman, c'est de donner un souffle différent. Les personnages se mettent à vivre et nous échappent un peu. Et puis, il n'y avait pas de roman sur l'exil ou l'exode des Républicains : et mon livre tient depuis 18 ans en librairie, ce qui est un record! Par contre, à Paris, cela n'intéresse pas, seuls les maisons d'édition régionales sont réceptives. Pourquoi ce titre «Les Babouins du zoo de Barcelone»? Quand on fait un livre, on peut se permettre des libertés et faire passer des sentiments. J'ai travaillé un an et demi à Barcelone et pour me détendre j'allais regarder les singes du zoo. C'est très instructif au niveau des comportements de groupe. Et à Perpignan, on allait voir les camps des réfugiés le dimanche comme on va au zoo. C'est agréable quand on est du bon côté des barbelés. Quels sont les événements? À la fin de la guerre civile espagnole, tous les Républicains sont obligés de fuir le régime de Franco qui les poursuit sans relâche pour les exterminer réfugiés arrivent au nord de l'espagne pour passer les Pyrénées. Au début, les frontières sont fermées, malgré les traités passés entre la République française et la République espagnole. Mais la France sous la pression du nombre accepte d'ouvrir ses frontières aux femmes, aux enfants et aux blessés. Tous seront logés en dessous de Paris ou Brest. Quand 30 ou 50 réfugiés arrivent dans les villes, l'accueil est positif : des collectes s'organisent, on loge dans les écoles ou les mairies les réfugiés, partis sans rien. Mais pour les soldats désarmés, il n'y a rien de prévu, que la peur au

5 bout du chemin. Dans l'opinion française, on a une grande méfiance pour cette Révolution où le peuple a vraiment eu le pouvoir, où des expériences de collectivisation ont été tentées. La presse est redoutable et multiplie les caricatures. Du coup, l'accueil est particulièrement dur pour ces hommes qui effraient. On crée des camps de concentration sur les plages en créant des espaces entourés de fils barbelés. Aucune installation sanitaire. Les conditions sont rudes, l'hiver est glacial. Beaucoup meurent sur la plage hommes sont parqués à Argelès, à à Saint-Cyprien, à Barcarès et à Collioure, un camp disciplinaire pour les fortes têtes politiques. En 1939, la France mobilise. On convertit ces Espagnols en main-d'oeuvre bon marché : on crée les compagnies de travailleurs étrangers pour les mines de fer ou de charbon. Vichy reprend ensuite la même formule. Mais pour échapper à la réquisition, beaucoup s'enfuient dans les maquis. Et dans la Montagne Noire, il existe un monument aux morts où figurent les noms des Espagnols morts dans ce maquis Espagnols seront déportés. Ces camps serviront ensuite pour enfermer les Juifs avant leur déportation en Allemagne. Pourquoi la France était-elle si mal préparée à recevoir ces réfugiés? Tout d'abord, le gouvernement espagnol minimisait sa défaite et la presse espagnole relayait cet optimisme. Ensuite, la France refusait de voir la réalité. Les historiens parlent «d'indifférence stratégique». Par ce manque d'accueil, on incite la population espagnole à rentrer au pays malgré la répression. Après la fin de la guerre, des dizaines de milliers d'exécutions ont lieu en Espagne. Pourquoi le pardon n'était-il pas envisageable pour ceux qui rentraient au pays? Pendant la guerre et pendant le franquisme, de 1936 jusqu'à 1977, il y a eu une véritable croisade contre l'esprit révolutionnaire. La mystique franquiste soutenait que «Dieu étant avec eux», «Un bon espagnol est un espagnol catholique», «S'il le

6 faut, on fusillera la moitié de l'espagne». Tous les sympathisants de la République étaient suspects : syndicalistes, instituteurs prisonniers et exécutions en sont le résultat. Dans les années 1970, une amnistie relative a permis le retour de certains exilés, mais il fallait pouvoir «prouver son innocence». Quelle est la position de l'espagne d'aujourd'hui par rapport à cette période? En 1980, on ne voulait pas en entendre parler. On parlait de l'europe et revenir sur la guerre était ressenti comme de l'archéologie. Vingt après, le Musée Mémorial de l'exil ouvre ses portes à La Jonquera en Espagne, et un gros travail de mémoire commence. C'est la mémoire des vaincus qu'on défend. Et la télévision commence à parler de comptes non réglés. C'est la nouvelle génération qui reprend le flambeau. Les Républicains espagnols eux, ont apprécié cette réhabilitation en constatant : «Nous, on en a parlé mais plus personne ne nous écoutait. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire.» Aujourd'hui, M. Jimenez touche une retraite d'officier en Espagne pour avoir défendu son pays et le roi d'espagne a officiellement salué les Républicains. Par contre, en France, il y a une certaine gêne car ce n'est pas un passé glorieux. Et on a mis 50 ans à reconnaître officiellement l'implication des Républicains dans la Résistance française. En août 2004, M. Chirac remercie officiellement les derniers héros espagnols vivant à Paris. Qu'avez-vous ressenti en interrogeant ce héros? Du stress et de l'émotion. M. Jimenez est quelqu'un qui ne se livre pas beaucoup. Et il est vrai que le documentaire nous a dépassé. Tout cela ne nous appartient plus. C'est un documentaire qui réveille la mémoire et la conscience collective. Comment les enfants de M. Jimenez ont-ils vécu leur arrivée en France? Le premier enfant avait 9 ans. C'était très difficile pour lui car il ne parlait pas la langue et a ressenti du rejet par rapport à ses origines. Le troisième enfant, qui est né en France, a éprouvé bien moins de difficultés pour s'intégrer.

7 On peut constater que souvent les enfants de ces réfugiés sont devenus éducateurs, professeurs, politiques... Avec cette volonté de transmettre des valeurs et de s'engager auprès des autres. Etiez-vous personnellement concerné par cette guerre? Non. Grando est un nom Catalan, mais mon père était militant socialiste à Perpignan et participait aux convois de ravitaillement ou d'armes vers l'espagne. Mais je ne l'ai découvert qu'après sa mort. Mon implication tient essentiellement à mon indignation citoyenne. Comment conclure? La défaite des Républicains a malgré tout été porteuse d'espoir. Ce sont des gens qui se sont engagés jusqu'à la mort pour défendre leurs idées... Ce sont ces mêmes personnes qui ont alimenté les maquis et permis la victoire en France contre le nazisme, et qui continuent de soutenir les générations futures en leur apprenant à dire non à l'injustice.