Observez ces français d Algérie d alors tellement sûrs de leur bon droit qu ils en oubliaient tout réalisme surtout dans les pires moments de leurs

Transcription

1 Préface de l auteur La sensibilité du sujet demeure tellement à vif dans les cœurs et les esprits que le fait d évoquer la guerre d Algérie s assimile encore à un acte d engagement personnel et politique à travers lequel, chacun, partisan ou adversaire bascule, selon ses opinions, dans l adhésion enthousiaste ou le rejet méprisant. Autant d écrits, de débats et d analyses, de relations filmées réelles ou romancées dans lesquels les uns et les autres avouent ne jamais se retrouver. Autant d engagements à droite comme à gauche, autant d expressions passionnelles de rapatriés indignés, de militaires frustrés ou d anticolonialistes convaincus, autant de regrets perdus et de honteux abandons ne réussissent pas à ouvrir les yeux d un peuple de France volontairement aveugle car trop lucide pour être fier de son histoire. Quant aux autres, chacun détient, en toute bonne foi, sa part d innocence ou d irresponsabilité : Prenez les politiques et l escalade de leurs mots et formules qui ont tant impacté les esprits : de la pacification à l indépendance en passant par l intégration et l autodétermination! Evolution logique dictée par les événements direzvous!! Tournez-vous vers les militaires nourris de l illusion du pouvoir habilement entretenue par les subtiles et insidieuses emprises des politiques, meilleurs experts qu eux-mêmes dans l art du camouflage, celui qui consistait à mettre en avant l opinion métropolitaine incapable de la moindre analyse sérieuse car trop obnubilée par la présence de ses appelés outre Méditerranée pour la plupart hostiles à une guerre qui n était pas la leur. 7

2 Observez ces français d Algérie d alors tellement sûrs de leur bon droit qu ils en oubliaient tout réalisme surtout dans les pires moments de leurs souffrances. Voyez, enfin, ces musulmans souvent partagés, toujours circonspects et jamais, à bon droit, véritablement convaincus par la tiède contre argumentation des thèses françaises face à l incandescente propagande du FLN et ses amis. Ce récit n ajoute rien au débat polémique. Il se présente comme le témoignage sincère d un jeune appelé métropolitain à qui les circonstances ont donné un angle d observation particulier. Eclairée par une évolution mesurée dans le temps et l espace, la vision de ce garçon prend petit à petit une dimension originale faite d un mélange de passion et de rationalité. Il cerne avec pertinence, car il les vit, les angoisses, les «blues», et parfois les révoltes d une jeunesse meurtrie. Il évoque avec sensibilité, parce qu il les partage de l intérieur, les déchirements et les souffrances d une population civile européenne exaspérée. Il cherche aussi à comprendre le monde musulman qui l entoure. Et puis, surtout, il décrit avec émotion les embellies liées à la rencontre attachante des êtres et à leur découverte avec, en point d orgue, la révélation amoureuse enchanteresse sur laquelle il bâtit sa vie. Et, tout cela progresse avec l évocation concomitante des événements en toile de fond qui permettent de situer les problèmes dans le contexte du moment. Les faits historiques relatés restent à l écart de toute interprétation que l on pourrait juger tendancieuse et leur authenticité demeure vérifiable. Les omissions de faits sont purement involontaires et les décalages temporels d événements n altèrent en rien la sincérité du propos. Malgré les précautions prises, un récit basé sur la seule mémoire de l auteur n échappe jamais à quelques omissions ou confusions innocentes. En tout état de cause, cette autobiographie met en relief des personnages réels, vivants ou hélas disparus aujourd hui. Pour sauvegarder leur 8

3 anonymat les êtres proches du petit «frangaoui» ne sont pas désignés par leur véritable identité contrairement à la plupart des autres personnages cités plus éloignés. Mais l histoire est vraie, sans dissimulation volontaire ni outrance délibérée. Néanmoins, il est possible qu en parcourant les lignes qui suivent cette préface, le lecteur éprouve l indéfinissable malaise d une manipulation pernicieuse envers les thèses de l Algérie française de l époque par le biais masqué du romanesque attendrissant de l histoire. Qu il se rassure! L auteur lui-même, ne parvient pas à se défaire de cette impression à l évocation de ses souvenirs, quarante ans plus tard. Le cœur de 20 ans laisse forcément des traces sur les cheminements de la raison. C est ainsi que la subjectivité a toujours donné sa raison d être à l objectivité. Le petit «frangaoui» invite donc le lecteur à se laisser porter par le flot évocateur. A lui d y puiser son intime conviction. 9

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5 Thérèse 24 avril 1961 «Vous n avez pas le droit! non vous n avez pas le droit d interdire au public l accès à un service ouvert à tous et cela pour des raisons politiques! C est scandaleux! Sachez que je ne suis pas gréviste et que je reste à mon poste. Je vous demande de le faire savoir à la Direction». Fou de rage, Jullien Ortolan s adresse à son chef de service du bureau de poste qu il vient de rejoindre après 27 mois de service militaire passés en Algérie. Un acte de rébellion tellement nouveau pour lui et tellement inattendu pour ses collègues quasiment tous acquis à l ordre de grève générale lancé par l ensemble des syndicats et ouvertement soutenu par le pouvoir politique en place contre ce l on appelle alors «le putsch des généraux». Il faut dire que la presse s en est donné à cœur joie : le Parisien titre «Menace de parachutage sur les aérodromes parisiens» et Libération tonitrue «Tous debout», sans parler, bien entendu, du déchaînement hystérique des autres journaux de gauche. Dans chaque usine, dans chaque entreprise et Administration, des meetings ont été organisés. Tous les partis politiques, des communistes au M. R. P. sont unanimes pour condamner ce coup de force, exception faite, peutêtre des Indépendants très silencieux. C est la grève partout. De Gaulle parle de «pouvoir insurrectionnel» et de «prononciamunto militaire réalisé par un groupe d officiers partisans, ambitieux et fanatiques». Au passage, il convient de mesurer à quel point le qualificatif de «fanatique» recouvrirait au fil des décennies à venir, au titre de causes controversées, d autres formes et d autres mobiles d une honorabilité plus suspecte. En ces jours, des français combattent d autres français. Pour Michel Debré, Premier Ministre, il ne faut surtout pas 11

6 que le peuple de France essaie de comprendre la situation : «Allez convaincre de leur lourde erreur des soldats trompés. Il faut que le bon sens vienne de l âme populaire et que chacun se sente une part de la Nation». Comme si ces autres français là, ne sont pas aussi la Nation! Dans la tête de Jullien résonne encore le message que Marielle, restée en Algérie, était si heureuse de lui annoncer hier soir au téléphone : «C est sûr l Algérie va rester française, il ne peut en être autrement». Bien sûr, les médias d Algérie entretiennent l espoir par des «Hauts les Cœurs» qui n abusent personne ici, en Métropole. Jullien aurait tant voulu raisonner Marielle sans lui faire de la peine. Il savait que le combat était perdu d avance, les français de ce côté de la Méditerranée ne pouvaient pas comprendre ; le fossé entre les Communautés ne serait jamais comblé à si brève échéance. Seule l histoire, éloignée des folles passions du moment révélerait les erreurs, les injustices, les égoïsmes et les trahisons. Mais pour cela, il faudrait beaucoup de temps. Aujourd hui l Algérie n était pour la plupart des français qu une colonie constituée de gens repliés sur leurs intérêts exorbitants. La majorité, les petites gens comme eux ils ne la connaissaient pas. En ce moment, Jullien vivait très mal les propos agressifs voire orduriers à l égard de ces personnes qui ne revendiquaient que le droit de vivre en paix dans leur pays de naissance. Cela lui paraissait tellement injuste de les culpabiliser. Certes, ces gens-là étaient devenus sa famille, cette famille qui conservait auprès d elle et protégeait un temps encore, celle qu il avait choisi pour être la mère de ses enfants. Malgré le mince espoir entretenu par l incertitude des événements, depuis longtemps déjà, la décision avait été prise pour le couple de vivre en métropole même si une éventuelle expérience en Nouvelle Calédonie avait pu tenter les jeunes mariés sans la pression familiale. De son côté, la famille de Marielle n envisageait de quitter l Algérie que contrainte et forcée. Thérèse, l amie fidèle, la 12

7 protectrice, celle qui avait accueilli Jullien lors de ses débuts professionnels et soutenu pendant son périple algérien mesurait les conséquences d une attitude rebelle pour son protégé. Cadre, proche du chef, reconnue dans son travail et socialement bien placée dans la vie de la cité, elle pouvait être la médiatrice indispensable. Ce qui fut fait : «J ai convaincu le patron de ne pas donner une suite disciplinaire à vos propos. Il a compris vos émotions. L affaire en restera là mais soyez prudent dans le contexte actuel». Toujours aussi maternelle, la douce Thérèse ne voulait pas que l on fît du mal à Jullien assimilé à son propre second fils. Professionnellement, elle souhaitait le former, le mettre sur la voie de la promotion et l aider à s installer avec sa chère et tendre épouse dans cette ville où elle pourrait trouver les appuis nécessaires. C était son but et pendant tout l épisode algérien de Jullien, elle avait nourri l espoir que son protégé retrouverait le poste quitté en cette fin d année

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9 Les derniers jours civils Automne 1958 Bien qu il ne se fasse que peu d illusions, Jullien espérait tout de même que de par ses relations, Jean, le mari de Thérèse pourrait l aider à éviter un appel direct sous les drapeaux en Algérie. A cette époque, le fait courant consistait en un partage du temps de service pour moitié entre la Métropole et l Algérie : le temps des classes et quelques mois encore dans une caserne française, le reste dans le djebel ou les villes algériennes. Courant novembre, l ordre tombe au domicile des parents effondrés : il faut rejoindre un centre d instruction de l arme du train à Beni-Messous dans la banlieue d Alger. Le rendezvous pour embarquement maritime est prévu le 2 janvier Ainsi, c est l appel direct en Algérie qui ne laisse aucun répit : la guerre tout de suite dans l esprit de Jullien et de sa famille. Certains amis du jeune homme réussissaient à trouver des échappatoires : dossiers médicaux de complaisance, appuis politiques au plus haut niveau, voire financement auprès de quelques gradés militaires. Les parents de Jullien n avaient ni les moyens ni le pouvoir de l aider dans ce sens. Cruellement touchée, sa mère s était renfermée dans une souffrance muette et secrètement faisait des pèlerinages à Notre-Dame de la Garde. Les témoignages de compassion se multipliaient tant dans le milieu du travail qu avec la famille et les amis. La faute de tout çà revenait à ces gens de là-bas que l on ne connaissait pas, qui avaient largement profité de leur situation et aujourd hui réclamaient aide et protection pour conserver leurs privilèges. Et voilà que ces pauvres jeunes gens étrangers à leurs histoires allaient devoir risquer leurs vies pour eux. L intérêt seul et la préservation d acquis abu- 15

10 sifs guidaient la demande de ces «pieds noirs» que l on appelait ainsi dans la plénitude de la noirceur qu ils incarnaient aux yeux de Jullien et des siens. Les premiers jours de décembre confirment l effort de guerre que De Gaulle veut faire réaliser par l armée. Le 3, c est son cinquième voyage en Algérie et l annonce du départ de Salan remplacé par un technicien : Paul Delouvrier. A l armée la guerre, aux civils la réorganisation politique et administrative de l Algérie. Aucune perspective de paix malgré la forte pression de la gauche française sur le chef de l Etat dont les pouvoirs viennent d être renforcés avec la promulgation de la nouvelle constitution. Le 11, Jullien a 20 ans : un bel âge pour aller risquer sa vie, pour rien, de l autre côté de la Méditerranée. En ce dimanche après-midi passé dans sa famille, Jullien reçoit la visite de Jo, vieux copain de classe sympathique et chaleureux qui veut l emmener «voir les filles» pour lui changer les idées. Jo est soutien de famille et à ce titre, ne partira pas en Algérie mais il comprend l état d esprit de son ami et fait tout pour qu il pense à autre chose. Il lui annonce une invitation à une surboum à laquelle il le convie, persuadé, dit-il que les organisatrices seront ravies de le recevoir. Jullien n a vraiment pas le cœur à la fête et refuse de suivre son ami mais l insistance de ce dernier est telle qu il se laisse fléchir. Le lieu de rencontre se situe en plein centre ville dans une salle généralement réservée aux fêtes et aux banquets. L escalier est silencieux, pas de musique ni de bruits de voix, Jullien interroge du regard Jo qui, sûr de lui, l invite à ouvrir la porte. Et voilà le genre de clameurs que l on ne peut pas oublier dans sa vie : celle d une centaine de personnes réunissant grands parents, parents, oncles, tantes, cousins amis et relations venus crier un vibrant «Joyeux Anniversaire». Le secret avait été bien gardé et la mère de Jullien réussissait là encore une de ses surprises dont elle raffolait. L émotion intense dégagée par ce moment là allait rester un souvenir inoubliable pour le jeune homme qui n apprécierait que bien 16

11 plus tard la juste portée du sacrifice consenti par ses parents pour avoir réussi cette fête. Ce jour là, la joie était totale et l inquiétude du prochain départ fut un temps oubliée. Dans quelques jours, Jullien allait quitter son travail pour une longue période pleine d incertitudes et pourtant il assurait son service sérieusement dans un climat que ses collègues s efforçaient de rendre insouciant et chaleureux. «On ne parle pas de çà ;» : tel semblait être le mot d ordre tacite et général de tout le personnel du bureau. Seules les copines du standard téléphonique cachaient mal leur angoisse et en ligne, Jullien entendait souvent des sanglots dans les voix. Hors du travail, c était l envie de vivre intensément car les privations de toutes sortes qui allaient survenir dans peu de temps imposaient la nécessité d aller vite et fort. Ce besoin de croquer la vie hantait Jullien au point qu il en oubliait un peu ses amis, les rares mais les vrais ceux qui savaient excuser. Même Renée, son béguin d adolescent, très tôt avait compris que ce départ en Algérie mettrait un terme définitif à de longues années d espérance pour une concrétisation de leurs amours enfantines. Elle pressentait que l Algérie ne lui renverrait pas le même Jullien. Les faits lui donneraient raison. Lors des adieux au bureau, chacun feignait l insouciance et les plaisanteries un peu lourdes dissimulaient mal le climat d angoisse. Seule la vieille demoiselle responsable de l établissement, elle-même originaire de Biskra essayait de convaincre Jullien des charmes de son pays natal qu il allait découvrir, certes dans un contexte difficile mais dont l exotisme le surprendrait. Thérèse plaidait pour l intérêt de la découverte et la richesse des rencontres. Le jeune homme tenait un discours poli sans conviction. Et pourtant! Noël arrivait précédant l ultime semaine de congé accordée avant la grande traversée. Un Noël familial, certes un peu triste mais riche en cadeaux : une belle chevalière en or et des étrennes somptueuses qui s avéreraient très utiles pendant ces longs mois d exil. 17