Michel FUSTIER Exercices pratiques de communication à l usage du formateur Éditions d Organisation, 2004 ISBN : 2-7081-2479-X
ex e r c ice n o 37 LES MOTS ET LES CHOSES (la trahison du message) Si je donne à mon voisin un objet précis, un marteau, un rasoir électrique, une guitare, etc., je lui envoie un message concret, indiscutable, objectif, stabilisé dans le temps, démontable, remontable, etc. Si je lui transmets une suite de mots, significatifs d une réalité, par exemple : la description d un marteau d un rasoir, d une guitare, je ne fais que lui communiquer un message flou, un nuage de caractéristiques qu il entend à sa manière et qui, de toute façon, trahissent l objet qu elles voudraient représenter. Le monde de l éducation est bien souvent le monde de la parole. Faute d objets concrets à manipuler et à comprendre par un contact physique intime, les enfants, dans des salles de classes principalement aménagées pour la transmission de la parole, sont plongés dans un océan de mots qui ne leur donnent de la réalité qu une image déformée, irritante, frustrante. Et ceci d autant plus que les adultes qui prononcent ces mots leur attribuent au contraire une valeur quasiment religieuse, les définissent avec respect, les transfor- Éditions d Organisation 303
Exercices pratiques de communication ment en absolus au cours d une sorte de «rituel d adoration du mot». Le drame du pédagogue est de ne pas disposer d autre chose que de mots pour mettre les élèves en contact avec la réalité. Il parle, parle, parle, mais aucune quantité de paroles ne peut remplacer le contact direct avec l événement. Comme le dit une célèbre (et oubliée) circulaire de l Education Nationale du XIX e siècle (Jules Ferry) : «C est la chose, non le maître, qui détient la vérité.» Lorsque dans un atelier le contremaître veut montrer au compagnon comment il faut usiner la pièce, il ne l inonde pas de mots, il dit : «Regarde, essaie.» Si nous essayons de cerner les raisons de cette trahison du réel par les mots, nous nous apercevons que : 1) les mots employés par l émetteur ne contiennent pas toute la situation décrite, 2) les mots entendus par le récepteur n ont pas la même signification que celle qui leur est donnée souvent confusément par l émetteur, 3) le récepteur est plus sensible à certains mots du message qu à d autres, 4) le récepteur reconstruit la situation décrite à sa manière, compte tenu de la latitude que lui laissent les mots. Pour peu que le message soit transmis plusieurs fois de suite, on imagine les déformations successives qu il subit. De ce phénomène relèvent les mésaventures de tous les modes d emploi et des processus opératoires des fabricants de machines ou d instruments (ordinateurs, machines à laver...), ou de tous les préceptes des moralistes qui essaient par des mots de transmettre des comportements. Les mots sont parcellaires et discontinus, alors que les comportements et les choses sont globaux et continus. 304 Éditions d Organisation
La vérité et l erreur : les mots et les choses L objectif de cet exercice est d introduire une certaine prudence dans la relation verbale : les mots n ont jamais de caractère définitif. Il doit également conduire à rendre les participants plus circonspects dans leur interprétation des messages de la vie quotidienne et plus précis dans la composition de ceux qu ils élaborent eux-mêmes. Comme toute leur vie est et sera tendue entre les messages qu ils donneront et ceux qu ils recevront (indications, instructions, revendications, missions, demandes de renseignements), ils feront ainsi une expérience décisive. Le réel La reconstitution du réel dans le flou inhérent au message Note On peut comparer le message verbal, imprécis, irréel, atomisé, à tel autre type de message transmis dans la nature. Par exemple : le code génétique. Si je transporte dans ma poche une graine de tilleul ou de cèdre, j ai sous un volume réduit la description définitive d une «usine» de transformation chimique d une complexité telle qu il n en existera jamais d artificielle et que si elle venait à exister, elle ne pourrait être décrite verbalement qu avec une imprécision à laquelle notre instinct et notre sens du continu devraient suppléer. Éditions d Organisation 305
Exercices pratiques de communication THÈMES DE L EXERCICE Il s agit donc de partir d un objet concret, de le décrire par des mots et d essayer ensuite de le reconstituer dans sa structure en se servant uniquement de la description verbale qui en a été faite. Pour que l exercice soit fécond, il faut que l objet concret ne soit pas déjà connu de celui qui essaie de le reconstituer à partir de sa description : car il le ferait, non seulement à partir de la description, mais en se servant de ses souvenirs. Par exemple, si je prends comme thème de transmission le croquis d une chaise, dès que le récepteur aura compris qu il s agit d une chaise, il ajoutera ses souvenirs à la description qui lui est faite et reconstituera la chaise de mémoire. Faute de pouvoir techniquement produire un objet matériel, on se servira de représentation graphique : L'objet concret Description de l'objet (le descripteur voit l'objet) mur Le récepteur reconstitue l'objet sans le voir??? 1) soit un dessin non figuratif et purement gratuit (quelques lignes géométriques dispersées sur une feuille) qu il faut à partir de la description verbale, reproduire sur une autre feuille, 306 Éditions d Organisation
La vérité et l erreur : les mots et les choses 2) soit le schéma d un appareil (par exemple de laboratoire ou d atelier) inconnu des auditeurs et dont on ne décrirait que les formes (la description des fonctions amènerait les auditeurs à reconstituer dans leur esprit l objet d après leurs souvenirs), 3) soit une gravure, ou un dessin, ou un tableau original... La description peut aussi concerner, non un schéma ou un dessin, mais un événement ou un comportement que les récepteurs devront reconstituer le plus fidèlement possible : une opération d une complexité moyenne (faire un nœud de marine, un mouvement de gymnastique, une cocotte en papier), un événement simple (une petite scène spontanée ou artificielle, un tableau vivant). Dans ce cas, l animateur divisera le groupe en deux sousgroupes : d un côté, ceux qui seront les observateurs et qui enregistreront fidèlement et le thème et la reconstitution proposée ; de l autre côté, ceux qui seront les récepteurs du message chargés de faire cette reconstitution. Entre les deux, se situera évidemment le descripteur. Note Cet exercice amènera peut-être à réfléchir sur le phénomène dans lequel un mot ou un ordre déclenche un événement (la charge de la cavalerie, l exécution d un concerto, la fabrication d un produit). Mais ces mots et ces ordres ne sont que des signaux et non des descriptions : ils seraient totalement inefficaces s il n y avait pas eu auparavant de longues périodes d entraînement ou d apprentissage de l acte à exécuter. Éditions d Organisation 307
Exercices pratiques de communication DÉROULEMENT DE L EXERCICE Première phase : le choix du thème L animateur choisit donc un thème d exercice adapté au but qu il poursuit et au temps dont il dispose. Il désigne ensuite ou fait désigner un descripteur et organise le groupe pour le bon déroulement de l exercice. Deuxième phase : recherche Le descripteur est chargé de présenter verbalement le thème à tous les membres du groupe qui reçoivent, eux, pour mission d en faire la reconstitution. Bien entendu, les récepteurs auront la permission pendant cet exercice de jouer les idiots et d interpréter le message transmis le plus littéralement possible sans chercher à comprendre l intention qui anime le descripteur. D autre part deux techniques sont possibles : 1) seul le descripteur parle, 2) le descripteur peut poser des questions, 3) les récepteurs peuvent poser des questions, 4) l échange verbal est général : questions et réponses dans les deux sens. Ceci permettra de prendre conscience de ce qu est un dispositif de pilotage en aveugle (on ne reçoit pas d informations sur ce qu on a dit) ou un dispositif avec des échanges qui permettront de mesurer la précision ou l inexactitude des ordres qu on a donnés. Cette partie de l exercice constituera ainsi une petite initiation au feed-back cybernétique. 308 Éditions d Organisation
La vérité et l erreur : les mots et les choses Troisième phase : examen critique Lorsque cette reconstitution sera achevée, on affichera et l original et toutes les réalisations, et on examinera les altérations subies par le message en soulignant qu elles naissent de deux phénomènes : 1) le descripteur n a pas été fidèle au sujet (il reste, dans bien des cas, approximatif et même inexact), 2) les récepteurs n ont pas compris le message de la même façon et l ont chacun reconstitué selon leur mode personnel. On peut aussi enregistrer la description verbale du descripteur et comparer après coup chaque dessin à cette description pour voir dans quelle mesure les récepteurs ont été conformes à ce qu ils ont entendu, ou dans quelle mesure ils ont ajouté de leur propre fonds des choses qui n étaient pas contenues dans le message. Quatrième phase : nouvelle tentative Après une première tentative, il sera intéressant de recommencer l exercice une ou plusieurs fois, en prenant un thème analogue au précédent. Instruits par l expérience, les descripteurs adopteront un langage de plus en plus précis et les réalisations des récepteurs se rapprocheront de plus en plus de la réalité. Ainsi se fera et s inscrira dans l esprit des participants une expérience décisive qui pourra, dans l avenir, leur épargner mille déboires. VARIANTE : Le groupe principal se divise en sous-groupes pour chacun desquels on désigne un descripteur. On peut alors faire une sorte de concours de sous-groupe à sous-groupe. On fait se succéder plusieurs descripteurs (dont aucun n a entendu ceux qui l ont précédé) et on demande aux récepteurs de réaliser plusieurs dessins successifs. On compare ensuite la qualité des messages et celle des réalisations. Éditions d Organisation 309
Exercices pratiques de communication héâtre héâtre On peut également confier à deux ou trois participants la tâche d être ensemble et en même temps le descripteur : c est une sorte d équipe de description. C est un spectacle toujours intéressant que de voir les interactions qui se produisent au sein d une équipe de ce type. On peut aussi diviser le groupe en deux sous-groupes, remettre à chaque sous-groupe un dessin du même type et de difficulté comparable et demander à chaque membre de l un et l autre sous-groupe de faire la description écrite (avec des mots) du dessin qu il a sous les yeux. Puis on remet ces descriptions aux membres de l autre sous-groupe et réciproquement, en leur demandant de reconstituer le dessin conformément aux descriptions qu ils ont sous les yeux. héâtre ADAPTATION AU MILIEU SCOLAIRE Cet exercice n offre aucune difficulté d adaptation. Il peut contribuer à affecter la formation scolaire de ce coefficient de doute qu elle oublie parfois de faire figurer en face de ses équations. 5-8 ans On adoptera des thèmes très simples. On en fera le prétexte d un exercice de langage et un entraînement à la topologie (en haut, en bas, à gauche, à droite). On peut donner à chaque enfant des jeux de matériel préfabriqué. 8-13 ans Les thèmes proposés pourront devenir plus complexes. L exercice de langage se doublera de l emploi d unités de mesure, de telle sorte qu on aboutisse à une véritable organisation de l espace. Il sera facile de développer l aspect compétition. 13-18 ans C est surtout sur l aspect philosophique de la communication et de ses difficultés qu on insistera. 310 Éditions d Organisation