L inconstitutionnalité du projet de loi C-377. Mémoire soumis au Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles



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Transcription:

L inconstitutionnalité du projet de loi C-377 Mémoire soumis au Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles Bruce Ryder Osgoode Hall Law School, Université York Le 7 juin 2015 Je suis heureux de l occasion qui m est offerte de vous présenter mon opinion au sujet de la constitutionnalité du projet de loi C-377. Mon domaine de compétence est le droit constitutionnel, ce qui englobe le partage des pouvoirs législatifs que prévoit la Loi constitutionnelle de 1867. Mes observations porteront surtout sur une question : le projet de loi C-377 constitue-t-il un exercice valable des pouvoirs législatifs du Parlement? La validité constitutionnelle du projet de loi est une question différente de celle de savoir si les modifications qui y sont proposées sont souhaitables du point de vue de la politique. Je m en tiendrai à la première question et laisserai la deuxième de côté. Le champ des modifications qu il est permis d apporter aux textes législatifs est délimité par la loi suprême, la Constitution. Toute loi qui déroge à la Constitution est, dans la mesure de cette dérogation, inopérante aux termes du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Par conséquent, si souhaitable que puisse être la promotion de la transparence et de la responsabilisation des organisations ouvrières, les instances législatives au Canada ne peuvent poursuivre cet objectif légalement que par des moyens qui relèvent de leurs compétences législatives. On me permettra de résumer mes conclusions dès le départ, après quoi j expliquerai de façon plus détaillée pourquoi elles s appuient sur des principes constitutionnels et une étude minutieuse du projet de loi C-377 et des dispositions connexes de la Loi de l impôt sur le revenu. La caractéristique dominante du projet de loi C-377, son «caractère véritable», est la promotion de la transparence et de la responsabilisation des organisations ouvrières par l imposition d importantes obligations en matière de communication de renseignements financiers. Il s agit là d une question qui relève de la compétence provinciale à l égard de «la propriété et [des] droits civils», conformément au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Certes, la Loi de l impôt sur le revenu (LIR) dans son ensemble constitue un exercice légitime de la compétence qui permet au Parlement de légiférer pour «le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation», aux termes du par. 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais la modification qu en propose le projet de loi C-377 n a pas un lien assez solide avec les autres dispositions de la LIR pour qu on puisse la justifier selon la doctrine des «pouvoirs accessoires». En fait, le nouvel article 149.01 que propose le projet de loi C-377 n a aucun lien avec l application des dispositions de la LIR qui autorisent les syndiqués à déduire leurs cotisations syndicales de leurs revenus d emploi (par. 8(1) de la LIR) et qui exemptent les organisations ouvrières du paiement de l impôt sur le revenu (al. 149(1)k) de la LIR). 1

Pour ces raisons, j ai l assurance que, si le projet de loi C-377 était promulgué, le Parlement aurait agi illégalement et inconstitutionnellement. Les tribunaux jugeront donc le projet de loi inconstitutionnel et inopérant. L étude minutieuse du projet de loi C-377 et des dispositions de la LIR qui portent sur les cotisations syndicales et les organisations ouvrières, conjuguée à un examen de deux doctrines du droit constitutionnel, mène inexorablement à cette conclusion. Ces deux doctrines sont le principe du caractère véritable («pith and substance doctrine») et la doctrine des pouvoirs accessoires («the ancillary powers doctrine»). Je les aborderai successivement. Le principe du caractère véritable («pith and substance doctrine») Il faut, pour qu une loi fédérale soit promulguée de façon valide, que sa caractéristique dominante, son caractère véritable, concerne un sujet qui, aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867, relève de la compétence du Parlement. Pour établir le caractère véritable d une loi, les tribunaux en examinent l objet et les effets juridiques. Une fois définie la caractéristique dominante d une loi grâce à l examen de ses objets et de ses effets, ils le rattachent à une rubrique de compétence qui figure dans la Loi constitutionnelle de 1867. Si une loi fédérale concerne un sujet qui est de la compétence du Parlement, elle est valide ou constitutionnelle; si au contraire elle porte sur un sujet qui relève de la compétence exclusive des assemblées législatives provinciales, elle est non valide ou excède la compétence du Parlement. Le pouvoir de légiférer en matière de relations de travail est principalement provincial, aux termes du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 1. La compétence fédérale touchant les relations de travail est une exception à la règle générale qui attribue cette compétence aux provinces. Le Parlement a compétence à l égard des relations de travail dans le secteur public fédéral et dans les milieux de travail réglementés par les autorités fédérales, comme les banques, les lignes aériennes et les sociétés de télécommunication 2. La compétence en matière de relations de travail, y compris les négociations collectives et la réglementation des obligations de communication de renseignements financiers par les organisations ouvrières liées au processus de négociation collective, est donc partagée entre les assemblées législatives provinciales et le Parlement. En fait, dans la plupart des administrations du Canada, il existe déjà des obligations de communication de renseignements financiers. Au niveau fédéral, le par. 110(1) du Code canadien du travail prévoit que tous les syndicats «sont tenus, sur demande d un de leurs adhérents, de fournir gratuitement à celui-ci une copie de leurs 1 Une longue jurisprudence qui remonte à Toronto Electric Commissioners v Snider, [1925] AC 396, appuie cette position. Voir par exemple Bell Canada c. Québec, [1988] 1 RCS 749, par. 19 : «Les relations de travail et les conditions de travail ou d emploi relèvent en principe de la compétence exclusive des législatures provinciales.» 2 Bell Canada, ibid., par. 20. 2

états financiers à la date de clôture du dernier exercice 3». La plupart des provinces ont des dispositions semblables dans leurs lois sur les relations de travail 4. L article 110 du Code canadien du travail, comme ses autres dispositions, s applique uniquement aux milieux de travail sous réglementation fédérale 5. S il s appliquait à toutes les organisations ouvrières du Canada, il serait inconstitutionnel. Les dispositions analogues des lois provinciales en matière de travail s appliquent uniquement aux secteurs sous réglementation provinciale. Ces lois provinciales ne peuvent s appliquer que de façon limitée, aux termes de la Constitution, aux milieux de travail sous réglementation fédérale 6. Sur le plan du droit du travail, le problème du projet de loi C-377 est qu il ne respecte pas le partage constitutionnel des pouvoirs législatifs à l égard des syndicats. Le Parlement a compétence pour imposer par voie législative des obligations de communication de renseignements financiers, comme élément du processus de négociation collective, aux syndicats du secteur public fédéral et à ceux du secteur privé dans les secteurs de l économie sous réglementation fédérale. Il n a pas compétence pour adopter des lois qui, par leur caractère véritable, s appliquent aux syndicats ou aux organisations ouvrières qui ne sont pas sous réglementation fédérale. S il estime que les obligations de communication imposées aux syndicats laissent à désirer, la démarche conforme à la Constitution serait de modifier en conséquence l article 110 du Code canadien du travail et les lois fédérales régissant les relations de travail dans le secteur public fédéral et d exhorter les assemblées législatives provinciales à suivre son exemple. Si le pouvoir limité du Parlement de légiférer en matière de relations de travail ne suffit pas à assurer un fondement juridique pour faire édicter le projet de loi C-377, qu en est-il de son pouvoir en matière d imposition prévu au par. 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867? Le Parlement peut imposer des obligations de communication de renseignements financiers à des organisations qui relèvent de la compétence des provinces, comme les organismes de bienfaisance et les organisations de sport amateur, en vertu de son pouvoir de légiférer pour «le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation», prévu au par. 91(3). Pour constituer un exercice légitime de ce pouvoir, la loi en question doit avoir comme caractéristique dominante, comme caractère véritable, le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation (ou, comme on le verra plus loin, les obligations de communication de renseignements 3 Code canadien du travail, LRC 1985, ch. L-2, par.110(1). Les états financiers «doivent être suffisamment détaillés pour donner une image fidèle des opérations et de la situation financières du syndicat» (par. 110(2)). Si un adhérent estime que le syndicat n a pas respecté son obligation de communication, il peut porter plainte auprès du Conseil canadien des relations industrielles, qui peut, par ordonnance «enjoindre au syndicat [ ] de lui transmettre des états financiers, dans le délai et en la forme qu il fixe» (par. 110(3)). 4 Voir par exemple la Loi de 1995 sur les relations de travail de l Ontario, L.O. 1995, ch. 1, ann. A, art. 92, dont le contenu est très semblable à celui de l article 110 du Code canadien du travail. 5 Voir l article 4 du Code canadien du travail : «La présente partie s applique aux employés dans le cadre d une entreprise fédérale et à leurs syndicats, ainsi qu à leurs employeurs et aux organisations patronales regroupant ceux-ci.» 6 Bell Canada, affaire précitée, note 1. 3

financiers doivent être étroitement intégrées aux fins de l impôt sur le revenu des autres dispositions de la Loi de l impôt sur le revenu, et donc valides en vertu de la doctrine des pouvoirs accessoires). Dans les débats portant sur la constitutionnalité du projet de loi C-377, deux conceptions opposées du caractère véritable de la mesure ont été avancées. Le principe du caractère véritable nous oblige donc à vérifier la justesse de ces conceptions : la caractéristique dominante du projet de loi C-377 par rapport aux organisations ouvrières est-elle un élément qui relève de la compétence exclusive des provinces aux termes du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui rendrait la mesure inconstitutionnelle? Ou le projet de loi concerne-t-il l impôt sur le revenu, question qui relève de la compétence du Parlement en vertu du par. 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui en ferait une mesure constitutionnelle? Selon le sommaire du projet de loi C-377, cette mesure est proposée afin d exiger que les organisations ouvrières fournissent des renseignements financiers au ministre pour qu il puisse les rendre publics. Le projet de loi atteindrait cet objectif par adjonction du nouvel article 149.01 à la Loi de l impôt sur le revenu. L effet juridique de cet article est d imposer des obligations détaillées de communication aux organisations ouvrières, qui seraient passibles d une sanction pécuniaire de 1 000 $ pour chacun des jours où elles omettent de se conformer à l article, jusqu à concurrence de 25 000 $. C est là le seul objectif du projet de loi C-377 et son seul effet. Aucune conséquence fiscale ne découle des dérogations aux obligations de communication de renseignements financiers exposées dans le projet de loi. Dans les déclarations qu il a faites au comité sénatorial, à la Chambre des communes et devant d autres comités parlementaires, le parrain du projet de loi, M. Russ Hiebert, a insisté sur le fait que l objet du projet de loi C-377 était d améliorer la transparence et la responsabilisation des organisations ouvrières. Comme il l a expliqué succinctement lorsqu il a comparu devant le comité sénatorial, le 22 avril 2015, l objet du projet de loi est de «jauger l efficacité, la reddition de comptes et la solidité de ces organisations [ouvrières]». Et comme de fait, une grande partie des débats sur le projet de loi C-377 au Parlement a porté sur cette question : les obligations de communication de renseignements imposées par le Code canadien du travail et les lois provinciales en matière de travail sont-elles suffisantes? Les partisans du projet de loi ont soutenu qu elles ne l étaient pas, et les opposants ont épousé l opinion contraire. En revanche, ni M. Hiebert ni les autres partisans du projet de loi n ont discuté le projet de loi C-377 sous l angle fiscal. Ils n ont pas cherché à établir que ses dispositions allaient améliorer l administration ou l exécution des dispositions existantes de la LIR. Aucune difficulté dans l administration de l exonération fiscale des organisations ouvrières ou la déductibilité des cotisations syndicales n a été établie, ni commentée. Si ce n est l adjonction de l article 149.01 à la LIR, immédiatement après l article 149, lequel soustrait une série d organisations, dont les organisations ouvrières, à l impôt sur le revenu, le projet de loi C-377 n a aucun lien avec le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation. Dans une analyse du caractère véritable, la forme ne détermine pas le fond. Nous devons mettre l accent sur l objet réel et les effets juridiques de la loi en cause. 4

Étant donné que le texte du projet de loi C-377 et l historique de son étude appuient fermement l idée que son objet et son effet législatif est d améliorer la transparence et la responsabilisation de toutes les organisations ouvrières plutôt que d aider à l application de la LIR, il s ensuit que, par son caractère véritable, il a trait à une question qui relève de la compétence exclusive des provinces, conformément au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu il est donc inconstitutionnel. Le vrai sujet du projet de loi C-377, soit l imposition aux organisations ouvrières d obligations de communication de renseignements financiers pour promouvoir la transparence et la responsabilisation, ne relève tout simplement pas de la compétence du Parlement. Au cours des débats sur le projet de loi C-377, on a souvent fait une analogie entre ses objectifs et ceux de la Loi sur la transparence financière des Premières Nations 7. Les deux textes ont en commun le souci de la transparence et de la responsabilisation. Toutefois, du point de vue constitutionnel, les bandes soumises à la Loi sur les Indiens, auxquelles s applique la Loi sur la transparence financière des Premières Nations, et les organisations ouvrières visées par le projet de loi C-377 sont dans des situations fort différentes. En effet, le Parlement a la compétence voulue pour réglementer les gouvernements autochtones en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. À la différence des gouvernements des bandes, les «organisations ouvrières» ne sont pas visées par une rubrique de compétence fédérale. Leur réglementation relève surtout des provinces, conformément au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Même si le nouvel article 149.01 proposé par le projet de loi C-377 est inconstitutionnel si on le considère en soi, séparément des autres dispositions de la LIR, la question ne s arrête pas là. La LIR constitue un exercice légitime du pouvoir du Parlement, aux termes du par. 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867, de légiférer pour «le prélèvement de deniers par tous modes ou systèmes de taxation». Est-il possible de sauvegarder l article 149.01 du fait de ses liens avec le reste de la LIR? Cela dépend de l examen de la doctrine des pouvoirs accessoires. Pour appliquer cette doctrine, il faut étudier de près le projet de loi C-377 et les dispositions connexes de la LIR qui portent sur les organisations ouvrières pour voir s il existe un lien assez étroit entre l article 149.01 proposé et des dispositions de la LIR. La doctrine des pouvoirs accessoires («Ancillary Powers Doctrine») Selon la doctrine des pouvoirs accessoires, même si une disposition législative donnée prise isolément ne relève pas de la compétence d un corps législatif, elle peut être considérée comme valide si elle fait partie intégrante d un régime législatif plus large qui, lui, est de sa compétence. Autrement dit, la doctrine apporte, au nom de la nécessité concrète, un secours en matière constitutionnelle permettant de sauvegarder une disposition qui, autrement, serait inconstitutionnelle. La juge en chef McLachlin s est exprimée en ces termes dans Québec c. Lacombe, arrêt récent de grande importance qui traite de la doctrine des pouvoirs accessoires : La doctrine des pouvoirs accessoires permet à l un des ordres de gouvernement d empiéter sur la compétence de l autre afin d établir un cadre réglementaire complet. 7 L.C. 2013, ch. 7. 5

De par leur caractère véritable, les dispositions adoptées suivant la doctrine des pouvoirs accessoires excèdent les pouvoirs attribués à l organisme qui les a adoptées [ ] La doctrine des pouvoirs accessoires contrevient donc à l idée que le Parlement et les législatures possèdent le pouvoir exclusif de légiférer dans les limites de la compétence que leur confère la Loi constitutionnelle de 1867. C est pourquoi il n est possible de recourir à cette doctrine que dans les cas où l empiétement sur les pouvoirs de l autre ordre de gouvernement se justifie par le rôle important que joue la disposition dans un régime législatif valide. Ce rapport ne saurait être insignifiant 8 [ ] [C est nous qui soulignons.] Le degré d intégration requis entre la disposition qui empiète (comme l article 149.01 du projet de loi C-377) et le régime législatif valide (la LIR dans son ensemble) croît en fonction de la gravité de l empiétement 9. Les tribunaux exigent que la disposition ait au moins un lien rationnel et fonctionnel avec l objet du régime législatif qu elle chercherait à atteindre 10. Il ne suffit pas que la disposition contestée supplée au régime législatif; elle doit permettre activement la réalisation de ses objectifs 11. Comme l a expliqué la juge en chef : On pourrait également se demander si la mesure qui constitue un empiétement «comble un vide» dans le régime législatif, ou si elle sert une autre fin liée au régime, par exemple si elle évite une application incohérente ou une incertitude. Peu importe le libellé précis du test, cet examen vise essentiellement à déterminer si la mesure contestée non seulement supplée au régime législatif, mais si elle le complète; il ne suffit pas que la mesure soit simplement supplétive 12 [ ] Si ce critère n est pas respecté, la disposition mise en cause est retirée de la Loi et déclarée inconstitutionnelle et inopérante 13. 8 Québec (Procureur général) c. Lacombe, 2010 CSC 38, par. 35. 9 Ibid., par. 42. 10 Ibid., par. 45. 11 Ibid. 12 Ibid., par. 48. Voir également le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, [2010] 3 RCS 457, par. 138 : «Les dispositions accessoires doivent plutôt jouer, comme telles, un rôle de complément aux autres dispositions du régime, et elles ne peuvent avoir été insérées seulement par souci de commodité.» 13 Telle a été l issue dans Lacombe. La juge en chef a constaté que le règlement municipal sur les aérodromes n avait pas un lien assez étroit avec le régime plus large des règlements municipaux qui touchent l utilisation du territoire. Ibid., par. 49-58. Comme elle n a trouvé aucun «lien salvateur» entre le règlement mis en cause et le régime valide de réglementation plus vaste, «la législation contestée ne saurait être validée par l application de la doctrine des pouvoirs accessoires». Ibid., par. 58. Voir également MacDonald c. Vapor Canada Ltd, [1977] 2 RCS 134, arrêt dans lequel l alinéa 7e) de la Loi sur les marques de commerce interdisant des pratiques commerciales déloyales a été déclaré invalide au motif qu il s agissait de réglementer des questions de ressort provincial. La disposition n a pu être sauvegardée grâce à la doctrine des pouvoirs accessoires, car il n existait pas de lien suffisant avec l application des dispositions sur les marques de commerce du reste du régime législatif. Le juge en chef Laskin a fait remarquer que la présence de l al. 7e) dans la Loi sur les marques de commerce «n est pas une garantie de validité»; il fallait voir si «sa constitutionnalité est susceptible de venir du contexte où il a le caractère de disposition additionnelle servant à renforcer d autres dispositions d une validité 6

La grande question qui doit retenir notre attention est donc la suivante : les dispositions sur la communication de renseignements financiers proposées dans le projet de loi C-377 jouent-elles un rôle important et significatif pour la réalisation des objectifs de la LIR? Ont-elles un lien rationnel et fonctionnel dans le sens qu elles servent les objectifs de la LIR en matière de fiscalité? À mon avis, le lien entre les exigences de communication prévues dans le projet de loi C-377 et les objectifs de la LIR exposés dans ses dispositions actuelles est trop ténu pour satisfaire à ce critère. La doctrine des pouvoirs accessoires ne peut donc sauvegarder les dispositions du projet de loi C-377. Je tire cette conclusion pour les motifs qui suivent. Le projet de loi C-377 ne traite aucunement du statut fiscal des organisations ouvrières, ni des conséquences fiscales de leurs activités, ni de l adhésion à ces organisations. Le projet de loi C-377 n établit aucun lien avec le traitement fiscal en vigueur des activités des organisations ouvrières ou des cotisations syndicales. Le projet de loi C-377 fait respecter les obligations en matière de communication de renseignements au moyen d amendes, et non par l imposition d une obligation fiscale ou la suppression d une déduction aux fins de l impôt sur le revenu ou d un autre avantage. Les dispositions actuelles de la LIR n imposent aucune condition ni restriction au statut d exemption des organisations ouvrières. Son alinéa 149(1)k) prévoit simplement qu «[a]ucun impôt n est payable» par «une organisation ou association ouvrière». En d autres termes, les organisations qui sont ouvrières sont soustraites à l impôt. Le projet de loi C-377 ne vise pas à établir quelles organisations peuvent être considérées comme ouvrières; il n y a donc aucun lien avec le statut d exemption conféré aux organisations ouvrières par l al. 149(1)k). La seule condition imposée à la déduction des cotisations syndicales des revenus d emploi, à l al. 8(1)i) de la LIR, est que, conformément à l al. 8(5)c), ces cotisations doivent avoir «un rapport direct avec les frais ordinaires de fonctionnement» du syndicat. Le projet de loi C-377 ne vise pas à définir ni à déterminer ce que sont les «frais ordinaires de fonctionnement» des syndicats, ni à déterminer quand les cotisations syndicales ont «un rapport direct» avec ces dépenses. Il n a donc aucun lien avec la déductibilité des cotisations syndicales que prévoit l al. 8(1)i) de la LIR. Pour ces raisons, si on reprend les mots de la juge en chef dans Lacombe 14, il n existe aucun «lien salvateur» entre l article 149.01 et le régime valide plus large de réglementation de incontestable» (p. 159). Il a conclu, au sujet de l al. 7e) : «[ ] on ne peut maintenir une semblable disposition seule et sans lien avec un système général [ ]» (p.165). 14 Cité à la note 13, précitée. 7

la LIR. Il en découle donc que le projet de loi C-377 «ne saurait être validé [ ] par l application de la doctrine des pouvoirs accessoires». Au cours des débats sur le projet de loi C-377, on a proposé une analogie entre ses dispositions et les obligations de communication de renseignements que la LIR impose aux organismes de bienfaisance et associations de sport amateur. L analogie est attrayante en apparence, mais un examen plus minutieux des dispositions de la LIR révèle cependant qu elle est spécieuse. En effet, les obligations ainsi imposées aux organismes de bienfaisance et aux associations de sport amateur sont étroitement liées à leur statut fiscal et au traitement fiscal des dons qui leur sont faits. Par conséquent, j estime que ces obligations en matière de communication de renseignements sont, par leur caractère véritable, liées au régime fiscal ou, à défaut, peuvent être sauvegardées par la doctrine des pouvoirs accessoires. On ne peut en dire autant des obligations de communication que le projet de loi C-377 impose aux organisations ouvrières. Examinons de plus près les dispositions de la LIR pour voir pourquoi il en est ainsi. Tout comme les organisations ouvrières sont exemptées en vertu de l al. 149(1)k), les «organismes de bienfaisance enregistrés» et les «associations canadiennes enregistrées de sport amateur» le sont en vertu des al. 149(1)f) et 149(1)g), respectivement. La première différence importante à signaler, entre les organisations ouvrières d une part et les organismes de bienfaisance et les associations de sport amateur d autre part, est l obligation d enregistrement. Il n existe aucune exigence de cette nature pour les organisations ouvrières. De plus, le par. 149.1(1) de la LIR définit en détail le sens de «fondation de bienfaisance», d «organisme de bienfaisance» et d «association canadienne de sport amateur». Ces définitions ont pour effet d assujettir à une série de conditions le statut d exemption de ces entités et leur capacité de délivrer pour les dons des reçus aux fins de l impôt. Ainsi, pour se faire reconnaître comme une organisation de sport exempte, l organisation doit avoir la promotion du sport amateur comme «but exclusif et fonction exclusive», et doit consacrer «l ensemble de ses ressources à la poursuite de ces but et fonction». Les organismes de bienfaisance enregistrés sont soumis à un certain nombre de règles et doivent notamment consacrer toutes leurs ressources à des activités de bienfaisance. La LIR autorise le ministre à refuser l enregistrement aux organismes de bienfaisance ou associations de sport qui ne satisfont pas à ces exigences ou à le révoquer. En vertu de l article 168, le ministre peut révoquer l enregistrement d un organisme de bienfaisance ou d une association de sport amateur s il «cesse de se conformer aux exigences de la présente loi relatives à son enregistrement» (al. 168(1)b)) ou s il «omet de présenter une déclaration de renseignements, selon les modalités et dans les délais prévus par la présente loi ou par son règlement» (al. 168(1)c)). À la différence des organismes de bienfaisance et les associations de sport, la LIR n exige pas que les organisations ouvrières s enregistrent. Elle n impose ni restriction, ni condition que celles-ci devraient respecter pour avoir droit à l exemption d impôt. Le projet de loi C-377 apporte une définition remarquablement large des organisations ouvrières (organisation «ayant notamment pour objet de régir les relations entre les employeurs et les 8

employés»), mais, contrairement aux définitions d organisme de bienfaisance et d association de sport amateur qui figurent à l article 149.1, cette définition n est assortie d aucune condition restrictive ou exigence. De plus, le fait de ne pas se conformer aux exigences de communication de renseignements que prévoit le projet de loi C-377 n aura aucun impact sur l exemption fiscale consentie aux organisations ouvrières, ni sur le droit des adhérents à déduire leurs cotisations syndicales. Dans le cas des organisations ouvrières, il n y a pas d équivalent du pouvoir conféré au ministre à l article 168 de révoquer l enregistrement d organismes de bienfaisance ou d associations sportives. Par conséquent, l analogie des obligations de communication de renseignements que la LIR impose aux organismes de bienfaisance enregistrés et associations sportives enregistrées est foncièrement imparfaite du point de vue constitutionnel. À la différence des obligations de communication imposées aux organismes de bienfaisance et associations sportives, les obligations que prévoit le projet de loi C-377 n ont aucun lien avec le traitement fiscal des organisations ouvrières ou des cotisations syndicales. Soyons clairs : le Parlement peut, au moyen de la Loi de l impôt sur le revenu, imposer des obligations de communication de renseignements aux organisations ouvrières ou à d autres organisations qui relèvent de la compétence exclusive des provinces, mais seulement si ces obligations ont un lien significatif avec le statut fiscal de ces organisations ou le traitement fiscal d opérations auxquelles elles sont partie. Le projet de loi C-377 ne satisfaisant pas à ce critère, il excède la compétence du Parlement, et les tribunaux le déclareront invalide et inopérant. Bien entendu, il se peut que je me trompe. L opinion que j ai exprimée ici est partagée par d autres constitutionnalistes qui ont présenté des mémoires sur le projet de loi C-377 (dont Robin Elliott, professeur à l Université de la Colombie-Britannique, et Henri Brun, professeur à l Université Laval), mais la position contraire a été présentée au comité par un juriste accompli et hautement respecté, l ancien juge Michel Bastarache qui a siégé à la Cour suprême du Canada. Personne ne peut prévoir les décisions des tribunaux avec une certitude absolue, mais pour le moment, le consensus qui semble se dégager chez les constitutionnalistes va à l encontre de l opinion de M. Bastarache. C est donc dire que ce serait une entreprise très périlleuse que d adopter le projet de loi. Il est probable que les tribunaux le déclareront inopérant. Lorsqu une incertitude constitutionnelle aussi importante plane sur un projet de loi qui imposerait des coûts de millions de dollars à des organisations ouvrières et à l Agence du revenu du Canada, et lorsqu aucune urgence ne semble favoriser sa promulgation immédiate, il serait terriblement peu judicieux que le Parlement adopte cette mesure avant de demander à la Cour suprême du Canada de se prononcer sur sa constitutionnalité. 9